Chapitre 2 : Les coquilles Saint-Jacques

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Presqu’île de Crozon, Camaret-sur-mer, le samedi 25 décembre 2021.

— Manon, t’es prête ? On ne va pas tarder à décoller ! Il est déjà huit heures !

— Yep, j’arrive ! l’entend-il crier du haut de l’escalier, avant de sentir ce dernier résonner sous les pas dynamiques de la jeune fille.

Erwann glisse dans un sachet hermétique toutes les provisions sèches qu’il a prévues pour leur semaine à deux, à randonner autour de la Presqu’île de Crozon, leur lieu d’habitation. Dattes, figues et abricots secs, soupes lyophilisées et sachets de nouilles chinoises à reconstituer avec de l’eau bouillante, céréales sans lait et sticks de café soluble, forment toute la panoplie alimentaire du parfait backpacker.

Hier, juste avant de quitter Nantes en fin de matinée, où il avait passé la semaine à travailler, Erwann avait filé en vitesse chercher les quelques produits de dernière minute dont ils allaient avoir besoin pour bivouaquer pendant sept jours sur le sentier des Douaniers.

Une dernière fois, il fait l'inventaire de leur matériel, s'assurant de ne rien avoir oublié, afin de partir serein relever le défi que sa fille et lui s'étaient lancés depuis le début de l’année. Manon-Tiphaine, adolescente sportive de quinze ans, avait alors vu un reportage un soir à la télé, sur les pèlerins du chemin de Compostelle, et s’était extasiée :

— Pa’, ça ne te dirait pas qu’on fasse comme eux ?

Grand amateur de randonnée, Erwann avait toujours eu envie de partager avec sa fille une belle expérience de ce genre, et lui avait répondu par l’affirmative sans réfléchir. Ils avaient ensuite passé la fin de la soirée à parler de ce projet fou, qui, à partir d’un coup de tête, était désormais en passe de devenir réalité.

Après s’être projetée pendant une année complète, l’adolescente était tout excitée à l’idée de suivre son père pour ce stage de survie improvisé, bien éloigné de leur quotidien aisé. De survie, il ne serait point question, mais Erwann était d’accord pour mettre sa fille à l’épreuve en la sortant de sa zone de confort. Et lui avec, par la même occasion.

Loin de leur petit monde douillet, entre soirées télé et lectures au coin de la cheminée, les voilà prêts à partir à l’aventure, désireux de se réveiller chaque matin face à un lever du soleil rougeoyant sur l’océan Atlantique, et de s’endormir chaque soir au son rythmé des vagues venant s’échouer sur la plage. Pour vivre cela, le père et la fille s’imaginaient tout à fait capables d’endurer les nuits à dormir à même le sol dur et froid d’une petite tente à peine plus spacieuse qu’une cabane à lapin. Erwann avait eu l’idée de coudre une sorte de séparation en tissu opaque à l’intérieur, pour que chacun dispose d’un petit espace d’intimité durant leur repos bien mérité. Pudique, il voulait les préserver de désagréables moments gênants, inévitables avec une telle promiscuité, notamment au moment de se changer. Cependant, le bruit de ses ronflements ne saurait être masqué, mais ça, Manon-Tiphaine y était habituée.

Le père avait veillé à acheter la toile de tente la plus légère à porter mais surtout la plus étanche car ils avaient convenu de partir en hiver, période désertée par les touristes certes, mais à la météo plus incertaine. Ils se réjouissaient déjà de profiter du calme et de la solitude que pouvait leur offrir la côte sauvage bretonne à la saison basse.

Erwann avait donné congé aux membres du personnel qui entretenaient sa propriété. Sa femme de ménage et son jardinier bénéficiaient dès à présent d'une semaine de vacances, intégralement payée, pour profiter de leur famille et de leurs amis. Un luxe apprécié durant cette période de festivités.

A partir d'aujourd'hui, entre l’heure du lever et celui du coucher, leur programme quotidien allait se résumer à marcher en moyenne une quinzaine de kilomètres par jour. Mais aussi à manger à l’air libre de la nourriture peu avenante, à se laver sommairement quand cela serait possible, et à dormir serrés comme des sardines dans une boîte de conserve. Le tout, en prenant le risque de souffrir mille maux et désagréments qui, selon leurs attentes, en vaudrait sûrement la peine. Tous les deux trépignaient d'impatience depuis des jours à l'idée de commencer ce périple.

Et ils y étaient enfin.

Le réveil matinal, en ce jour de Noël, après une soirée passée à se gaver comme des oies, est néanmoins assez dur pour les deux apprentis aventuriers, qui ne cessent de bailler, tout en finissant leurs préparatifs et leur café.

Heureusement, ils ne sont pas rentrés trop tard hier soir. Ils étaient partis réveillonner à proximité, chez la mère et le beau-père d’Erwann, crozonnais également. Ces derniers les avaient accueillis comme de coutume les bras ouverts, heureux de cette ultime réunion en famille avant leur départ.

Après avoir ingurgité une multitude de plats allant de la coquille Saint-Jacques faite maison jusqu’à un assortiment de desserts, en passant par une copieuse dinde aux marrons, les deux futurs baroudeurs avaient quitté la table repus, le ventre prêt à éclater, avec deux crans de ceinture supplémentaires.

Si Quentin, un des deux meilleurs amis d’Erwann, avait été là, il aurait à n’en pas douter commenté cet état de surplus de sa gouaille habituelle :

— Putain, j’ai les dents du fond qui baignent !

Telle aurait pu être sa façon de s’exprimer, avait remarqué Erwann pour lui-même. Quentin, un poète qui s’ignore et ferait tache à la foire aux boudins… Erwann l’adore mais son pote, aux manières parfois grossières, n’est pas l’invité idéal pour une réception sophistiquée.

Quoiqu’il en soit, après ce diner plus que généreux, et l’ouverture avancée des cadeaux, le père et la fille avaient décidé de s’éclipser, impatients de rentrer dans leur villa, pour se coucher au plus vite et être en forme le lendemain matin.

Le beau-père d’Erwann, Yvonnick, âgé de soixante-dix ans, s’était déjà assoupi sur le canapé lorsque les deux futurs campeurs avaient pris la poudre d’escampette. Mais Mama, la mère d’Erwann aux origines italiennes, les avait raccompagnés sur le pas de la porte. Mama, ainsi que toute la famille la surnommait, leur avait alors donné deux coquilles Saint-Jacques vides, qu’elle venait tout juste de nettoyer et auxquelles elle avait ajouté une petite cordelette tressée.

— Vous les accrocherez à vos sacs à dos, avait-elle dit les yeux embués en leur tendant ses fabrications maison. Les pèlerins ont l’habitude de faire ça quand ils font Compostelle. C’est une tradition qui porte bonheur.

La grand-mère de soixante-cinq ans, moderne et dynamique, avait fait des recherches approfondies sur Gogole comme elle disait, et avait découvert que la coquille était symbole de chance et de purification spirituelle. Cette dernière était également portée depuis l’antiquité pour protéger de la sorcellerie, des maladies et du mauvais sort. Un coup de pouce non négligeable aux yeux de cette femme d’une grande prévenance, qui voulait les aider à assurer leurs arrières. Mama savait pourtant que son fils était expérimenté et avait l’habitude de parcourir les sentiers de randonnée depuis son plus jeune âge, amoureux de la marche, de la course à pied et des décors sauvages, dans lesquels il avait passé sa jeunesse à s’exercer à la photographie, une passion dont il avait fait son métier.

— Merci Mama, c’est très gentil, avait dit Erwann en l’embrassant avec tendresse. Et Merci pour le repas, c’était vraiment délicieux. Une fois encore, tu t’es surpassée. S’il y a des restes, mets-les-nous au congélateur, s’il te plaît, je viendrai les chercher quand on rentrera. On laisse le frigo vide en partant et après la nourriture sommaire qu’on va ingurgiter pendant sept jours, on sera bien content de trouver tes petits plats pour nous régaler.

— Avec plaisir, mon fils, avait-elle répondu en l’embrassant copieusement sur les deux joues.

Elle s’était adressée ensuite à sa petite-fille :

— Viens par-là, ma liane, avait dit la grand-mère en serrant Manon-Tiphaine dans ses bras. Rhô ! mais tu es tellement grande, comme ton père et ta mère ! Prends soin de toi, ma jolie et veille-bien sur ton père, je te le confie.

— T’inquiètes pas Mama, j’aurai l’œil sur lui, avait-elle répondu en lui rendant son étreinte.

— Je vous aime mes enfants.

— Bonne nuit Mama, on t’aime aussi.

À présent un peu plus réveillés, les deux baroudeurs se tiennent sur le seuil de la maison. Armés de leur gros sac à dos, chaussés de leurs lourds godillots et protégés par leurs amulettes à la forme arrondie et aux pouvoirs ésotériques, les voilà fin prêts à quitter leur petit cocon rassurant pour affronter l’inconnu…

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