Chapitre 11 : Rupture
Arinna consacra les journées suivantes à apprivoiser son pouvoir sous la supervision vigilante de Siméon et Xander. Tous les matins, Siméon lui préparait un entraînement sportif et les après-midi étaient dédiés à la maîtrise de son pouvoir. Chaque séance d’entraînement était l’occasion de repousser ses limites. Pendant ce temps, Ambroise s’absentait fréquemment. De longues demies-journées, parfois plus, où il disparaissait. A chaque départ, la tension montait d’un cran dans la maison. Ses deux fils devenaient nerveux, toujours à l’affût, les sens aux aguets du moindre bruissement dans les champs alentour. Et, lorsqu’il réapparaissait enfin, couvert de poussière, les traits tirés, c’était comme un souffle retenu qui s’échappait. Même Arinna, malgré ses silences, ne pouvait dissimuler le soulagement qu’elle éprouvait.
Mais les jours s’égrenaient sans le moindre progrès. Les recherches restaient désespérément infructueuses. Aucun signe de Cybèle, aucune trace d’Iris. Et cette stagnation entama peu à peu l’humeur d’Arinna. Elle, si vive, si combative, se laissait gagner par l’agacement. L’impatience d’abord, puis la frustration et enfin la colère.
Une colère sourde, acide, qu’elle contenait de moins en moins.
Elle éclata un jour, sans prévenir. Lors d’un entraînement apparemment banal, alors qu’elle affrontait Siméon dans un exercice de maîtrise. Quelque chose céda. Elle perdit pied. Une onde de force brutale émana d’elle — un coup d’instinct, de rage ou de peur. Siméon, qui tentait de la retenir, vacilla. Puis chuta lourdement, inconscient, sans un mot.
Après avoir vu Siméon s’effondrer, Arinna recula vivement, les mains tremblantes, le souffle court.
— Non… non non non…
Son cœur battait à tout rompre. Elle venait de le sentir, ce basculement. Ce moment où sa colère avait pris le pas sur tout le reste, où elle n’avait plus rien maîtrisé. Les battements de son cœur résonnaient encore dans ses tempes, échos de cette pulsion incontrôlée.
— Je voulais pas… je voulais pas lui faire de mal…
Elle se pencha vers Siméon, tétanisée. Il respirait. Mais son teint était pâle, son torse à peine soulevé par une respiration faible. Elle n’osait pas le toucher, par peur d’aggraver les choses.
Xander accourut. Son regard passa de Siméon inerte à Arinna, dont les yeux étaient écarquillés de panique.
— Il est juste évanoui, il va bien. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je… je sais pas… J’étais en colère, je me concentrais sur l’exercice, et puis il a dit que j’étais trop lente… et j’ai… j’ai senti quelque chose exploser en moi. Et il est tombé. C’est moi, Xander. C’est moi qui lui ai fait ça…
Sa voix se brisa, noyée par la culpabilité. Elle avait l’impression d’être à nouveau ce monstre qu’elle s’efforçait de ne pas devenir. Un démon incontrôlable.
— C’est ce que je suis, hein ? souffla-t-elle. Un danger pour tout le monde.
Xander posa une main sur son épaule, ferme mais rassurante.
— Regarde Arinna, il va s’en remettre. Il est coriace, tu le connais. Tu l’as juste bien sonné.
Elle le regarda, hésitante. Puis baissa les yeux vers Siméon, toujours inconscient. Elle vit cette onde vaporeuse qui s’échappait de tout son être. Elle voyait son cœur pulser faiblement, comme une flamme vacillante.
— Et si je le tue, la prochaine fois ? souffla-t-elle.
— Alors on ne laissera pas passer la prochaine fois sans s’assurer que tu es prête. Je serai là. Mon père aussi.
Il y eut un silence. Puis Arinna murmura :
— J’ai peur, Xander…
— Moi aussi. Mais pas de toi.
Dans ce regard qu’il lui lança, il n’y avait ni crainte, ni reproche. Juste une foi silencieuse. Elle y puisa un peu de courage. Le regard de Xander passa de sa main à son frère, laissant une idée germer dans son esprit.
— Et si tu essayais de tirer parti de nos deux pouvoirs.
Arinna se mordilla la lèvre. Elle y avait déjà pensé. Mais il lui était déjà difficile d’en maîtriser un alors elle n’avait pas osé formuler l’idée d’en contrôler deux.
— J’ai trop peur...
— Ne laisse pas ta peur te paralyser. Pose ta main sur lui. Observe. Ressens le choses. Je suis là, je te retiens s’il faut.
Elle tendit une main hésitante puis la posa sur le bras nu de Siméon sans rompre le contact avec Xander. Aussitôt, elle sentit le battement lent du cœur de Siméon vibrer dans son bras. Mais en plus de la sentir, elle la voyait par la vision que lui accordait Xander. Tout devenait clair.
— Est-ce que tu ressens nos deux pouvoirs ?
— Oui.
— Alors essaye de le stabiliser. Prends ton temps. Il n’y a aucune urgence.
Elle se concentra. D’abord la peur, le doute, la culpabilité l’assaillirent. Mais cette fois, elle les repoussa. Petit à petit, elle accéléra le rythme. Le cœur de Siméon retrouva une cadence régulière. Elle contrôlait, elle voyait ce qu’elle faisait.
Siméon toussa, revenant à lui, secoué de ce qu’il venait de vivre. Il se redressa l’air encore sonné.
— Comment tu te sens ? lui demanda Xander, inquiet.
— Comme si j’avais été percuté par un bus... Que s’est-il passé ?
— Je suis désolée Siméon, j’ai perdu le contrôle, murmura Arinna. J’ai failli te tuer…
— Heureusement que je suis coriace alors ! lança-t-il pour détendre l’atmosphère.
— Et tu n’as pas idée de l’avancée que vient de faire Arinna grâce à cette… expérience malencontreuse.
— Vous me prenez pour un cobaye maintenant ?
Il eut un rire faible, mais sincère. Et Arinna, malgré la peur, esquissa un sourire. Ils mirent fin à l’entraînement, estimant avoir vécu assez d'émotions fortes pour la journée.
En fin d’après-midi, quand Ambroise rentra, Xander s’empressa de faire part de leurs avancées à son père. Ce dernier accueillit la nouvelle avec sérieux. Ce qu’ils découvraient ajoutait une nouvelle couche à la complexité du don d’Arinna : duplicateur, amplificateur… et désormais, capable de fusionner plusieurs facultés à la fois. Un tel pouvoir était rare. Inédit, peut-être. Et plus exigeant encore qu’ils ne l’avaient imaginé. Et ils manquaient tellement de temps pour le développer pleinement.
Le soir venu, Arinna frappa doucement à la porte de la chambre de Xander. Le dîner terminé, elle avait troqué ses vêtements du jour contre une tenue plus confortable. Elle avait une fois encore pioché dans l’armoire du garçon. Le jogging qu’elle portait était un peu trop grand, le t-shirt aussi, et les manches retombaient sur ses mains.
Xander ouvrit, lui adressant un bref sourire avant de s’écarter pour la laisser entrer. Arinna ne se fit pas prier : elle traversa la pièce et se laissa tomber sur le lit, s’y installant comme si l’endroit lui appartenait. Xander, lui, alla s’asseoir sur la chaise de son bureau, un air faussement détaché sur le visage.
— Dis, Xander… tu as déjà combattu des anges ? Pour de vrai ?
Le garçon releva les yeux vers elle. Son regard se fit lointain, comme happé par un souvenir.
— Oui… ça m’est déjà arrivé.
— Et… tu en as déjà tué ?
Il hésita, puis hocha lentement la tête.
— Oui.
Arinna se tut, le scrutant un moment. Elle s’en doutait, mais avait besoin de l’entendre. Les deux frères connaissaient déjà ce monde de l’ombre, les anges, les démons, leurs pouvoirs… depuis longtemps. Bien plus longtemps qu’on voulait bien lui faire croire.
Il inspira doucement, puis reprit, d’une voix plus basse :
— Pourquoi viens-tu me demander tout ça, Arinna ?
Elle haussa les épaules, évitant son regard.
— Je sais pas… j’y ai repensé. J’essaie juste de comprendre ce que ça fait.
— Ce que ça fait ? répéta-t-il, intrigué.
— Oui… de se battre contre un ange. De savoir que tu peux… tuer quelqu’un comme ça.
Xander la fixa un instant, cherchant à lire dans ses yeux ce qu’elle attendait vraiment.
— Ce n’est pas quelque chose dont on se vante, dit-il enfin. Et ce n’est pas aussi héroïque que tu l’imagines.
— Je n’ai jamais dit que c’était héroïque.
— Non, mais je te connais. Tu veux toujours comprendre tout ce qu’il ne faut pas approcher.
Arinna leva les yeux au ciel.
— Tu dis ça comme si j’étais un chat.
— T’as un peu le même instinct, non ? Tu vois un truc dangereux, tu veux aller te mettre le nez dedans.
Elle esquissa un sourire malgré elle, tirant sur la manche trop longue de son t-shirt.
— Et toi, tu fais quoi dans l’histoire ? Tu mets une clochette autour de mon cou pour me surveiller ?
— Non, répondit-il avec un sourire amusé. J’essaie juste de t’empêcher de finir écrasée par la première voiture qui passe.
Le silence retomba un instant. Xander la regardait, adouci.
— Tu sais, ajouta-t-il d’un ton plus bas, c’est pas à toi de te soucier de ce genre de choses. Laisse-nous gérer ça.
— “Nous”, c’est toi et ton frère ?
— Oui. C’est notre boulot, pas le tien.
Arinna se redressa un peu sur le lit, les genoux ramenés contre elle.
— Peut-être… mais c’est ma vie que tout ça menace, non ?
— Justement. C’est pour ça que je veille.
Leurs regards se croisèrent, et pour la première fois ce soir-là, Arinna sentit qu’il ne plaisantait plus.
— C’est pas contre toi, souffla-t-il, mais si je peux t’éviter de voir ce qu’on voit, je le ferai. Toujours.
Un léger sourire étira les lèvres de la jeune fille.
— Tu dis ça comme si j’étais fragile.
— Non, répondit-il en haussant les épaules. Tu es importante pour nous. Tu comptes.
Arinna esquissa un sourire.
— J’ai l’impression d’entendre ma mère. Je ne suis pas complètement idiote, murmura-t-elle.
— J’ai jamais dit le contraire, répondit Xander avec un léger rire. Enfin… pas ce soir.
Elle attrapa un coussin à portée de main et le lui lança sans prévenir. Xander l’attrapa de justesse, amusé.
— Voilà, c’est exactement ça. Une vraie guerrière.
— Méfie-toi, j’ai une excellente visée.
— Ah oui ? Fais gaffe, je rends les coups.
Il leva le coussin d’un air menaçant, et elle recula sur le lit, étouffant un rire. Mais il se contenta de le reposer doucement, un sourire au coin des lèvres.
— T’es insupportable, souffla-t-elle.
— Et pourtant, tu viens toujours me voir avant de dormir.
Arinna haussa les épaules, feignant l’indifférence.
— C’est parce que tu fais semblant d’avoir toutes les réponses.
— C’est grâce à mon intelligence hors normes.
Elle leva les yeux au ciel, amusée malgré elle.
— Bon, je vais te laisser dormir avant que ton égo ne prenne encore de la place.
Xander esquissa un sourire en coin.
— Trop tard, il a déjà envahi la pièce.
Elle rit doucement, puis se redressa, réajustant les manches trop longues de son t-shirt.
— Bonne nuit, Xander.
— Bonne nuit, Arinna. Essaie de pas trop ruminer, d’accord ?
— Promis, mentit-elle avec un demi-sourire.
Elle quitta la chambre en silence, refermant la porte derrière elle.
Dans le couloir plongé dans la pénombre, la maison semblait respirer lentement, comme endormie. Arinna rejoignit sa propre chambre et se glissa sous les draps. Mais malgré la fatigue, ses pensées demeurèrent éveillées… et l’image des deux frères affrontant des anges dans des combats à mort ne la quitta pas.

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