Mario Tourangeau

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« Je suis très fier de toi, mon fils. »

Martin s’attendait à tout sauf à ça venant de son père, ce strict partisan d’une discipline stricte. La joie se reflétait dans les yeux de Mario Tourangeau avec la même netteté que les marronniers à l’extérieur dans le verre du plateau de son bureau.

« Et c’est tout ? Tu me chicanes pas ? Quatre heures de retenue et une semaine de suspension en sursis et tu me brasses pas le Canadien(1) ?

— À cause je te chicanerais parce que tu as accompli une action noble et désintéressée ? D’ailleurs, tsé, je tiens à m’excuser platement auprès de toi. »

De mieux en mieux. Le père de Martin, officier à la retraite, avait refait sa vie avec une Buenos-Airienne de quinze ans sa cadette, Graziella, après qu’il avait surpris sa première femme et son subordonné, qu’il avait chargé de la raccompagner, en train de se bécoter. Il aurait bien aimé continuer sa carrière, mais à force de surprendre son entourage à lui faire les cornes dans le dos, ainsi qu’à fredonner sous cape Les langues de chat de Jane Birkin dès qu’ils le voyaient avec sa femme, il envoya tout promener et déménagea avec sa femme et son fils de deux ans à Rivière-au-Renard, lieu choisi par celle-ci en raison de sa profonde dévotion envers Saint Martin de Tours, le saint patron du petit port. Sa résilience de militaire lui avait permis de mettre ces vicissitudes derrière lui, mais il en avait contracté la fâcheuse habitude de mener sa famille comme il mènerait ses subordonnés, avec à la clé un manque irritant de tolérance envers les critiques et la contradiction.

« Oui, oui, je tiens à m’excuser malgré tes yeux ronds de ouaouaron(2) et ta bouche en porte de garage : pendant longtemps, j’ai cru que t’étais un garçon un peu fragile, presque efféminé, parce que t’évitais autant que possible les chicanes, pis je croyais que ça te venait de la religion catholique dans laquelle ta mère insistait pour t’élever. Du coup, je te voyais jamais t’affirmer comme un homme le devrait et j’avais peur que t’étais jamais capable de confronter le mal et les gens mauvais, tsé. Tu viens de prouver avec brio que j’avais tort en remettant à sa place ce musulman obstineux...

— Attends là, papa. Désolé de te couper la parole, mais là, c’est le cadet de mes soucis qu’il soit musulman ou chamaniste, et prends-en note, s’il te plaît. C’aurait été Mgr Paul Grégoire, j’y aurais fait pareil parce que c’est pas une façon de se comporter.

— Mais oui, mais oui, je comprends parfaitement ! Et pis tsé ben que si on était déménagés à Rivière-au-Renard, ce n’est pô juste... oh pardon : ce n’est pas juste parce qu’on se criffait de moi mais parce que j’endurais plus l’islamophobie pis le racisme anti-immigrants autour de moi. On a le droit de croire en un Être supérieur sans subir des misères !

— Ben là ! C’est pour ça que tu me fais ton mea culpa que maintenant ?

— Oui, bon, commence pas à faire l’obstineux de même. J’ai reconnu mes torts, on va pas s’enfarger dans les fleurs du tapis (3) ! Bref. Le truc fâchant, c’est que ta mère elle s’attend à ce que je te punisse. Désolé, mais je vais devoir te priver d’argent de poche pour la semaine.

— C’est Jacou qui va être ravi.

— Dis-moi pas que tu continues à engraisser ce bum... oh pardon : ce sans-abri ? Je t’ai déjà dit mille fois que Jacou-le-Cracra n’est pas un chum recommandable. Il y a pas de pénurie de sans-abris ni de nécessiteux à Tours, qu’est-ce qui t’oblige à tout claquer à l’aider, lui, à la fin ?

— Parce que les itinérants ont fait ce choix de carrière, c’est bien connu, dit Martin avec une insistance sur ce mot. La cloche, ils adorent ça. Pis d’abord je claque pas tout mon argent à l’aider, juste la moitié.

— En tout cas, il dépense tout l’argent que tu lui donnes en vin pas cher !

— Ben là ! Parce qu’un pauvre doit fournir un certificat de bonne moralité pour qu’on l’aide ?

— Je te parle pas de ça. Je respecte cette passion à aider les gens qui en ont besoin que t’as héritée de ta mère. Pis c’est pour ça que je suis tombé en amour d’elle, tsé ! Mais ça me tanne(4) de te voir gaspiller cette générosité chez quelqu’un qui le mérite pas. À cause tu crois qu’on surnomme cet itinérant “le Cracra” ? Il pourrait aller prendre des douches au Secours Catholique, par exemple, comme d’autres sans-abri, mais il le fait pas, et il sent le fond de tonne et d’autres trucs encore moins jolis à six pieds à la ronde, tsé veux dire ? Les gens comme lui, ou comme ton copain Samy, là, tsé, ça ambitionne(5) sur le pain béni : ça profite de sa situation de victime de la société pour vivre à ses dépens, mais sans faire aucun effort pour s’en sortir. Et une fois que t’as réchauffé le serpent dans ton sein, il mord. Marque mes mots, mon fils, et marque-les bien : un jour, il fera pareil avec toé. J’ai déjà vu la neige tomber, moé. Donne à manger à un cochon et devine ce qu’il viendra faire sur ton perron ?

— Marque mes mots, mon père, et marque-les bien : si tout le monde devait penser comme toé, des millions de braves gens envers lesquels la vie a été vache mourraient de faim, de soif, de froid pis de maladie juste parce qu’on aurait ambitionné sur le principe de précaution. Ose me dire que les mamans africaines, tsé, celles avec des bébés tellement maigres qu’ils ont le ventre comme une balloune et plus de fesses, ose me dire qu’elles se laisseraient aller si on leur donnait les moyens de s’en sortir. »

Le père accusa le coup. Il poussa un gros soupir, se passant la main sur la figure. Il écarta d’un bras sa grosse machine à écrire IBM.

« Je te l’ai déjà dit, petit bonhomme, je veux pas qu’on soit en chicane, surtout pas dans un moment comme ça. En tout cas, tu as presque l’âge de rentrer dans l’armée, j’imagine qu’il faut que je te laisse faire comme tu veux. »

Quelle libéralité inhabituelle de sa part ! Martin alla pour faire la remarque.

« Non, ne commence pas, j’ai dit ! Au contraire, médite dessus. Je veux dire, sur ce que je t’ai dit. Tu es notre seul enfant, et vu les complications quand elle t’a accouché, nous n’en aurons pas d’autre. Nous aurions le cœur brisé s’il t’arrivait malheur.

— C’est promis, papa. Bâdre-toi pas(6) pour moi, je sais me défendre, et grâce à toi en plus.

— Merci, mon fils. Enweille (7), je te laisse y aller. Tu n’auras qu’à dire à ta mère que je t’ai chicané en tabarnouche.

— C’est ce que t’as fait, non ? »

Ils rirent, détendant l’atmosphère. Le père raccompagna le fils. Martin ne le lui aurait jamais dit en face, mais son père faisait sa fierté, à lui aussi. Homme de principes, il accordait une grande importance à la justice et méprisait ceux qui faisaient preuve d’indifférence devant son opposé. Par respect pour sa femme, il s’imposait et imposait à son fils de toujours employer des euphémismes à la place des sacres (jurons) typiques du français du Québec, quitte à avoir eu l’air pudibond ou puéril auprès de son ancien entourage. Seul son agnosticisme obstineux jetait une ombre au tableau de leur relation .

Alors que Martin ouvrait la porte du bureau, son papa hurla derrière lui :

« Non mais, tu te saques(8) de moi, oui ? File, et que je t’y reprenne plus ! Sainte-ciboulette(8) de tabarnouche(8), je ne sais pas ce qui me retient d’y coller une semaine de plus sans argent de poche ! »

Lorsqu’il referma la porte, il crut voir son père se détourner pour cacher un sourire hilare.

(1) Tu me passes pas de savon ?
(2) Crapaud-buffle
(3) Se perdre dans des détails insignifiants
(4) Ça me fatigue
(5) Ça abuse
(6) Ne t’en fais pas (calque québécois de l’anglais « don’t bother »)
(7) Allez ! (Calque québécois de l’anglais « Away! » )
(8) Euphémisme

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