Bonne nouvelle
La file d’attente serpentait depuis les ruelles adjacentes jusqu’à la Place des Sacrifices au pied du sanctuaire. Elles étaient des centaines, peut-être six cents, venues des quatre coins de Luror pour le rite fatidique qui avait lieu ici à chaque nouvelle lune. La fumée de sandaraque s’élevait depuis les poêles à braises, mêlant son odeur citronnée à celle des corps serrés. Les battements grondants du grand tambour vertical et les sifflements aigus des flûtes en ivoire emplissaient l’air.
Parmi la foule, Suliko aperçut des prêtresses du temple qui circulaient en silence. On les reconnaissait à leurs robes multicolores et leurs coiffes en plumes de paon noir. Elle se souvenait vaguement d’une cérémonie, longtemps auparavant ; elle devait avoir cinq ou six ans. On avait rassemblé tous les enfants du quartier. Une prêtresse leur avait percé les oreilles et la langue avec une pointe d’aubépine. Les jours de grande fête, les enfants aussi devaient offrir quelques gouttes de sang pour nourrir les dieux. Suliko se rappelait la douleur, aiguë, lancinante. Elle se rappelait surtout qu’on leur avait interdit de pleurer. Les enfants qui pleuraient avaient été fouettés.
Le temple scintillait dans la nuit, entièrement peint en couleurs vives et criardes. Il s’élevait sur sept niveaux visibles – et Dieu seul savait combien d’autres s’enfonçaient sous terre –, chaque terrasse plus étroite que celle du dessous. Un unique escalier, très raide et étroit, grimpait du sol jusqu’au pinacle. L’édifice était parcouru de sculptures et de bas-reliefs, si nombreuses qu’on pouvait passer une vie entière à les examiner sans jamais les avoir toutes vues. Des saints et des saintes dans leurs niches, les mains levées en bénédiction ou en avertissement. Des anges aux ailes longues, aux visages sévères. Des démons enchaînés, la bouche ouverte sur un cri ou un ricanement.
Suliko rejoignit la queue. Sa cape de laine était constellée de cristaux de neige. Autour d’elle, les autres stryges portaient des manteaux de velours bleu-vert, pourpre, écarlate et jaune doré – couleurs interdites aux roturiers –, dont les manches démesurément longues traînaient presque au sol, battant dans le vent comme des ailes de chauve-souris géantes. Par-dessus, elles avaient encore jeté des pelisses, qui de zibeline, qui de castor ou de loutre. Leurs hautes coiffes argentées en demi-lune cerclaient leurs fronts de tempe en tempe ; des voiles de soie alourdis de perles leur fouettaient le visage à chaque rafale.
Suliko sentait leurs regards. Mépris. Dégoût. Curiosité aussi. Une grande fille aux scarifications nobles sur les joues la dépassa sans façon et vint s’insérer devant elle dans la queue. Une autre aux lèvres percées, incrustées de labrets de cristal et de turquoise, lui cracha devant les pieds en montrant les crocs. Dans son dos, une troisième murmura distinctement :
— Que le sang bâtard retourne à la boue.
Suliko garda la tête baissée. Elle avait l’habitude.
La file avançait lentement. Des greffiers attendaient derrière des tables de bois sous des bâches de toile cirée, leurs stylets et leurs rouleaux d’écorce de bouleau étalés devant eux. Les unes après les autres, les héritières des plus puissants clans du royaume défilaient devant ces scribes qui, tels des tournesols face au soleil, s’illuminaient à proportion exacte du prestige de leurs interlocutrices : plus la famille était réputée, plus leurs sourires s’élargissaient.
Certaines des candidates nobles qui passaient devant les greffiers provoquaient des réactions jusque dans la foule des spectateurs. Des gens se prosternaient. D’autres ramassaient de la neige fondue, de la boue ou de la poussière au sol et la portaient à leurs lèvres – vieux geste de révérence qu’on réservait aux très grandes dames ou aux prêtresses supérieures.
Suliko observait tout cela avec une morne résignation.
Ils vont me chasser. Aglaïa a gagné. Ils vont me chasser, me couvrir de honte…
Ses vêtements étaient maintenant trempés. La laine de sa cape avait absorbé tellement de neige qu’elle pesait sur ses épaules comme une main de plomb. L’eau froide s’infiltrait partout – coulant le long de sa nuque, trempant sa chemise qui collait désagréablement à sa peau. Ses bottines faisaient un bruit de succion à chaque pas, pleines d’eau glacée. Ses orteils étaient engourdis, ses doigts raides et maladroits. Le froid s’insinuait sous ses vêtements, rongeait sa chair.
C’est alors qu’elle entendit une voix derrière elle.
— Bonsoir.
Suliko se retourna. Un clerc se tenait là – pas un des scribes officiels derrière les tables, mais un clerc itinérant qui vérifiait apparemment les identités dans la file d’attente. C’était un homme d’une quarantaine d’années, le visage rond et affable, les yeux pétillants derrière des lunettes en fil de fer. Il souriait.
Suliko s’inclina hâtivement.
— Je vérifie les enregistrements, expliqua-t-il d’une voix douce. Puis-je connaître ton nom ?
Suliko hésita. Puis elle se dit qu’elle n’avait plus rien à perdre.
— Suliko, messire. Du quai des Pêcheurs.
Le clerc consulta un cartulaire qu’il portait sous le bras. Il fronça les sourcils.
— Suliko... Suliko... Hmm. C’est étrange.
— Quoi ? demanda Suliko, le cœur se serrant.
— Eh bien, je ne te trouve pas dans mon registre. Mais cela arrive parfois. Des erreurs de transcription, tu comprends. Ou des ajouts de dernière minute qui n’ont pas encore été transférés.
Il sourit à nouveau, de ce sourire rassurant qu’ont certains fonctionnaires bienveillants.
— Explique-moi ta situation.
Suliko sentit l’espoir renaître. Elle lui raconta tout. Aglaïa et son pot-de-vin. La journée passée à l’Hôtel de Ville. Le clerc l’écouta attentivement, hochant la tête de temps en temps, son visage exprimant une sympathie sincère.
— Je vois, dit-il finalement. Je comprends. C’est une affaire... délicate. Mais je vais voir ce que je peux faire. Attends-moi ici. Je reviens.
Et il s’éloigna, se frayant un chemin à travers la foule vers un groupe d’autres clercs qui se tenaient près de l’entrée de la pyramide. Suliko le vit leur parler, leur montrer son inventaire, gesticuler. Ils délibérèrent. Certains secouaient la tête. D’autres haussaient les épaules. Le clerc affable insistait, argumentait.
Puis il disparut à l’intérieur de la pyramide.
Suliko attendit. La file avançait lentement. Le clerc ne revenait pas. L’avait-il oubliée ?
Le temps passait. Le froid engourdissait ses membres. La neige continuait de tomber. Suliko était maintenant tout près des tables des scribes. Encore quelques personnes et ce serait son tour.
Enfin, le clerc réapparut. Il se fraya un chemin jusqu’à elle.
— Eh bien, Suliko, dit-il avec un sourire qui n’atteignait pas tout à fait ses yeux. Bonne nouvelle. Il semblerait en effet qu’il y ait eu... une irrégularité dans les registres. J’ai parlé à mes supérieurs. Tout est arrangé. Tu peux participer.

Annotations