Le soleil sous la terre

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Suliko le regarda, incrédule.

— V-vraiment ? Vous... vous êtes sûr ?

— Absolument certain. Vas-y. Présente-toi aux greffiers. Tout est en ordre.

Il s’inclina légèrement, puis s’éloigna et disparut dans la foule.

Suliko resta plantée là un instant, abasourdie. Personne – personne – ne s’était jamais incliné devant elle. Jamais.

J’ai complètement oublié de lui demander son nom ! Seigneur… bénis cet homme, quel qu’il soit.

Elle ne pouvait pas y croire. Après tout ce qui s’était passé. Après toute cette journée horrible. Et maintenant, maintenant, au dernier moment, un miracle. Un fonctionnaire bienveillant qui avait arrangé les choses. C’était trop beau pour être vrai.

Mais pourtant, ça l’était ! Elle reprit sa place dans la queue, le cœur battant d’une confiance nouvelle et fragile.

Puis, il lui vint une pensée étrange. Et si elle avait rêvé ? Si ce clerc n’était pas réel, s’il n’avait été qu’une apparition surgie de son esprit fatigué ? Il lui était déjà arrivé quelque chose de similaire, il y a quelque temps. Elle s’était comme endormie debout. Cela venait-il de se reproduire ?

La file avançait. Encore trois personnes.

C’est alors que la terreur la frappa comme un coup de poing dans l’estomac.

Elle allait participer.

Si vraiment l’affaire était arrangée, elle allait monter les marches de la pyramide.

La file avançait. Encore deux personnes. Encore une.

Une sur deux.

Le rituel tuait. Tout le monde le savait. Une fille sur deux ne survivait pas, avait dit Aglaïa. Peut-être exagérait-elle. Peut-être pas. Suliko ne savait pas. Elle ne savait plus rien.

Ses jambes ne voulaient plus bouger. Ses mains étaient glacées.

Une sur deux. Une sur deux.

Elle pouvait partir. Maintenant. Juste tourner les talons et –

— Nom ? demanda le tabellion d’une voix lasse.

Suliko ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit. Elle essaya à nouveau.

— Suliko.

Le scribe parcourut sa liste.

— Suliko... du quai des Pêcheurs ?

— Oui.

Il hocha la tête lentement.

— Très bien. Née sous le signe du Chien dans la treizième maison lunaire. C’est bien cela ?

— Oui.

— Profession ?

— S-servante.

L’homme gratta son rouleau. Puis il la regarda directement pour la première fois.

— Tu n’as pas de nom de lignée. Il te faut en choisir un. Comment t’appelle-t-on ?

Elle hésita. Puis :

— Faë, messire clerc. Suliko la Faë.

Souveraines des entremondes, je mets mon sort entre vos mains.

Le scribe fronça les sourcils, perplexe. Puis il haussa les épaules.

— Va te changer. Troisième pavillon sur la gauche.

Suliko s’éloigna comme dans un rêve.

Elle allait le faire. Elle allait vraiment le faire.

Elle s’arrêta devant la tente. À l’intérieur, on l’habillerait pour le rituel. Après, il n’y aurait plus de retour possible.

Elle pouvait encore partir. Disparaître dans la nuit. Retourner... où ? Chez Aglaïa ?

Non, jamais.

N’importe où, ailleurs. La rue. La forêt…

Elle pouvait partir.

Aglaïa l’attendait peut-être encore.

Suliko pensa aux poutres vermoulues. À l’odeur de graisse rance. Aux mains rouges qui lui tendaient le sang froid chaque matin.

Elle souleva le rabat de toile et entra.

À l’intérieur régnait une chaleur poisseuse, chargée d’encens de myrrhe. Une vingtaine de jeunes filles se pressaient dans le pavillon. Les parois étaient tendues de tapisseries brodées d’or représentant le cycle de la Déesse-Lune dévorant et régurgitant le cosmos.

Suliko retira ses bottines. Au sol, des fourrures de renard et d’ours blanc formaient un tapis épais où les pieds s’enfonçaient.

Une acolyte, debout près d’un coffre de cèdre incrusté de nacre, remarqua Suliko et lui fit signe d’approcher. Son crâne rasé brillait à la lumière des lampes à huile. Là où auraient dû être ses sourcils, de délicates scarifications formaient des motifs de vagues stylisées. Quand elle ouvrit la bouche pour parler, elle dévoila des dents laquées de noir. Ses canines scintillaient comme des petits poignards.

— Déshabille-toi, ordonna-t-elle d’une voix sibilante.

Suliko obéit, retirant sa cape mouillée et sa robe miteuse. Autour d’elle, les autres candidates se dévêtaient également, mais avec quelle différence ! Leurs chemises étaient de lin fin, leurs jupons brodés, leurs bas de soie. Certaines avaient des servantes personnelles qui les aidaient avec des gestes délicats, murmurant des encouragements. L’une d’elles sanglotait doucement pendant que sa suivante lui caressait les cheveux en chuchotant des prières.

La diaconesse examina Suliko d’un œil critique, observa les bleus qui couvraient ses côtes et son dos – souvenirs de la générosité matinale d’Aglaïa –, mais ne dit rien. Elle fit lentement le tour de Suliko, ses doigts l’effleurant sans la toucher vraiment ; elle s’attarda sur les seins, observant leur symétrie, puis descendit vers le ventre, la taille, la courbe des hanches. Elle ouvrit la bouche de Suliko sans ménagement, examina ses dents, sa langue.

Enfin, elle se tourna vers le coffre et en sortit la robe cérémonielle. Des milliers de perles de rivière, pas plus grosses qu’une tête d’épingle, cousues en spirales, représentaient le voyage du soleil à travers les neuf niveaux du monde souterrain.

Suliko passa la tunique par-dessus sa tête. Elle était trop grande, les manches pendaient lamentablement.

L’acolyte prit un pot de fard noir fait de charbon et de graisse d’ours. Elle traça des lignes partant des coins de la bouche de Suliko jusqu’aux oreilles – le sourire éternel de la mort. Autour des yeux, elle dessina des cercles concentriques avec de la craie blanche mélangée à de la poudre d’os, suivant la courbe des orbites du crâne sous la chair vivante. Le fard était froid contre sa peau, gras, épais comme de la boue. La femme l’étalait sans douceur, en appuyant fortement. 

Enfin, elle lui tendit une paire de sandales.

— Va rejoindre les autres maintenant. Attends qu’on t’appelle.

Suliko se dirigea vers le fond du pavillon où les candidates déjà vêtues se regroupaient. Personne ne lui adressa la parole. Les nobles se serraient entre elles par petits groupes, se tenant les mains, murmurant des prières ou des encouragements. Certaines pleuraient ouvertement. D’autres affichaient un calme glacé, le menton haut, les yeux secs.

Dans un coin, deux sœurs se tressaient mutuellement les cheveux, en silence. Gestes doux, familiers, répétés mille fois depuis l’enfance. Plus loin, une jouvencelle vomissait dans une bassine pendant que sa servante lui tenait le front en murmurant des consolations. Une autre, accroupie près d’un poêle, fredonnait une berceuse en se balançant d’avant en arrière.

Suliko resta seule, debout, les bras croisés sur sa poitrine. Elle observait – l’un des rares talents que la vie lui avait permis de développer.

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