Ce qui arriva aux pêcheurs

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Le petit chalutier avait quitté le port de Davao à l’aube, emportant à son bord cinq hommes : le patron à la barre, un mécanicien chevronné, le chef d’équipe, et deux jeunes matelots encore verts. Ce jour-là, leur mission était simple, une pêche au filet à quelques miles des côtes. Jusqu’à ce qu’un message radio évoquant un banc de poissons exceptionnel, plus au large, ne les avait poussés à s’aventurer plus loin qu’à l’accoutumée.

D’abord, la mer était calme, le ciel couvert, mais sans menace apparente. Les filets remontaient pleins, les prises magnifiques, et l’équipage, grisé par la pêche miraculeuse, refusa de battre en retraite. Mais le vent se leva. D’abord discret, il devint violent, soulevant des lames courtes et hargneuses. La tempête surgit, brutale et impitoyable, d’une ampleur rarement observée dans la région. Le chalutier, ballotté comme un fétu de paille, ne parvint pas à regagner la côte. Il fut bientôt emporté au large, captif d’une mer furieuse.

Les instruments de navigation, frappés d’une panne inexpliquée, peut-être un orage magnétique, s’étaient tus. Plus de cap, plus de repères. Seul l’horizon, vide et gris, les encerclait. D’après les cartes, aucune terre n’était censée se trouver dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Et pourtant, une côte inespérée se dessina.

Ils la virent apparaître à travers les cordes de pluie, une île isolée qui donnait une impression fantomatique dans cette météo. Une île qu’aucun d’eux ne connaissait, mais ils allaient pouvoir y mettre le bateau à l’abri le temps que la tempête se calme.

Poussés par les vents violents et le ressac, ils échouèrent le chalutier sur une plage de galets sombres. La coque racla brutalement le fond, ralentissant l’embarcation dans un fracas sinistre. Au même instant, un bruit sourd, comme deux blocs de pierre s’entrechoquant, résonna sur la plage. Il semblait venir du cœur de l’île elle-même, un son si profond qu’aucune bourrasque ne parvint à l’étouffer.

Pris de panique, les marins quittèrent l’embarcation alors malmenés par le reflux colérique de la mer qui s’obstinait à l’enfoncer sur le littoral. Les pécheurs étaient pris au piège et devaient se trouver un refuge plus stable sur l’île.

Ils coururent à travers la plage de galets, cherchant refuge dans la forêt qui bordait le rivage. À peine avaient-ils franchi un bosquet de jeunes arbustes aux larges feuilles qu’une végétation plus ancienne, plus haute et plus dense, les enveloppa. Ils pénétrèrent sous la canopée touffue, et là, à quelques mètres à peine de la plage, ils découvrirent deux troncs massifs, penchés l’un vers l’autre, formant au-dessus d’eux une arche naturelle. L’endroit, à l’abri des gouttes, devint leur refuge improvisé.

Ils s’y regroupèrent, grelottants, tandis que le déluge continuait de s’abattre. Les nuages noirs avaient avalé le soleil depuis si longtemps, si bien qu’il n’était pas possible de dire combien de temps la tempête dura. Puis, soudain, le vent tomba. Les nuages se dispersèrent aussi vite qu’ils étaient venus. La lumière du jour revint, miraculeuse, réchauffant cette atmosphère humide.

Les cinq hommes regagnèrent finalement le chalutier, échoué comme un animal blessé sur la grève. La marée basse les condamnait à attendre encore quelques heures. Résignés, ils retournèrent dans la forêt pour trouver du bois et de tout ce qui pourrait être utile pour faire un feu, et se préparer à la nuit qui tomberait bientôt.

En arpentant à nouveau la forêt, en quête de bois sec, les marins redécouvrirent leur abri de fortune sous un jour nouveau. La lumière, tamisée par l’épaisse canopée, peinait à percer. L’air, moite et chargé d’humus, avait quelque chose d’oppressant. Sur le sol, des morceaux d’écorce gisaient en lambeaux, comme des peaux mortes abandonnées.

Le mécanicien, levant les yeux, observa l’arbre qui les avait protégés de la pluie. Sa posture était étrange. Son tronc, incliné vers l’intérieur de l’île, n’était pas seul : une énorme branche, presque aussi massive que le tronc lui-même, jaillissait en biais pour s’enfoncer dans la terre quelques mètres plus loin. Ce qu’ils avaient d’abord pris pour un deuxième tronc n’était en réalité qu’un prolongement, comme une jambe géante figée dans une foulée.

Intrigués, ils regardèrent autour d’eux. Tous les arbres environnants semblaient partager cette même singularité. Des troncs massifs, penchés dans des directions variées, mais tous prolongés par une « branche-jambe » ancrée dans le sol devant eux. Ces arbres à deux troncs pointaient tous leurs excroissances dans la même direction, vers l’intérieur de l’île.

— C’est pas naturel, murmura l’un des jeunes matelots.

Le patron, plus âgé, qui s’y connaissait un peu en botanique, s’agenouilla près d’un vieux tronc mort. À terre, on voyait encore les débris de bois secs et creux, abandonnées comme des carapaces vides. Autour, d’autres troncs morts parsemaient le sous-bois, vestiges d’un mouvement silencieux, lent, mais implacable.

— J’ai jamais vu ça… murmura-t-il. Peut-être… peut-être que ces arbres avancent, très lentement. Qu’ils poussent une sorte de nouveau tronc vers l’avant, comme une jambe, et qu’ils laissent l’ancien mourir derrière eux. Un pas, puis un autre, sur des années. Des siècles peut-être. Ils nous apparaissent alors à nous comme figés en pleine marche. Une lente marche d’un tout nouveau genre, jamais observé dans le monde végétal.

Ses paroles flottèrent dans l’air lourd. Un silence pesant s’installa. L’idée paraissait étrange, mais, après tout, l’île elle-même n’était-elle pas apparue là où il n’y avait rien ?

Tous ces arbres semblaient converger vers un même point invisible, quelque part au centre de l’île. Une procession végétale. Un exode lent et méthodique.

— Tout le monde sait que les arbres ne se déplacent pas, et encore moins comme le ferait un homme ! s’exclama le chef d’équipe, incrédule.

— Mais… pourquoi une forêt se déplacerait-elle ? demanda un matelot inquiet à voix basse.

Aucune réponse ne vint. Seulement le bruissement des feuilles et le soupir du vent dans les hauteurs, comme si la forêt elle-même retenait son souffle.

Deux des marins, pris d’un mauvais pressentiment, décidèrent de rebrousser chemin. Ils ne voulaient pas s’aventurer davantage dans cette forêt étrange. Tout cela leur paraissait trop contre nature. Une île surgie de nulle part, une forêt vivante, des arbres qui marchent, ce n’était pas là quelque chose qu’il fallait essayer de comprendre. Leur instinct leur implorait de rejoindre le bateau, d’attendre la marée et de partir au plus vite, en espérant que tout cela n’avait été qu’un cauchemar fiévreux.

Mais les trois autres, plus curieux ou peut-être simplement plus téméraires, choisirent de continuer. Il leur fallait comprendre. Où allaient ces arbres ? Que fuyaient ou que cherchaient-ils en marchant ainsi vers le cœur de l’île ? Il leur fallait suivre la piste des arbres pour résoudre le mystère. Ils devaient savoir où cela allait, comprendre ce qui se passait sur cette île. C’était presque devenu maladif.

Le sous-bois se faisait plus dense dans leur progression, la lumière filtrait moins. Les arbres étaient plus nombreux, plus épais, plus anciens. Il leur fallut traverser cette dense forêt qui ne donnait aucun accès facile à des humains. L’un des jeunes matelots peinait. À suivre, devant lui, le chef d’équipe, lui cria :

— Aller, du nerf ! Plus vite on y sera, plus vite on pourra retourner au bateau.

Loin devant eux, poussé par sa curiosité grandissante, le patron du chalutier ne ralentissait pas.

Puis, d’un coup, il s’arrêta. Le patron venait de franchir une dernière ligne de troncs droits, sans déformation ni second tronc, matérialisant une frontière, dressée comme des sentinelles immobiles.

Au-delà s’étendait une vaste plaine, nue et silencieuse. Le contraste était saisissant. La forêt vivante, étouffante, laissait place à une étendue stérile, cendrée, sans vie apparente. Çà et là, quelques arbres aux « jambes de bois », les fameux marcheurs, étaient figés dans une dernière avancée pathétique. Ils étaient mourants. Leurs branches, autrefois épaisses et garnies, pendaient comme des bras brisés. Leurs troncs étaient tortueux, déformés, minces. Tout dans leur pose semblait crier une immense souffrance, qui grandissait tant qu’ils progressaient sur cette terre morte. Le sol était gris et poussiéreux, comme si rien ne pouvait plus y vivre, alors même qu’il avait plu sur l’île il y a de cela quelques heures. On aurait dit un champ d’exilés, condamnés à marcher jusqu’à leur dernier souffle. Certains arbres marcheurs, trop malades, avaient fini par tomber, laissant leurs restes secs de toute vie s’écraser sur la poussière.

Les trois marins avaient continué leur chemin, en voyant ce nouveau paysage s’étendre devant eux, le patron avait insisté.

— On n’est plus très loin du cœur de l’île !

Le jeune matelot avait de plus en plus de regret d’avoir suivi l’expédition. Il tenait l’impression de s’approcher d’une force dangereuse qu’il ne pouvait que deviner.

Plus loin, au bout de la plaine, se dressait un étrange amas de pierres noires, entassées les unes sur les autres en un monticule désordonné. Il semblait absorber la lumière du jour, un trou sombre dans un paysage déjà sinistre.

Les pêcheurs s’en approchèrent avec précaution. À mesure qu’ils traversaient la plaine, un murmure insidieux s’éleva, imperceptible d’abord, comme le froissement du vent soulevant la poussière. Puis les sons se précisèrent. Des voix. Faibles, mais pleines de rancune, comme des prières inversées, des reproches étouffés.

Ils s’approchèrent de l’amas de pierres sombre, hésitant. À mesure qu’ils s’en rapprochaient, ils remarquèrent que ce n’était pas de la roche, du moins pas uniquement. En y regardant de plus près, la masse semblait constituée d’un enchevêtrement de troncs calcinés, d’écorces figées, de racines pétrifiées entremêlées, comme si des centaines d’arbres morts s’étaient lentement agglutinés ici, fusionnés dans une matière dure et noire, à mi-chemin entre le bois et la pierre.

Le patron s’avança, tendit la main et posa ses doigts sur la surface. Elle était tiède. Une pulsation, imperceptible, mais réelle, résonnait sous la peau dure du matériau.

— Cette matière… on dirait qu’elle respire, murmura-t-il.

Un silence pesant suivit. Le jeune matelot recula d’un pas, le regard fuyant.

— On ferait mieux de s’en aller… souffla-t-il, la voix tendue.

Quelque chose les observait, ils avaient été attirés ici pour une raison.

Le sol vibra légèrement sous leurs pieds. Puis, sans prévenir, le même bruit sourd qui les avait accueillis à leur arrivée retentit de nouveau, il venait de l’intérieur de la roche noire. Un grondement lourd, semblable à une pierre géante qui s’effondre lentement, suivi d’un claquement sec, comme si quelque chose à l’intérieur venait de s’éveiller.

Un frisson parcourut les trois hommes. Une sensation de mort, de présence hostile s’abattit sur eux. Ils n’avaient rien vu bouger, mais tout en eux savait qu’il fallait fuir.

Ils détalèrent sans un mot, les yeux écarquillés, le souffle court. Ils couraient à travers les arbres mourants, slalomant entre les troncs tordus, tandis que, derrière eux, le murmure s’élevait en une clameur incompréhensible. Une voix unique, faite de mille autres. Un cri de haine, venu d’ailleurs. Ils plaquèrent leurs mains contre leurs oreilles, mais cela ne servait à rien : les mots leur brûlaient l’intérieur du crâne, comme si la forêt elle-même leur parlait dans leur tête.

À la lisière, l’entrée de la forêt avait disparu. Le passage qu’ils avaient emprunté à l’aller n’était plus là. La rangée d’arbres s’était resserrée, au point de leur couper toute retraite. La forêt, qui, jusque-là, laissait filtrer un mince accès, s’était unifiée en un mur vivant, impénétrable. Les troncs s’étaient rapprochés, les branches s’étaient croisées, les racines s’étaient entremêlées. Aucun espace n’était assez large pour un homme. À travers les interstices étroits, on ne voyait que des ombres épaisses et mouvantes. Ils étaient piégés dans cette arène aux parois végétales.

Puis, une secousse fit vibrer le sol sous leurs pieds. Le monticule de pierres noires, au loin, s’anima. Les blocs roulèrent lentement, dans un fracas sourd, comme si une profonde respiration s’éveillait sous la roche. Un instant d’immobilité, puis tout s’inversa. Les pierres, d’abord inertes, remontèrent la pente à contresens, comme aspirées dans un mouvement sec et iréel provoqué par une force invisible. Elles s’agrégèrent les une aux autres, s’empilant en une hideuse forme bestiale, massive, hérissée de pointes et de cornes noires.

Au cœur de cette horreur, deux pierres écarlates brillaient comme des braises. Elles fixèrent les trois braves marins de son regard maléfique.

La panique les précipita. Les jambes tremblantes, ils se jetèrent contre les arbres, essayant de forcer un passage. L’écorce robuste griffa leur peau, les écorcha jusqu’au sang. Le chef d’équipe, en forçant l’accès entre deux troncs, fut empalé par une branche acérée comme un pieu. Sans même la sentir pénétrer sa chair avant qu’elle ne l’ait complètement transpercée et qu’il ne soit trop tard.

Les deux autres réussirent à s’extirper du piège végétal et s’élancèrent dans la forêt en pente, poursuivis par le bruit percutant des roches qui s’écrasaient derrière eux comme des pas lourds. Le grognement caverneux de la créature résonnait avec les battements du sol. Le murmure des arbres avait repris en une cacophonie de plaintes et de malédictions.

— Aide-moi ! cria de détresse le patron.

Le jeune matelot paniqué se retourna. Il scruta derrière lui, cherchant ses compagnons. Le patron était à terre, le ventre collé au sol, ses jambes entravées par des racines épaisses sorties de nulle part. Elles s’enroulaient lentement autour de lui, comme des serpents végétaux, le maintenant fermement.

Il voulut revenir en arrière, mais il n’en trouva pas le courage. La forêt entière était contre lui. Chaque tronc, chaque racine, chaque feuille semblait le haïr. Il n’y avait plus qu’une chose à faire, rejoindre le chalutier et fuir cette île maudite s’il en était encore temps.

Avec ce qu’il lui restait de souffle et de force, le matelot dévala la pente en direction de la plage. Les poumons en feu, les jambes en sang, il courait sans oser se retourner. Devant lui, comme une délivrance, le chalutier se découpait sur la mer assombrie. Les deux marins restés à bord préparaient le bateau à lever l’ancre.

La marée avait tout juste remonté suffisamment, les moteurs étaient déjà en marche. Ils avaient ressenti la secousse, entendu ce grondement sourd venu de l’intérieur de l’île. Quelque chose approchait, il le savait.

Le jeune matelot hurla qu’on l’attende. Il trébucha sur les galets, s’agrippa de toutes ses forces à la rambarde du pont lorsqu’on le hissa à bord. Le chalutier ne perdit pas une seconde. Le moteur hurla, les hélices brassèrent la mer trouble, remuant les petits galets sous la coque. Le navire eut du mal à s’éloigner du rivage, les vagues tourbillonnaient comme si elles cherchaient à le retenir.

Et derrière eux, dans l’ombre de la végétation, une silhouette se tenait, immobile, massive. Elle les épiait. Un dernier grognement, profond et guttural, déchira l’air. Il fit vibrer l’eau, le bois du bateau, jusqu’à leurs os.

Le chalutier finit par prendre de la vitesse, s’éloignant de la plage maudite. Sur le pont, trempé de sueur et de sel, les trois hommes regardèrent l’île s’évanouir peu à peu, entourée d’écume bouillonnante. Aucun ne prononça le moindre mot, et, dans leur silence, la terreur qu’ils avaient ressentie ne les quitta plus, comme si ils avaient assisté à une mise en garde.

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