Chapitre 10 : premiers pas
Le vent s’engouffrait dans les interstices de la vieille grange, soulevant la poussière et faisant grincer les poutres. Le lieu avait été vidé de tout encombrant et quelques cibles en bois avaient été fixées au fond, bancales mais suffisantes pour leur usage.
Arinna se tenait au centre, bras croisés sur sa poitrine, les sourcils froncés. Ambroise Fanon, adossé à une poutre, la regardait calmement, les mains croisées derrière le dos, dans une posture professorale.
— Tu es tendue, nota-t-il.
— Tu m’étonnes, j’ai appris hier que j’étais un démon. Vous voulez pas que je fasse une petite danse en plus ?
— Non, mais respirer, ça serait déjà bien, répondit-il avec un mince sourire.
Xander, plus loin, jonglait avec une balle de tennis qu’il lançait contre le mur. Il lui dit d’un air taquin :
— Allez Arinna, montre-nous ta super attaque destructrice là. Que je sache si je dois commencer à m’inquiéter.
Elle lui adressa un faux regard noir dans lequel brillait un éclat de malice.
— T’inquiète, si je développe un pouvoir, tu seras le premier à le tester en pleine face.
Siméon, assis sur une botte de foin, esquissa un sourire, mais resta attentif. Une journée de repos avait remis Arinna sur pied. Il reconnaissait là leur amie. Téméraire, pinçante et combative.
— L’idée, reprit Ambroise, c’est de recréer ce qui s’est passé quand tu as touché Siméon et que tu l’as mis K.O. Tu as puisé en lui. Et je crois que ce n’était pas un hasard.
— Génial, je suis un aspirateur, murmura-t-elle.
— Un amplificateur, corrigea Xander. Ou peut-être plus.
Ambroise s’avança doucement vers elle.
— On va commencer simple. Tu vas poser ta main dans la mienne et tu vas essayer de ressentir. Pas de réfléchir. Tu laisses ton instinct parler.
— Mon instinct est en grève depuis que vous m’avez balancé que les anges veulent nous sucer la moelle.
— C’est bien, l’humour noir. Ça veut dire que t’as encore un peu d’énergie. Essaie.
Arinna tendit la main avec hésitation. Ses doigts effleurèrent la paume du médecin. Rien ne se passa tout de suite. Puis, une vibration, faible, commença à pulser sous sa peau. Comme un battement qu’elle ne contrôlait pas.
Elle inspira. Ferma les yeux. Une chaleur se diffusa dans son bras, puis dans tout son corps.
Ambroise tressaillit légèrement.
— Tu sens ? demanda Arinna, concentrée.
— Oui… Tu copies ma signature énergétique. Mais… ne va pas plus loin. Ce n’est pas dangereux pour moi, mais tu risques de déclencher quelque chose que tu ne maîtrises pas.
Arinna ouvrit les yeux, surprise.
— Je n’ai rien fait ! J’ai juste posé mes mains !
— C’est bien là tout ton pouvoir. Tu ne prends pas, tu répliques. Tu deviens le reflet temporaire de celui que tu touches.
Siméon s’approcha en croisant les bras, un sourire aux lèvres.
— C’est ce que t’as fait avec moi dans la voiture. J’essayais de ralentir ton rythme cardiaque, et tu m’as renvoyé mon pouvoir en pleine face.
— J’ai fait ça ?!
— Ouais. Tu m’as servi ma propre sauce sans le savoir.
— Super… j’ai failli te tuer, fit Arinna.
— T’inquiète, maintenant que je sais, je ne me laisserai pas avoir deux fois. Tu veux encore essayer ? Cette fois je te guide. Pas de mauvaise surprise.
Elle hésita, puis accepta d’un signe de tête. Ils s’installèrent par terre, face à face. Arinna posa sa main sur l’avant-bras de Siméon.
Aussitôt, une pulsation familière remonta en elle. Son propre cœur sembla battre à un rythme dédoublé. Elle devinait la mécanique du pouvoir de Siméon.
— Tu le sens ? demanda Siméon.
— Oui… je sens ton cœur… et je pourrais presque le manipuler.
— Essaie. Juste un peu. Tu verras que t’as le contrôle maintenant.
Elle inspira lentement et se concentra. Siméon écarquilla légèrement les yeux, surpris.
— Tu viens de me faire accélérer, là.
— Et j’imagine que c’est comme ça pour revenir en arrière. Attends…
Elle ralentit. Siméon souffla.
— C’est dingue. Tu comprends les pouvoirs avec tellement de facilité !
— Je ne veux pas que ça me rende dangereuse, murmura-t-elle.
Xander s’était approché sans bruit. Il s’accroupit près d’elle.
— T’es pas dangereuse. Tu vas apprendre à maîtriser tout ça.
Il tendit la main. Elle hésita une seconde, puis la prit. Les ondes lumineuses réapparurent instantanément. Le regard d’Arinna passa de Xander à Siméon puis à leur père.
— Je vois comme toi…
— Mais ensemble on voit plus que ce que je vois d’habitude. Regarde là, fit-il en pointant son cœur dans sa poitrine, tu le vois battre ?
Arinna posa son regard sur le torse de Xander et elle vit l’onde s'intensifier, les couleurs se saturaient et bientôt elle distingua des battements. Elle hocha doucement la tête, subjuguée par cette vision si singulière.
— Elle ne fait pas que capter. Elle décuple, souffla Xander contemplatif.
Ambroise observait la demoiselle, plus grave.
— Ce n’est pas un simple pouvoir. C’est un lien. Un catalyseur. Et comme tout catalyseur, il peut multiplier… ou déséquilibrer.
Arinna ferma les yeux un instant.
— Alors il va falloir que j’apprenne à ne pas exploser les gens sans le vouloir…
— C’est exactement à ça que sert cet entraînement, conclut Ambroise.
Arinna se leva, rompant le contact.
— Et si je n’y arrive jamais ? Si je fais du mal ?
— Alors on sera là pour t’arrêter. Et pour t’aider à recommencer, répondit calmement Ambroise.
Un silence accueillit ses paroles. Puis le vent reprit sa course, emportant un nuage de poussière hors de la grange.
Et pour la première fois depuis le début de cet enfer, Arinna se sentit un peu moins seule.
Le soir, à table, Arinna eu une pensée pour Eren. Avant même d’avoir réfléchi, elle se tourna vers Siméon, l’inquiétude marquée sur le visage.
— Tu t’es battu avec Eren ! Qu’est-ce qui s’est passé ? Est-ce qu’il est… vivant ?
Arinna sentit plus qu’elle ne vit, Xander lever les yeux vers elle ; un bref regard, surpris, qui la fit rougir malgré elle. Comme s’il n’attendait pas qu’elle s’inquiète pour un ange — encore moins pour celui-là.
Et les mots d’Iris lui revinrent, comme une flèche sournoise. « Vous étiez plus que des amis »
Arinna déglutit. Peut-être que oui. Peut-être qu’elle ne pouvait pas simplement prétendre qu’Eren n’avait été qu’un ami.
— Je te remercie de te soucier de mon propre état Arinna. Ça fait chaud au cœur, ironisa Siméon.
Son ton était léger, mais Arinna perçut la pointe acide en dessous — et l’étrange tension entre les Fanon.
— Toi, je vois bien que ça va. T’as l’air entier. Mais si tu es là, aussi bien portant… qu’est-il advenu de lui ?
Ambroise posa calmement sa fourchette, comme pour signifier qu’il allait falloir aborder les choses sérieusement.
— Ce garçon… il n’aurait jamais dû t’approcher, dit-il d’un ton grave.
— Tu n’as pas répondu à ma question, insista-t-elle, le regard rivé sur Siméon.
Le concerné soupira, passa une main dans ses cheveux châtains, puis croisa les bras sur la table.
— Je l’ai laissé en vie. Blessé, mais pas mort. C’était un nid d’anges, j’ai préféré déguerpir avant que d’autres ne rappliquent.
Arinna sentit son ventre se nouer.
— Blessé comment ? s’enquit-elle aussitôt, la voix plus aiguë.
Xander s’immobilisa, fronçant légèrement les sourcils.
— Pourquoi ça t’inquiète autant ? demanda-t-il. Ce gars t’a quand même attirée dans un piège, non ?
Arinna baissa les yeux. Il avait raison, elle le savait. Et encore elle ne leur avait pas soufflé un mot sur ce qui s’était passé dans la bibliothèque. Mais c’était plus fort qu’elle. Dans le bref échange qu’elle avait eu avec Eren, elle l’avait reconnu. Il n’était pas qu’un piège, un tueur, un ennemi. Il était toujours ce garçon avec qui elle avait partagé son enfance. Il avait cet éclat dans le regard, cette sincérité lorsqu’il avait posé sa main sur sa joue. Arinna était convaincue qu’Eren ne lui voulait pas du mal. Et il semblait avoir besoin d’aide.
— C’est juste que… je ne comprends pas. Il faisait ça à contre-coeur. Il voulait que je vous appelle pour que vous puissiez me défendre. Il semblait ne pas avoir le choix. Il n’était pas seul dans cette histoire, il y avait quelqu’un d’autre. C’est peut-être cet autre qui a tout orchestré.
Siméon planta son regard dans celui d’Arinna. Il avait perdu son air moqueur.
— Ce que je peux te dire, c’est qu’il ne s’est pas défendu comme un ange en mission. Il était… hésitant. Comme s’il ne voulait pas vraiment se battre. Il m’a même ordonné de ne pas te faire de mal, alors que c’est lui qui t’avait mise en danger.
— Ça, c’est peut-être parce qu’il n’était pas d’accord avec ce qui s’est passé, murmura-t-elle, les yeux baissés vers son assiette intacte. Peut-être qu’il pensait pouvoir me protéger à sa manière.
— Ou qu’il t’utilisait, répliqua sèchement Xander.
Un silence tendu tomba sur la table. Seul le grésillement discret d’un insecte contre une lampe vint l’interrompre.
— On ne sait pas ce qu’il veut vraiment, trancha Ambroise. Mais ce qu’on sait, c’est qu’il est dangereux. Qu’il fait partie de ces anges qui vous traquent, toi et ta famille. Il reste une menace.
Arinna acquiesça à peine, les traits crispés, tourmentée par le sort de sa mère et sa sœur. Elle n’osait poser certaines questions, mais elle savait que le docteur lisait dans son silence.
— Je n’en sais pas plus Arinna. J’ai cherché des traces, y compris dans votre appartement. Et pour le moment, rien de concluant. Mais je n’abandonnerai pas, je te le promets. De ton côté, reste patiente, ne perds pas espoir, et fais-nous confiance.
La jeune fille se leva lentement.
— Je crois que je vais me coucher.
— Arinna… commença Xander.
Elle leva une main pour l’interrompre.
— Je comprends. Je vous crois, vous savez. C’est juste que j’ai besoin de temps pour assembler les morceaux. J’ai pas encore fini le puzzle.
Elle sortit de la pièce, laissant derrière elle un trio silencieux. Xander la regarda disparaître dans le couloir, puis tourna un regard inquiet vers son père.
— Tu crois qu’elle doute encore de nous ?
Ambroise reprit sa fourchette, l’air songeur.
— Elle a besoin de temps.
Xander souffla avant de se lever à son tour.
— Si vous êtes d’accord, je la suis cette nuit.
Ambroise leva les yeux vers son fils, évaluant rapidement la situation.
— Je préfère qu’on ne la laisse pas sortir pendant quelque temps. Siméon, au moindre éveil, tu l’arrêtes. Je ne veux même pas qu’elle quitte sa chambre.
Xander allait protester mais son père l’arrêta d’un geste.
— Elle doit se reposer. Demain sera une longue journée. Et puis, je vais retourner en ville cette nuit. Chercher Cybèle et Iris. Donc de votre côté, pas de folie.
Les deux frères échangèrent un regard inquiet.
— Donnez-moi jusqu’à demain midi. Si je ne suis pas revenu d’ici là, partez sans plus attendre.
— Pour aller où ?
— Voir Kaern.
Xander déglutit. Rien que l’évocation de ce nom lui faisait froid dans le dos. Mais il ne protesta pas, conscient de la gravité de la situation.
— Avez-vous compris ? insista leur père.
Ses deux fils hochèrent la tête. Oui, c’était la seule option.

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