De Thulsa Doom à Balavoine

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Ils se retournèrent. Le père de Rajshri prit une profonde respiration à la Dark Vador et dit :

« Alors, je fais bien la voix ? Plus sérieusement, aṉpē(1), on part dans vingt minutes chercher ton frère, alors prépare-toi.

— Mais appā(2), je t’ai déjà demandé de ne plus m’appeler comme ça ! Aṉpē, elle a un nom ! »

Sans se départir de ses airs de Roger Bontemps(1) auquel on avait envie de confier la gestion de toutes ses affaires, il répliqua :

« Peut-être bien, mais quand le T.E.R. de seize heures quarante déversera sa cargaison de passagers, mamzelle Rajshri redeviendra l’aṉpē à son Ajith adoré, alors au trot, aṉpē. »

Et il sortit. Rajshri se passa une main sur la figure.

« Un vrai sergent-major… Désolée, Martin.

— On continuera la prochaine fois, c’est tout. »

Il alla pour se lever. Rajshri le retint par le bras avec un sourire.

« Mais où est-ce que tu vas comme ça, Martin ? On a un bol de pistaches à terminer.

— Mais tu vas pas aller accueillir ton frère ?

— Tu l’as entendu, j’en ai… je veux dire, on en a pour vingt minutes, ça nous en laisse quinze. J’aurai tout le temps de me préparer les cinq suivantes. J’ai juste besoin de mon manteau, de mon écharpe et d’un petit coup de rouge à lèvres, histoire que je puisse laisser une belle marque rose sur la joue de mon frangin Ajithkumar !

— Tu as l’air de beaucoup l’aimer.

— Quand j’étais petite, il a toujours été là quand j’avais besoin de lui, parfois au péril de son intégrité physique. L’année dernière, il a entamé des études à la MFR de Bourgueil pour devenir exploitant agricole. Il est interne là-bas, mais il vient nous voir tous les week-ends. Il aurait dû arriver hier en début de soirée, mais il a eu un empêchement, quelque chose à voir avec une machine agricole à réparer de toute urgence, je crois.

« Mais revenons à nos moutons. Je sais pas comment nous avons fait notre compte pour passer des marais salants à Nietzsche à la théorie JEPD à James Earl Jones, s’amusa-t-elle.

— Eille, parce que nous sommes là pour ça ! »

Le sourire de Rajshri s’élargit.

« Coudonc, continua-t-il, t’as dit que Thulsa Doom est tiguidou. Qu’est-ce qui t’a plu chez lui ?

— Eh ben, pour commencer, il est entièrement maléfique, comme un bon méchant principal de pulp magazine. J’ai horreur des histoires où l’antagoniste principal est dédouané ou rendu sympathique, même si c’est de plus en plus à la mode, parce que j’ai horreur du relativisme moral.

— D’une manière générale, t’as pas mal raison. Mais j’ai cru comprendre que t’aimes bien Dark Vador ? Or il aime vraiment son fils Luke. Du coup, ça le rend sympathique, non ?

— Je pense pas qu’il s’agisse de la même chose, si ? L’antagoniste principal de La Guerre des Étoiles, c’est pas Dark Vador, c’est l’empereur Palpatine. Dark Vador n’est que son âme damnée, c’est-à-dire sa marionnette. C’est l’empereur qui tient la baguette et qui dirige l’orchestre. L’amour que Vador s’est surpris à ressentir pour son fils le rend plus intéressant et plus complexe, mais pas forcément plus sympathique, pas plus qu’on se dit : “Ah, chic, Dracula est bien, en fait j’aimerais bien être comme lui !” quand on le voit s’éprendre de Mina Harker. C’est d’ailleurs ce qui a contribué au succès du bouquin de Bram Stoker : Dracula est horrible, mais il est clairement sous l’emprise d’un personnage bien plus horrible encore. Alors on s’identifie mieux à lui, même s’il trouve pas de rédemption.

— Il paraît que Dark Vador trouve la rédemption dans Le retour du Jedi. Enfin, c’est ce qui se dit, je l’ai pas vu.

— Moi non plus, mais je serais curieuse de voir ça. Bon, pour en revenir à Thulsa Doom, c’est lui aussi qui tient la baguette de chef d’orchestre, et il n’a pas vraiment besoin de ce genre de choses.

« En fait, ce qui est super avec lui, c’est qu’il n’a même pas besoin de force brute. Au début, tu as la scène où il pille le village du jeune Conan pour obtenir le secret de l’acier. Il est un méchant classique, qui tyrannise ses victimes par la force brute et la peur, et ça marche très bien. Beaucoup de tyrans sont comme ça dans la vraie vie. Des Samy qui ont réussi, en gros.

« Mais quand Conan, une fois adulte, le retrouve, Thulsa Doom a progressé, il est devenu un gourou, et tu as cette scène super géniale au milieu du film. Tu vois quand Conan est reconnu par Rexor à la Montagne du Pouvoir et se fait pincer ? Il se fait torturer un bon coup, puis Thulsa Doom vient lui parler. Alors que Conan lui reproche d’avoir tué ses parents et son peuple pour leur piquer le secret de l’acier, lui, il admet la chose avec autant de désinvolture que de désintérêt devant ses sectateurs. Et ceux-ci sourcillent même pas. Il va même jusqu’à admettre avec un aplomb pas croyable toute sa méchanceté. “L’acier n’a aucune force. La chair est plus forte. Regarde autour de toi, et là, cette belle jeune fille.” Il appelle à lui ladite gonzesse, qui est perchée sur une corniche à une dizaine de mètres en aplomb, et elle, elle se jette à bas avec le même calme que si elle allait filer son journal et sa pipe à son papounet. Pas de crescendo dans la musique de fond, aucune expression d’horreur et aucun haut-le-corps dans l’assistance. Et Thulsa Doom de continuer [Rajshri mima] : “Ça, c’est la véritable force ! Ça, c’est le pouvoir ! Le pouvoir de la chair ! Qu’est-ce que l’acier, comparé au bras qui l’a forgé ?”

« C’est exactement ça qui fait la force des gourous ! Et je te parle des gourous au sens propre, ceux de mon pays, comme au sens figuré. Ils se proclament représentants de l’Empereur de toutes choses, leurs vice-rois en ce bas monde, et de ce fait, les guides vers la justice suprême et la joie suprême. C’est comme ça, en exploitant le besoin humain de rentrer en contact intime avec une réalité supérieure, qu’ils se font les Empereurs de leurs victimes, et celles-ci ne subissent aucune contrainte, hein ! Elles se soumettent avec joie ! Pas juste parce que pour eux, leur obéissance représente leur seule chance de bonheur ici et dans l’au-delà, mais surtout parce que ça satisfait la chair. Et crois-en ta servante, je ne te parle pas juste d’orgies comme dans le film, mais même des aumônes, des services bénévoles, des soins médicaux gratuits, des soutiens aux veuves, de l’éducation donnée aux orphelins, et j’en passe !

— Ben là !!! Il est où, le point commun !?

— L’orgueil qui enfle l’humain. Le voilà, le point commun. Le fornicateur se vante de se faire telle ou telle femme – ou tel ou tel homme. Il en retire un sentiment grisant de puissance encore plus addictif que le plaisir de la fornication à proprement parler – si tu me passes l’antithèse. De même, les victimes de gourous se targueront de faire de belles actions, ou d’avoir d’importantes connaissances , ou encore d’être plus proches de l’Être suprême que Monsieur Tout-le-Monde. Se sentant ainsi supérieures au commun des mortels – à mauvais escient – elles en retirent le même sentiment de puissance. Mais dans leur vie intérieure, au mieux, c’est zéro. Aucune amélioration. Ni au spirituel, ni au moral. Tu sais ce que c’est, un swami ?

— Un moine qui a fait vœu de renoncement pour se rapprocher de la Divinité et chercher à devenir la meilleure version de lui-même, comme Vivekananda ?

— En gros, oui. L’un d’eux a fait une conférence ici l’année dernière. Il a eu droit à une ovation debout, à ce qu’il paraît, tellement il était engageant et spirituel et philosophique et patati et patata. Eh ben, je me suis laissé dire qu’il prenait trente tablettes d’Anafranil et dix de Tegretol par jour.

— Tabarouette…

— Comme tu dis. Les swamis sont souvent de super intellectuels, hyper éloquents, mais ils sont aussi fréquemment affligés de maladies diverses, et c’est censé être un signe de leur grande spiritualité parce que ça leur donne l’occasion d’apprendre la patience et la tolérance, dit-elle, levant les yeux au ciel. Tu parlais à l’instant de Vivekananda, mais il n’était qu’une victime de plus de son gourou, Râmakrishna en l’occurrence, et il a clamsé d’une attaque. Ccī ! Si les disciples des soi-disant vice-rois de la source de toute vie et de toute joie sont si malheureux, en quoi est-ce que Râmakrishna est meilleur que Thulsa Doom ? »

Tant l’ancien instructeur en catéchisme de Martin que sa mère lui avaient toujours dit que les grandes religions non-chrétiennes du monde, hindouisme y compris, constituaient de sincères recherches de l’Être suprême et, à travers cela, des tentatives de résoudre les grandes questions et énigmes de la vie et de la condition humaine. Sa mère, en particulier, insistait sur le fait que comme l’Être suprême est un, la vérité aussi était une et que toutes les religions du monde en constituaient des reflets, rendus troubles et imparfaits par les divisions et les barrières anthropogéniques. Mais un petit caillou nommé Rajshri avait fait son intrusion dans la chaussure du colosse de son instruction religieuse.

« Criffe, tu as le don pour jeter une lumière dérangeante sur des sujets tenus pour acquis.

— Je veux, mon neveu. Si tu veux faire quelque chose qui compte, apporter du bien en ce monde et à ton prochain, tu n’y arriveras pas en respectant le statu quo. Ça tombe sous le sens : si tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, comme disait cet imbécile de Jean Yanne, alors il n’y aurait pas besoin de bousculer le statu quo puisque ce serait l’émanation de cette beauté et de cette gentillesse. Mais le monde étant ce qu’il est, au diable le statu quo ! Et j’emploie l’expression à dessein.

— Je sais ce que tu veux dire, mais on va pas non plus bousculer le statu quo juste pour bousculer le statu quo, ou bien les gothiques triompheront et le monde sera perdu.

— Hi hi hi, c’est fendard à imaginer. Tu as raison, bien sûr. Il s’agit de ramener les yeux de tous vers la source de tout bien.

— Coudonc, tu connais Daniel Balavoine ? C’était lui que je m’écoutais dans mon baladeur pendant la retenue de mercredi.

— Oh, moi, tu sais, la variété…

— Il fait du rock, pas de la variété. Pis là, il aime ça, faire de la provoque pour bousculer le monde tranquille.

— Entre Renaud, Charles Aznavour et ce vieux dégoûtant de Gainsbourg, on en a déjà autant que le pape pourrait en bénir dans ce pays, des comme ça, tu trouves pas ? »

Elle aurait quand même pu utiliser une autre expression…

« Lui, dit-il, il est différent. Il a vu de près la pauvreté de l’Afrique pendant le dernier Paris-Dakar. Pis ma mère m’a dit qu’à la radio, il avait parlé de créer une grande banque alimentaire pour les nécessiteux du monde avec la surproduction française.

— Tiens, c’est vrai que c’est intéressant. »

Le cœur de Martin piqua un sprint digne de Carl Lewis.

« Je peux te faire écouter ses tounes, si tu veux.

— Pourquoi pas ? Je t’attends pendant que tu vas chercher ton…?

— Mais Rajshri ! s’exclama son père derrière eux. T’es toujours pas préparée ? On part dans trois minutes, et il faut encore passer prendre Prina ! »

La jeune Tamile sursauta, paniquée.

« Oh, pardon, appā. J’y cours ! »

Son père sortit, et elle farfouilla avec frénésie dans un tiroir de son bureau.

« Évidemment, c’est quand j’ai besoin de ce fichu rouge à lèvres qu’il disparaît ! Ccī ! »

Martin ouvrit la penderie de Rajshri. Heureusement, il l’avait déjà vue en manteau et écharpe. Il les posa sur le fauteuil, et ses bottines au pied de celui-ci. Rajshri s’empressa d’enfiler celles-ci.

« Merci, Martin, dit-elle. Encore désolée. T’en fais pas, va, c’est que partie remise. »

Martin prit le bol de pistaches inachevé et s’en fourra une poignée dans la poche .

« Tsé, y a pas le feu au lac non plus. Je ramieuterai en physique-chimie petit à petit, avec ou sans sel de Guérande.

— En fait, répondit-elle, débouchant son rouge à lèvres, je pensais plutôt à la zique de Balavoine. Tu as piqué ma curiosité. »

Martin poussa un hourra intérieur plus fort que la clameur d’un stade rempli de supporters des Voisins de Laval.

« Ah d’accord, dit-il. Ouais, c’est tiguidou. Enweille, bonne route, Raj, et bonne fin de semaine.

— Salut, Martin !!! » s’irradia la belle Tamile.

Martin se télescopa presque à la mère de celle-ci dans la salle de séjour. Sa fille avait de qui tenir, se dit-il à sa vue.

« Oh, pardon, dit-il. Je vous mets ça où ?

— Donne. Merci d’être passé, Martin. Reviens nous voir quand tu veux.

— Faites attention à ce que vous dites, Madame, ou je pourrais bien vous prendre au mot. »

Elle rit. Son rire ressemblait à celui de sa fille, en moins cristallin.

Martin sortit, croquant une pistache. Pour une raison ou une autre, Me laisse pas m’en aller lui tournait en boucle, ver d’oreille obsédant, dans la tête.


(1) Ma chérie, mon amour, ma puce
(2) Papa
(3) Personne au caractère agréable et toujours prête à rendre service

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