42. Globalement Inoffensive

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Contre ma joue, le papier est rêche. Pourtant, encore un quart plus tôt, c’était le plus doux des polochons. Tête sur la table, bras contre le bois crasseux, j’ai dû m’assoupir en attendant le café. Autour, tout n’est que brouhaha et rires gras, raison pour laquelle j’avais choisi ce troquet d’un autre âge : l’anonymat et l’indifférence du houblon.

Perché au-dessus de moi, la serveuse, un bout de femme pas farouche, m’observe avec curiosité.

- Vous allez bien ? demande-t-elle, un sourire en coin.

- Je crois, pourquoi ?

- Vous vous agitiez pendant le clin.

- Oui, le clin… Figurez-vous que j’étais en train de… LA QUESTION !

La serveuse se recule, surprise et tous les chalands se tournent dans ma direction. Je les ignore et me jette sur mon carnet. Fébrile, je bouscule les couverts, à la recherche d’un crayon, un stylo, de la mayo, n’importe quoi qui me permette d’écrire les mots les plus importants du monde.

- Vous avez un crayon ? réclamé-je, énervé.

- Pour mes commandes…

- Donnez-le-moi !

- J’en ai besoin pour…

- Je vous l’achète alors ! Faites pas votre radasse ! Tenez, dix balles !

La serveuse encaisse. Elle largue café et crayon, mordillé jusqu’au trognon. Si deux-trois pochtrons sourient, tous ont reporté leur attention dehors, où d’un coup le zef s’est excité.

- Hé ! C’est quoi ça dans le ciel ? s’exclame le capitaine.

- Un oiseau ?! beugle son second de la țuică.

- Non, trop gros et cubique, marmonne un vieux briscard, coni du clairin. C’est pas une brique, ça ?

- Dans le ciel ? Aussi gros ? Toute jaune ? Mazette, c’est qu’on y verrait presque Saint Pierre… bafouille un gonze, arraché au kirsch.

Je fais un geste d’humeur. Il me casse les dandrilles, ces couillons. J’attrape tout naturellement un reste de mie et m’en cachète les oreilles. Du silence, je veux du silence après ce… truc… bizarre.

Normalement, juste un long clin et toc ! Plusieurs heures ont passé. Là… J’ai vu quoi déjà ? Un citron ? Une houleuse histoire de destin et de plage à vieillard ? En y repensant, c’est assez flou, confus et complètement con. Je ne peux m’empêcher de glisser un regard à la bouteille de bourbon, vide et renversé à côté de la corbeille à pain. Pas de première qualité la liqueur, j’en mets ma main au massicot !

Un truc est sûr cependant : une illumination ! Un nombre fastoche, au service d’une question existentielle ! Que dis-je : la Grande Question ! Tout va changer avec ça !!

Mes doigts excités attrapent le crayon pour gribouiller de la paperasse. C’est mon boulot après tout. Écrire ou scribouiller, selon les points de vue. Tandis que je m’affère, un vacarme crisse sur la moindre surface. Les vitres explosent, mais je m’en fiche. On cause urbanisme galactique, je m’en carre ! Les gens hurlent, qu’ils la ferment !

Seulement, lorsque le grondement lointain s’amplifie soudainement, que les clients quittent le bistro, sauf Gérard qui, d’un dernier sursaut, préfère écluser les fonds de bouteille ; que quelque part, une autre personne s’imagine être le premier à vivoter pendant le clin, j’ai terminé.

Je pose mon crayon, sans remarquer que tout fout le camp. J’arrache la feuille et porte le texte à mes yeux. En le lisant, je sais que c’est là le plus remarquable jamais écrit. Plus encore que le best-seller de la Petit Ourse, certes extraordinaire, mais passé la mention “Pas de panique”, pourquoi s’infliger la somme de toutes les pages quand elles peuvent être résumées par une question ?

La Grande Question.

Si simple qu’elle ferait pleurer d’extase n’importe quel sapiens doué du sens critique.

Le ciel s’illumine. Je lève les yeux vers les fenêtres crasseuses pour enfin, dessiner un dernier dessein funeste à mon sinistre destin. Des briques aurifères, venues raser la planète Terre. Ma dernière pensée avant la fin du monde :

Combien d’imbéciles comptent la galaxie pour…

Flash, silence. De Terre, il n’y a plus, de moi, non plus, de rêves, pas plus. À présent, il n’y a plus qu’un texte blanc sur fond noir ou l'inverse selon les préférences de chacun. Et un nombre :

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