Chapitre 1
Moi qui vous parle, j'ai déjà vécu mille vies. Il m'est arrivé tant de choses que les feuilles d'un arbre millénaire ne suffiraient pas à en appréhender le nombre. J'ai parcouru tant de monde, arpenté tant de terres, des landes, de forêts. La liste est immense et je n'en connais ni le début ni la fin.
Pourtant, un regret nage au fond de moi. Un marécage nauséabond à l'eau noire et putride. Peuplé de créatures étranges et malveillantes.
Parfois, je m'y enlise, m'y enfonce. Mon corps tout entier disparaît dans la vase. Bientôt, je n'ai plus d'air. Je suffoque.
Je sens des crocs aigus mordre ma chair, l'empoisonner.
Quand je sens que mon corps va disparaître, je lève les yeux vers le ciel, et j'y vois toujours le soleil. Alors ma force revient, le doute s'estompe et je m'extirpe de la fange molle. Pour cette fois.
Moi qui vous parle, je suis mort cent fois. Écrasé par tant de souffrance que mon âme en est striée de cicatrices rosâtres. Je suis passé par tant de creusets, je me suis maintes fois transmuté, transformé. Je ne me souviens plus de ma forme initiale.
Mais quelle importance ? L'histoire que je vais vous raconter s'est déroulée, il y a bien longtemps. C'était dans un temps où la plus vieille des montagnes de cette planète était jeune et acérée. Un temps ou le soleil était neuf, l'air pur et la terre fertile et joyeuse.
Ce village du nom de Vallombreux dans lequel se passe cette histoire fourmillait de vie, de jeunesse, de joie. Il était beaucoup moins développé qu'à présent, il en avait la structure qu'il a aujourd'hui. Rien ne change beaucoup dans nos contrées et les choses traversent les années. Quelques rues bordées de maisons aux toits de chaume, une place ronde, et au centre le puits.
D'apparence, il ressemblait à un puits ordinaire, de ceux qu'on peut trouver par centaine au centre des villages. Une margelle en pierres du pays supportait l'ouvrage métallique avec la potence qui permettait de descendre le seau jusqu'au fond.
Tout au fond, dans les ténèbres.
J'en frémis quand je l'évoque. Il a apporté tant de malheur de souffrances et de désolations. De terreur aussi.
Les habitants venaient y chercher l'eau nécessaire à leur besoin. Il était le lieu de nombre de bavardages, de confessions chuchotées à l'oreille. Un banc était installé tout près d'un arbre touffu qui apportait l'ombre fraîche et apaisante.
Des enfants jouaient sur cette place, se poursuivaient, faisaient monter jusqu'au ciel leurs rires, montrant au soleil leurs dents étincelantes. C'était une vibration insouciante de bonheur simple.
Parmi eux, se trouvaient Solal et Ariela.
Ces deux-là se connaissaient depuis leur naissance. Huit ans d'amitiés et de complicité. Solal était le plus prudent, petit pour son âge, les yeux perçants et les cheveux courts. Ariela la plus éveillée, blonde, pétillante avec deux morceaux de ciel au fond de ses yeux.
Dans la troupe joyeuse des enfants du village, ils formaient une entité singulière, deux pièces de puzzle parfaitement assemblées.
Une unité de deux âmes en harmonie.
Les parents d'Ariela se nommaient Gidéon et Lyra. Gidéon était un homme fort et doux. Il était bûcheron. Malgré sa carrure, il lui arrivait de pleurer quand un arbre s'abattait.
Lyra possédait les mêmes yeux bleu azur qu'Ariela. Dans le village, elle était une potière réputée et la plupart des habitants du village utilisaient ses créations.
Solal n'avait plus sa mère. Sélène était partie un matin peu de temps après sa naissance. Un mal de vivre mystérieux qu'aucun médecin n'avait pu apaiser. Eldric son père l'avait élevé du mieux qu'il avait pu. Mais parfois, le soir, il partait dans la forêt et appelait sa femme disparue. Solal, ces soirs-là, tremblait de peur dans son lit.
Aux abords du village, s'étendait une forêt. À sa lisière, sous les frondaisons des grands chênes habitait dans une masure délabrée, Gregor.
Celui-là mieux valait ne pas le croiser. Jamais. Ses yeux pétillaient de cruauté et de vice. Il était réputé pour adorer prendre plaisir à tuer les chats.
Sous son capuchon à la propreté douteuse, il était toujours à l'affût d'une méchanceté à faire, d'un coup à donner. Justement, il réfléchissait à quelque chose d'affreux en ce moment.
Moi qui vous parle, je n'ai jamais, dans toute mon existence connue un personnage aussi pétri de malveillance. Pour sa méchanceté, il était rejeté par les habitants du village. Mais il s'en moquait. Il aimait être seul, et faire du mal.
Personne n'allait jamais lui rendre visite. Il vivait grâce à quelques lapins qu'il faisait souffrir longtemps avant de les tuer, et d'un petit potager où végétaient des légumes rabougris à la tige fibreuse et amère.
C'était le seul du village qui n'avait pas l'autorisation de prendre de l'eau dans le puits. Il utilisait l'eau d'une mare à l'eau trouble qui lui vrillait les entrailles. Alors dans les moments de sécheresse, au cœur de l'été, il levait son poing haineux vers le village et maudissait chacun des habitants.
Certains, dans le passé s'étaient insurgés contre cette règle inique qui privait d'eau un être humain. Mais en observant son comportement et ses actions, ils se rangeaient du côté de cette loi. C'était devenu, au fil du temps, une norme. Il dégageait tellement de malfaisance, que l'eau du puits pourrait en être empoisonnée, croyaient les villageois dans leurs façons de penser simple et logique.
Alors Gregor développa sa haine et sa rancœur, en fit une boule noire et visqueuse qui emplit son cœur. Il s'intéressa à tout ce qui était sombre et maléfique. Il devint expert en ce domaine. Il attira à lui des forces ténébreuses venues des entrailles de la terre, et d'autre venue des peurs de la nuit. Il en devint leur serviteur.
Le temps de sa vengeance pouvait arriver. Il éprouvait une certaine force et puissance qui se développait dans son esprit tourmenté. Il savait exactement comment faire pour appuyer la lame tranchante de sa rancune sur la gorge de chacun des habitants du village.
Moi qui vous parle, j'en frissonne encore.

Annotations
Versions