Rajshri

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« Pis là, tu adonnes bien, je pensais justement à toi. »

Elle détourna la tête en la baissant et gloussa :

« À moi ?

— Ben oui, à toi. Mais assieds-toi donc, chum de fille. »

Avec le « chum de fille », Martin entendait établir une relation de stricte amitié. Qu’est-ce que ses chums de gars allaient dire si la rumeur se répandait qu’il cruisait(1) une fille de quatrième !? La jeune Tamile(2) s’assit avec lenteur, remit son ample queue de cheval dans le dos et tint les mains jointes entre les jambes, épaules resserrées, tête baissée. En cette journée de novembre d’une douceur exceptionnelle, elle portait une robe longue à rayures verticales noires, indigo, prune et mauves, sous lesquelles des formes résultant d’une puberté précoce se laissaient deviner, et des bottines. Ça lui allait surprenamment bien.

« J’étais en train de me dire que tu m’avais rendu un ben fier service. Merci.

— C’était normal...

— Tu m’as évité une semaine effective de suspension ! Pour vrai, je te suis assez reconnaissant. Ouais, super reconnaissant !

— Oh, je... »

Elle détourna la tête et resserra encore les épaules, bras tendus, l’ébauche d’un sourire gêné aux lèvres. Bon, il avait peut-être beurré un peu épais(3).

« Dis-moi pas que t’es en retenue aussi ? reprit Martin.

— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

— Ben c’est le dernier endroit où on aurait envie d’être un mercredi aprème.

— Je reviens d’une étude biblique à l’église évangélique à l’autre bout de la rue.

— Une église ? Six mois que je suis ici et j’ai rien remarqué.

— Laisse-moi deviner, dit-elle, le regard plus assuré et un sourire malicieux aux lèvres. Dès qu’il y a pas des clochers, des vitraux et des prêtres en soutane partout, pour toi, c’est pas une église ?

— Euh...

— Tu penses que l’Être suprême a besoin de tout ce souk pour prêter l’oreille à ceux qui L’invoquent ?

— Mais non... bredouilla-t-il. C’est juste que...

— Détends-toi, va. Je comprends que tu puisses penser ça puisque t’es dans l’Église Romaine. Mais tu dois comprendre que nous, on s’embarrasse pas de toutes ces étiquettes et de tous ces rituels. On est juste chrétiens, point final. On veut juste être connus du Seigneur de l’univers et Le connaître.

— Ben là ! C’est possible, ça ?

— Bien sûr. J’en suis la preuve vivante.

— Excuse-moé, chum de fille, mais comment tu peux être sûre que tu connais le Seigneur de l’univers, comme tu dis ? Rien que la manière dont ça sonne, tsé, “tu connais le Seigneur de l’univers”, on dirait que ça sort tout droit d’une nouvelle de fantasy de quatre sous.

— C’est comme l’affaire Dreyfus, s’enflamma-t-elle. Conspué, vilipendé, mis au pilori, l’innocent colonel fut désigné par les autorités compétentes à la quasi-unanimité comme l’indiscutable coupable, le misérable traître, le sale Judas. Mais dans son cœur, il savait qu’il était innocent. C’était pas un fantasme qu’il s’était inventé pour échapper à la dure réalité, non : il le savait pertinemment puisque c’était la vérité ! Eh ben, là, c’est pareil : je sais pertinemment que je connais le Seigneur de l’univers parce que c’est la vérité, Il l’a insufflée Lui-Même dans mon cœur. Tu n’es pas sans savoir que Dreyfus aurait payé le prix fort si une personne de conviction qui risquait gros et n’avait rien à y gagner au niveau matériel n’était pas intervenue en sa faveur. Ça te rappelle personne ? »

Mauzusse. Quel impair. Ce n’était pas juste l’impression qu’une secte l’avait embrigadée qui l’indisposait, mais cette stupéfiante métamorphose : la gamine de treize ans percluse d’embarras s’était soudain exprimée, pas juste par ses mots mais par ses gestes et toute son expression, comme une adulte à part entière. Il tâcha de se rattraper :

« D’accord, d’accord, désolé. Vraiment. On a tous le droit de croire en ce qu’on veut, toé y compris. Je suis pas cette sale bête de Samy ! C’est juste, tsé, que c’est stupéfiant, c’est la première fois que j’entends ça. Mais je suis navré si je t’ai offensé. »

Rajshri, la main sur la bouche comme par manière d’excuse, retomba dans sa réserve et répondit :

« Non, non, t’en fais pas. C’est moi qui m’excuse : j’ai tendance à démarrer au quart de tour quand il s’agit d’un sujet qui me tient à cœur. Je voulais pas te donner l’impression que je me fâchais après toi, bien au contraire. Loin de moi de te comparer à cette bête brute de beur, là, qui se prend pour la victime de l’univers entier, alors que ses propres coreligionnaires, dans mon pays, se font tabasser, piller, violer, torturer, empoisonner et assassiner.

« D’ailleurs, en parlant de lui : moi aussi, je voudrais te dire merci pour avoir pris ma défense avant-hier. Ça m’a vraiment touchée.

— Tu es bienvenue.

— Je suis très sérieuse, Martin ! Tu ne connais pas le système de castes de chez nous (et c’est pas plus mal), mais comme ma couleur de peau l’indique, je suis une dalit, une pariah, de ceux que vous appelez “Intouchables” ici en Occident. On est plus aussi “intouchables” qu’avant depuis que les valeurs occidentales sont entrées en Inde, mais avec toute l’ostracisation et la discrimination sociale qui nous touchent, ça revient au même. C’est pas pour rien que notre caste, ou plutôt notre non-caste, a donné son nom aux chiens de rue de chez nous : nous sommes pas censés rentrer dans les maisons des membres d’autres castes ou les lieux de culte hindous (ce dont je me fiche personnellement, remarque), les plus basses besognes comme la tannerie, la voirie ou le ramassage de caca nous sont dévolus, etc. Même les Sud-Africains sont mieux lotis que nous ! C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles on est venus ici, moi et ma famille, à la première occasion.

« Tout ça, avec en plus notre foi chrétienne, ça a fait que toute mon enfance, j’ai dû apprendre, tant bien que mal, à faire profil bas. Tous les prétextes étaient bons pour nous brimer. C’était d’autant moins supportable que, sans rentrer dans les détails, j’ai beaucoup de mal avec le spectacle de l’injustice et de la bêtise. Les gens font le mal avec un de ces naturels ! Alors que, pour faire le bien, il y a une majorité d’abrutis ! Alors quand j’ai vu chez Samy le regard luisant de haine et de mépris qui nous a poursuivis toutes ces années, j’en menais pas large, crois-en ta servante. Je sais pas quoi dire pour t’exprimer toute ma reconnaissance. »

De nouveau cette mystérieuse maturité. Pas juste celle qu’octroie une vie parsemée de souffrance. Il s’agissait plutôt du genre de maturité qu’il associait à son père. Celle de la personne qui sait. Les superbes yeux de biche de cette fille de treize ans contenaient une sagesse qui n’aurait pas déparé ceux d’un vénérable moine ou d’Albert Einstein.

(1) Draguait
(2) Tamoule, mais je préfère cette graphie, plus proche du terme original :)
(3)  Il en avait peut-être fait un peu trop

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