Chapitre 13 : promesses
Arinna avait eu du mal à trouver le sommeil cette nuit-là, agitée par ses récents progrès et la perspective de rentrer chez elle. Au petit matin, elle fut la première levée, impatiente d’avancer. Ambroise avait espéré que la nuit lui aurait porté conseil, qu’elle aurait abandonné cette idée. Mais force est de constater qu’il n’en n’était rien. Il but son café en silence avant d’inviter Arinna à le suivre dans la fraîcheur du matin. Ils montèrent dans sa voiture avant de filer sur la route. Ils mirent une petite demie heure avant d’atteindre l’immeuble d’Arinna. La jeune fille fut prise d’un sentiment étrange. Comme si son ancienne vie était là, à portée de main, n’attendant que son retour pour reprendre son cours. Elle pris une profonde inspiration avant de descendre de la voiture.
En entrant dans l’appartement, elle prit conscience du vide laissé par sa sœur et sa mère. Elle se serait attendu à découvrir un carnage, des meubles renversés, des traces de luttes, mais ce ne fut pas le cas. Tout était à sa place. Le sac à main de sa mère était le seul élément en désordre. Il était en plein milieu du chemin, déversant son contenu dans le passage. Arinna resta immobile, ne parvenant pas à s’imaginer le fil des événements. Ambroise posa une main bienveillante sur son épaule.
— Je vais dans ma chambre, souffla Arinna à mi-voix.
— Dix minutes.
Elle acquiesça silencieusement avant de s’avancer dans le couloir.
Arinna poussa lentement la porte de sa chambre, le cœur serré. En entrant dans la pièce, elle eut l’espoir d’y trouver sa sœur, allongée sur son lit, prête à lui raconter sa dernière sortie avec Priam. Mais il n’en était rien. La pièce était figée. Rien n’avait bougé. Le couvre-lit, les livres sur l’étagère, les carnets abandonnés sur le bureau. Seule la fenêtre entrouverte attira son attention.
Un frisson lui parcourut l’échine, instinctif, animal.
— J’ai fini par douter que tu reviennes ici.
La voix, douce et grave, jaillit de l’ombre. Arinna eut à peine le temps de souffler qu’une main se referma doucement sur sa bouche. Son cri mourut dans sa gorge. Son dos heurta un torse brûlant. Arinna sentit son souffle contre sa tempe, son odeur familière. Le cœur de la jeune fille battait à tout rompre. Elle eut un léger vertige, comme si une émotion étrangère traversait la barrière de sa peau. Ce n’était pas la sienne, elle en était sûre. Et pourtant… elle la ressentait comme si elle l’avait toujours portée.
— Ne crie pas, murmura-t-il, si proche qu’elle sentit ses lèvres bouger contre sa peau. Je ne veux pas te faire de mal.
Il retira lentement sa main, ses doigts glissant sur sa joue. Elle se retourna d’un geste sec, les yeux brillants de colère, mais sa voix trembla malgré elle.
— Eren…
Il était là. Devant elle. Réel. À quelques centimètres. Il lui paraissait plus grand qu’avant, plus dur, plus sombre. Mais son regard… ce regard bleu acier toujours aussi insondable, toujours aussi envoûtant, toujours plus dangereux.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle, la gorge serrée.
Il ne répondit pas. Il la dévisageait avec une intensité brûlante. Comme s’il cherchait à déchiffrer un secret écrit sur son visage.
— Les démons…, dit-il enfin, la voix basse, rugueuse. Est-ce qu’ils t’ont fait du mal ?
Elle cligna des yeux.
— Quoi ?
— Tu vis avec eux maintenant ? Tu sais ce qu’ils sont, Arinna ?
— Tu ne sais rien de ce que je vis !
Les yeux d’Eren passèrent sur elle, sur ses mains, sur son visage. A la recherche de la moindre trace. Il fronça légèrement les sourcils.
— Tu as changé.
Elle sentit la colère pointer.
— Tu peux toujours parler.
Il haussa un sourcil. Son regard restait calme.
— Qu’est-ce que tu es, Arinna ? Une captive ? Leur élève ? Leur pantin ?
Elle resta figée, incapable de répondre. Son cœur cognait dans sa poitrine si fort qu’elle avait peur qu’il l’entende. Il était si près, si impressionnant. Et pourtant… elle ne voulait pas qu’il parte.
— T’es venu me surveiller ? me juger ? T’as pas le droit de…
— Je ne suis pas là pour te juger, Arinna, la coupa-t-il doucement. Je suis là parce que…
Il s’interrompit. Hésitant sur la fin de cette phrase. Parce qu’il ne comprenait plus. Parce qu’elle lui échappait. Parce qu’elle était différente. Il souffla, ravalant ses émotions.
— Quelqu’un devait surveiller votre appartement. J’ai eu peur du manque d’égard qu’un autre aurait pu te témoigner.
— Merci de ta sollicitude, répliqua-t-elle sèchement.
— Je croyais te connaître, Arinna. Mais maintenant… je ne sais même plus ce que tu es.
Elle sentit la colère monter, la douleur aussi. Une vague de chaleur s’échappa du plus profond d'elle-même. Elle dû faire preuve de beaucoup de sang froid pour la maîtriser.
— Et moi ? Tu crois que je te connais ? Tu reviens comme une ombre, tu m'agresses, tu me parles de secrets… Tu crois que tu peux débarquer ici et que je vais t’écouter ?
Il s’approcha encore, jusqu’à ce que leurs souffles se confondent. Elle ne bougea pas. Elle ne pouvait plus. Figée entre peur, rage… et ce fichu vertige qu’il lui donnait.
— Je ne suis pas revenu pour te demander pardon.
— Alors pourquoi ?
Eren leva la main, hésita, puis la posa contre sa joue. Un effleurement. Une caresse. Et son regard changea. Il devint plus fragile, plus perdu aussi. Elle sut sans qu’il ne dise un mot qu’il avait peur.
— Tu dois me suivre Arinna, tu dois retrouver les tiens. Je suis sûr que ta mère et ta sœur t’attendent auprès des nôtres.
Elle le sonda du regard, cherchant à comprendre ce qu’il croyait savoir sur elle.
— Tu ne sais rien, dit-elle à voix basse. Tu ne sais rien de moi.
— J’en sais plus que tu ne le crois.
Il n’y avait pas de menace dans sa voix. Juste une tension palpable.
— Je ne sais pas ce que te raconte tes démons, Arinna, mais je suis certain qu’ils ne t’ont pas tout dit. C’est impossible. Ta place n’est pas avec eux.
Arinna fronça les sourcils. Comment pouvait-il croire ça ? Comment pouvait-il ignorer ce qu’elle était ? Il parlait comme s’ils étaient du même camp. Comme si elle était… comme lui. Mais elle ne pouvait le confronter. Elle devait se servir de cette confusion. Se jouer de lui pour en savoir plus. Alors elle inspira lentement.
— Une semaine, dit-elle d’une voix basse et ferme. Tu as une semaine pour me rapporter quelque chose. Une vraie piste. Pour me dire où sont ma mère et ma sœur. Et alors je te suivrais.
Il hocha la tête, son pouce glissant sur sa joue. Un coup bref à la porte les fit sursauter. Ambroise.
— Arinna ? Tu trouves ce qu’il te faut ?
Elle ouvrit la bouche, mais Eren la devança. Il posa de nouveau sa main sur ses lèvres. Cette fois avec une douceur presque brûlante. Ils se fixèrent. Elle, tremblante. Lui, déterminé. Quelque chose passa entre eux. Chacun lut ce tourbillon d'émotions qui animait l’autre. Ces contradictions, ces incertitudes. Et derrière tout cela ce reste de lien que toutes ces années d’éloignement n’avaient pas réussi à briser.
— Une semaine, murmura-t-il en hochant la tête. Au parc des Saules, derrière l’ancienne serre. Mardi, à minuit.
Puis, il retira sa main, recula sans bruit et disparut par la fenêtre.
Arinna resta seule. Les mains tremblantes. La gorge nouée.
— Oui… j’arrive, dit-elle enfin, à l’adresse d’Ambroise, d’une voix étranglée.
Mais elle ne bougeait pas. Son cœur battait encore trop fort. Et elle savait que ce moment, ce contact, ce regard… Elle n’allait pas pouvoir l’oublier. Pas maintenant. Pas avant longtemps.
Un frisson lui parcouru l’échine, la ramenant à elle. Elle se saisit alors de son sac de cours, en déversa le contenu sur le sol et s’empressa de le remplir avec des vêtements pris à la va-vite dans son armoire avant de rejoindre Ambroise dans le salon. Et, avant de sortir de la chambre, elle fouilla sous le lit de sa sœur pour en sortir un vieux carnet, son journal. Arinna le fourra dans son sac, pas sûre de ce qu’elle en ferait mais préférant l’emporter que de le laisser ici.
Lorsque la voiture se gara en crissant sur le gravier, Xander releva la tête depuis l’arrière du jardin, où il s’entraînait avec Siméon. Il essuya la sueur sur son front du revers du bras et avança à grandes enjambées. Ambroise descendit le premier. Puis Arinna sortit de l’habitacle, son sac pendu à l’épaule, le regard fuyant. Immédiatement, Xander sentit que quelque chose clochait. Son aura. Il y avait dans l’air autour d’elle une vibration plus dense qu’avant. Comme un courant plus chaud, rapide, irrégulier. Une nervosité nouvelle. Un éclat plus sombre, qu’il n’arrivait pas à définir. Xander fronça les sourcils. Ambroise lui fit un signe de tête.
— Tout s’est bien passé. Tu veux donner un coup de main pour ranger ?
Mais Xander n’écoutait qu’à moitié. Son regard restait fixé sur Arinna.
Elle s’approcha, lui adressa un sourire furtif. Un sourire faux. Une vibration pulsait en elle, comme un écho décalé d’un cœur qui battait trop vite.
— Ça va ? demanda-t-il doucement, lorsqu’elle fut assez proche pour qu’il puisse murmurer sans être entendu des autres.
Elle hocha la tête, haussant les épaules.
— Bien sûr. C’était étrange de revenir là-bas, c’est tout.
Xander ne répondit pas. Il avait appris à lire entre ses lignes. À entendre bien plus que ses mots. Et là, il ne parvenait pas à en lire plus. Elle cachait volontairement quelque chose. Il ne dit rien. Il la regarda entrer dans la maison, son sac toujours au creux du dos. Et quand la porte se referma derrière elle, il resta un instant figé, les poings serrés, les sens tendus. Quelque chose s’était passé. Et il devait découvrir quoi.
Arinna referma la porte de sa chambre sans bruit. Elle posa son sac au sol, et s’appuya un instant contre le battant. Ses doigts tremblaient encore. Elle ferma les yeux. La sensation revint aussitôt. La chaleur de sa paume sur sa bouche. Le souffle contre sa peau. Le regard, ce regard bleu acier, tranchant et vulnérable à la fois. Eren. Elle rouvrit les yeux, brusquement. Traversée par une pulsation nerveuse.
Tu as changé, avait-il dit.
Elle fit deux pas, s’arrêta devant le miroir accroché à l’intérieur de la porte de l’armoire et se dévisagea. Rien n’avait changé. Mais il avait raison, elle n’était plus la même. Elle porta lentement la main à sa joue, là où il l’avait effleurée. Elle aurait voulu que cette empreinte disparaisse. Qu’elle ne pèse pas autant. Mais elle brûlait encore.
Elle inspira profondément, tenta de s’arracher à ces images. À sa voix. Elle n’avait pas le droit. Elle ne pouvait pas se permettre de flancher maintenant. Pas avec tout ce qu’elle portait déjà. Et pourtant…
Elle revoyait la façon dont il s’était figé lorsque Ambroise les avait interrompus. Cette hésitation. Ce silence. Ce besoin de comprendre ou peut-être de croire encore. Et elle, incapable de le repousser.
Il l’avait perturbée. Et elle le savait, ce n’était que le début.
Elle ne pourrait pas le sortir de sa tête. Et elle allait compter les jours qui les séparaient de leur rendez-vous. Mais au fond, ce n’étaient pas seulement des réponses qu’elle attendait. Elle chassa cette pensée d’un geste nerveux, et son regard se posa sur son sac. Elle s’en approcha doucement pour en sortir le journal d’Iris. Elle resta longtemps à contempler le carnet, le cœur serré. Chaque fibre d’elle-même hurlait de l’ouvrir, d’y trouver une explication, une trace d’Iris. Mais ses mains demeurèrent immobiles. Lire ces pages reviendrait à fouiller dans ce qu’Iris n’avait jamais voulu livrer, et Arinna n’en avait pas la force. Pas encore. Elle poussa un profond soupir en se laissant tomber sur son lit. Elle serra les poings contre le drap, ferma les yeux. Les battements de son cœur ne ralentissaient pas.
Et dans le noir derrière ses paupières, ce qu’elle revoyait, c’était lui.
La voix de Xander derrière la porte la tira de ses pensées, l’invitant à venir avec lui pour s’exercer à se transformer. A regret, Arinna quitta son lit et rejoignit son ami, tâchant au mieux de laisser son trouble derrière elle pour garder le secret de leurs promesses échangées.

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