Chapitre 35 : le sang des femmes I

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Lorsque son cœur est libre, Gwendoline n’a pas honte de profiter de l’opportunité de prendre du plaisir tout en étant payée. Tant qu’elle exerce son travail de masseuse érotique en étant célibataire, ce détail n’a pas d’incidence sur sa vie privée. Et quand elle est en couple, la situation est très claire de son côté.

Elle a toujours su faire la part des choses. Pour elle, la frontière entre son activité professionnelle et ses relations amoureuses n'est pas poreuse. Faire l’amour et avoir des relations sexuelles tarifées sont deux choses éminemment différentes dans sa vision de son métier.

Lorsqu’elle était avec Jérémy, faire l’amour avec lui avait été un moment d’intimité intense où elle avait essayé de se donner entièrement à lui et s’était montrée libérée au lit. Ce dernier en avait d’ailleurs conclu, voyant la jeune femme entreprenante, qu’elle n’était qu’« une cochonne », comme il l’avait appelée. Pourtant, Gwendoline avait aimé leurs préliminaires qui duraient des heures, remplis de générosité et de tendresse. Leurs baisers langoureux et profonds l’avaient comblée…

Rien à voir avec le contact froid et détaché que Gwendoline entretient avec ses clients qu’elle refuse d’embrasser. Ces derniers l’indiffèrent et la seule chose qui l’intéresse chez eux, c’est le profit qu’elle pourra en retirer.

Lorsque la jeune femme est dans une relation amoureuse, elle sait qu’elle n’acceptera de faire que le strict nécessaire : utiliser son corps pour satisfaire les michetons. Et par satisfaire, elle entend les faire jouir rapidement, les « terminer ». Il n’est pas question pour elle de réaliser tous leurs fantasmes débridés ou de répondre positivement à leurs demandes éhontées.

En dehors de quelques exceptions où elle a pu prendre son pied, la jeune femme a l’habitude de subir, inerte, les relations sexuelles qu’elle accepte à contre cœur, avec cette impression étrange de quitter son corps et de s’évaporer dans l’air de la chambre, parfumé aux senteurs d’huile d’amande douce.

La plupart du temps, elle ne ressent rien d’autre que de la lassitude à devoir se laisser limer sans émettre d’objection. Elle regarde le plafond et attend le râle de la délivrance, comme le signal qu’elle a accompli sa mission, ce pour quoi elle a été rétribuée.

Parfois, elle serre les dents quand un client met du temps à jouir. Elle a beau simuler le plaisir ou utiliser des mots crus, certains hommes sont longs à la détente et elle doit supporter leurs va-et-vient interminables sans broncher.

Ceux qui ont un gros pénis sont les pires. Malgré tout le gel lubrifiant qu’elle peut rajouter, l’absence de préliminaires satisfaisantes entraîne parfois des échauffements et des blessures, qu’elle peut ressentir pendant des jours. Mais c’est un prix qu’elle est prête à payer et dont elle ne se plaint pas. C’est un peu le revers de la médaille.

Quand on lui dit qu’elle fait ça parce qu’elle est accro au sexe, elle hésite entre rire et lever les yeux au ciel. Rien ne peut être plus faux. Sa réponse fuse, sans langue de bois :

— Je fais ça pour l’argent, pour la liberté, pour la rapidité, pour la facilité, et aussi parce que j’en suis capable. Mais pour le sexe, certainement pas.

Les mains pleines d’huile, pétrissant la peau flasque de son client, la masseuse se souvient très bien comment tout a commencé, il y a bien des années.

Suite à un cambriolage, dont elle avait été victime à 26 ans, Gwendoline avait perdu le peu d’argent qu’elle avait et beaucoup de ses biens, mais l’assurance n’avait pas voulu la rembourser. Pendant qu’elle était en boîte de nuit, les voleurs s’étaient servis dans son sac, rangé dans le coffre de sa voiture et, avec ses clefs de maison et l’adresse de sa carte d’identité, ils avaient été la dépouiller pendant qu’elle s’amusait. Au chômage et dévalisée, Gwendoline avait plongé la tête la première dans un gouffre financier.

Un soir, devant sa vieille télé, elle regardait une émission racoleuse qui parlait de ces femmes de mauvaise vie qui se faisaient un maximum de blé, en utilisant leur corps. Une idée avait alors jailli dans son esprit. Alors que Gwendoline aurait dû être dégoûtée par cette perspective avilissante, elle avait commencé à réfléchir à la possibilité de se lancer dans cette carrière lucrative.

Ainsi avait démarré sa petite entreprise et, au vu de tout l’argent qu’elle avait gagné dès la première journée, elle avait eu l’impression d’avoir trouvé la poule aux œufs d’or.

Alors que Gwendoline masturbe son dernier client, sa capacité à faire abstraction de toute répulsion l’étonne toujours.

Dès son tout premier rendez-vous, elle avait constaté avec surprise qu’elle pouvait louer son corps sans que cela ne la dérange. Étonnamment, la jeune femme avait agi avec un naturel déconcertant, comme si elle avait fait cela toute sa vie. C’est une des raisons qui l’avait convaincue de continuer.

Cependant, Gwendoline n’arrive pas à se l’expliquer : pourquoi réussit-elle à se laisser toucher et pénétrer par des inconnus si aisément, quand d’autres femmes seraient même horrifiées rien qu’à en envisager l’idée ?

Ni les corps nus, parfois très moches, étalés sous ses yeux, ni les odeurs âcres de fluides corporels qui se répandent sur ses mains, ni même le contact de sa chair contre celle d’un inconnu, ne la dérangent. A part le fait qu’elle parvienne à le faire sans sourciller, rien ne la perturbe.

Elle en conclut qu’elle-même doit être très perturbée.

En réalité, elle le sait.

Elle sait que son passé a créé des fissures en elle et l’a abîmée. En lisant plusieurs articles relatant des histoires de prostituées ou de boulimiques, elle avait noté qu’à chaque fois, les femmes avaient été abusées.

Mais Gwendoline est sûre qu’elle n’a pas été violée car elle était vierge lors de sa toute première fois, à dix-neuf ans. Il y avait eu ce sang sur les draps. Et cette douleur si vive en elle qu’elle avait demandé à son petit ami de l’époque d’arrêter. Elle avait saigné à plusieurs reprises ensuite et lorsqu’elle en avait parlé à sa doctoresse, cette dernière lui avait expliqué que perdre sa virginité, c’était comme avoir une plaie à vif. Après la première fois, il valait mieux laisser cicatriser. Adolescente, Gwendoline ne savait pas tout ça. Sa mère ne lui avait pas expliqué que la déchirure de l’hymen avait besoin de guérir. Sa mère ne lui parlait pas de ces choses-là.

Cependant, la jeune femme a tous les symptômes d’une femme abusée, décrits dans les articles ou dans les livres qu'elle a lus sur le sujet. Elle aimerait comprendre, mais rien ne lui revient. Les souvenirs se terrent dans sa mémoire, refusant de se montrer au grand jour.

Son oncle l’avait-il touchée, caressée ?

L’avait-il embrassée dans son sommeil ?

S’était-il masturbé à côté d’elle ?

Était-ce la seule nudité de ce jeune homme, âgé d’une vingtaine d’années au moment des faits, qui avait provoqué tant de désordre dans sa vie ?

Pourquoi, lorsqu’elle avait été le confronter, lui avait-il fait si peur ? Pourquoi sursautait-elle, lorsqu’il entrait dans une pièce où elle se trouvait ? Pourquoi son cœur tambourinait dans sa poitrine comme lorsqu’on se sent en danger ? Pourquoi ces yeux bleus d’acier la transperçaient-ils lorsqu’il la regardait ? Avait-elle imaginé tout cela ? Peut-on surjouer ces réactions ? Son corps disait-il tout haut ce que sa psyché n’osait pas murmurer tout bas ?

Gwendoline avait longtemps cherché des réponses, en vain, avant d’abandonner.

Elle n’a pas d’explications claires ou de solutions toutes faites à se donner. Les choses sont ainsi et il faut faire avec. Puisqu’elle peut utiliser son corps pour travailler et gagner beaucoup d’argent, elle n’a qu’à en profiter.

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