Chapitre 103 : La messagère

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— Un jour, peut-être deux jours après ou plus tard, je ne sais plus, c’est très flou, ma mère et moi avons dû aller à la morgue. Il fallait que ma mère reconnaisse la dépouille de son fils. Enfin, reconnaître est un bien grand mot. Identifier serait un terme plus exact…

— Identifier ? demande Véronique, le regard inquiet.

— Mon frère et Arnaud sont morts brûlés, il fallait savoir qui était qui.

Le visage de la thérapeute affiche une profonde et sincère compassion, teintée d’une douleur facilement compréhensible. Elle-même maman, elle peut imaginer quelques instants l’horreur que cela doit être d’« identifier » le corps de son enfant à la morgue.

— Nous étions là, ma mère et moi, face à cet employé des pompes funèbres qui nous tendait son foutu papier à signer. Il nous a remis une enveloppe kraft dans laquelle se trouvaient les « restes » de mon frère.

Gwendoline fait une pause. Elle se revoit assise à côté de sa mère, dans cette pièce lugubre, éclairée d’affreux néons. De l’autre côté du petit bureau, l’homme affichait un air grave, habituel dans cette profession.

— C’étaient les restes de mon frère, voyez-vous, insiste la jeune femme, dont les larmes redoublent. Je n’avais plus de frère, je n’avais que des restes. Mon frère ne tenait plus que dans une saleté d’enveloppe kraft !

Sa respiration saccadée est interrompue par les flots salés qui se déversent sur son visage déconfit. Sa gorge se serre tant que les mots ne sortent plus. Au bout de quelques minutes, la jeune femme reprend son souffle et s’oblige à réaliser de longues et profondes inspirations ventrales, pour parvenir à aller au bout de son récit.

— Il y avait son Louis d’or... couvert de suie. Il avait été gratté pour reconnaître le motif de la bague. Sa montre en plastique était à moitié fondue. Et dans un sachet en plastique à part... il y avait deux morceaux de tissus, à peine reconnaissables. Un bout de son caleçon, et un autre de sa chaussette, qui était bizarrement encore un peu blanche.... Voilà ce qu’il restait de mon frère.

Elle s’arrête de nouveau, les yeux toujours emplis de larmes, la voix étranglée par la douleur des mots prononcés.

— Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce que cela fait, lorsqu’à douze ans, on vous tend ce genre d’enveloppe contenant ce genre de choses. Un bout de chaussette et un morceau de caleçon, à moitié brûlés, répète-t-elle, à dessein, pour souligner toute l’horreur de ce moment et du traumatisme qui en a découlé. C’était abominable.

— Je ne peux pas l’imaginer, Gwendoline, mais je vois votre souffrance et je la comprends.

— J’ai surmonté tout cela, mais j’en ai marre de tout encaisser. Je veux la paix à présent, je veux juste la paix. Mais je n’arrive pas à la trouver…

— J’entends votre désespoir. J’entends votre trop-plein, dit la thérapeute avec toute la douceur qu’elle peut lui apporter. Gwendoline... je voulais vous parler de la mort de votre frère aujourd’hui, car j’ai quelque chose à vous dire à ce sujet.

La patiente relève la tête, étonnée. Le ton cérémonieux utilisé par sa psy n’est pas dans ses habitudes. La jeune femme ne comprend pas ce qu’elle essaie de lui dire.

—Puis-je venir m’asseoir à côté de vous ?

La patiente hoche la tête, de plus en plus surprise par l’ambiance solennelle qui s’installe peu à peu dans la pièce. Véronique se rapproche et apporte avec elle ses feuilles et ses crayons à papier, qu’elle dépose sur la table basse, devant le canapé où elles sont à présent toutes les deux assises. Tous ses mouvements sont lents, délicats.

— J’aimerais dessiner un plan sur cette feuille, vous me le permettez ?

Nouvel hochement de tête. La thérapeute trace une sorte de croisement. Avec un rond au milieu.

— Ici, il y a un rond-point. Avant, il y a vingt-huit ans, c’était un stop.

À ce mot, Gwendoline frémit. Un « stop ». Le fameux « stop » que les trois amis auraient grillé, selon le rapport de police, et qui a mis fin à la vie de deux d'entre eux.

— Cette rue-là s’appelle l’impasse Diane, continue la spécialiste en désignant l'un des embranchements dessinés. Et celle-ci, c’est la rue Hector Berlioz. Vous reconnaissez ?

Gwendoline la dévisage avec une expression ahurie, indiquant son incompréhension la plus totale.

— Un jour, vous m’avez dit que votre frère était décédé non loin de chez vous, de là où vous viviez actuellement. Vous avez cité le nom de la rue Hector Berlioz, vous vous souvenez ? demande la psy, le regard franc et la voix pleine de douceur.

— Oui… oui, je me souviens de cela. Mais… je ne comprends pas ce que vous me dites.

Véronique continue de réaliser son schéma sur le papier, en le commentant le plus clairement possible :

— Ici, il y a un panneau publicitaire. A l'époque, il a été complètement noirci par la voiture qui s’est embrasée juste en-dessous, lorsqu’elle a été projetée contre le mur de pierre.

— Je ne comprends pas Véronique, je ne comprends pas ce que vous voulez me dire, répète la jeune femme en panique, en s’écartant légèrement de sa psy.

— J’habitais dans l’un des immeubles de l’impasse Diane, juste au-dessus de l'endroit où l’accident de votre frère a eu lieu.

— Vous y étiez ? interroge la jeune femme, incrédule.

— J’y étais, cette nuit-là, ce 29 juin 1994.

— C’est impossible, objecte Gwendoline, horrifiée.

La thérapeute la regarde avec beaucoup de bienveillance, consciente du choc que provoque sa déclaration.

— L’explosion nous a réveillé. Il était un peu plus d’une heure du matin lorsque cela s'est passé.

— Je ne vous ai jamais donné ces détails-là.

— Non, effectivement. J’ai fait le rapprochement lorsque vous m’avez donné la date exacte, tout à l’heure. Le 29 juin 1994. Je me suis alors souvenue de cet accident auquel j’avais assisté malgré moi, il y a presque trente ans. Cela m’avait marqué à l’époque, vous savez.

— Vous y étiez ? répète la patiente, toujours aussi sceptique. Vous y étiez vraiment ?

— J’y étais Gwendoline, oui.

— Vous étiez là quand mon frère est mort ?

— Oui, j’y étais. J’ai appelé les pompiers et j’ai préparé des couvertures, mais le temps que je fasse tout cela, il y avait déjà quelqu’un qui avait sorti l’un des passagers du véhicule en feu.

— Frédo, le survivant. Un pompier à la retraite est intervenu pour le tirer par la fenêtre de la portière passager.

La jeune femme s’exprime à présent d’une voix monocorde, presque sans émotion, habituée à faire un exposé clinique de ce terrible évènement.

— Oui, il y avait quelqu’un allongé sous une couverture sur le trottoir, je m’en souviens, confirme Véronique.

— Mon frère et Arnaud n’ont pas pu être extraits de la carcasse de la voiture avant que le feu ait été complètement éteint. Ensuite, il a fallu désosser le toit, les portières, pour pouvoir les… récupérer. La voiture était pliée en deux. Je connais certains détails, même si on ne nous a pas tout dit pour nous préserver. Puis-je vous demander une chose ?

— Bien sûr.

— J'ai déjà posé la question à des gens, mais je ne pense pas qu'on m'ait répondu la vérité, sûrement pour ne pas me faire de mal... Mais, vous qui étiez là, juste au-dessus, avez-vous entendu des cris ? Vous savez, j'ai toujours cette image de mon frère enfermé dans cette bagnole en flammes, tapant aux vitres pour qu'on vienne lui ouvrir... et elle me hante cette image, avoue la jeune femme, la voix cassée. Elle me hante depuis vingt-huit ans.

— Je n'ai rien entendu, Gwendoline. Il n'y avait pas de bruit, pas de cris. En dehors du choc, qui a été d'une extrême violence, et de l'explosion, il n'y a pas eu de bruit.

En entendant cette précision, le cœur de la jeune femme se remet à saigner, malgré le soulagement. Ses yeux s’embuent à nouveau et elle ne peut empêcher son menton de trembler. Tout en regardant sa thérapeute à travers ses larmes, elle demande :

— Pourquoi me dire ça maintenant ?

— J’avais eu un étrange pressentiment, le premier jour où vous êtes venue me voir au cabinet. Comme si je vous connaissais déjà. Je m’en rappelle très bien car cela m’a vraiment étonné. C’était très fort comme impression. Comme si je vous attendais…

— Vous m’attendiez ? Vous attendiez la sœur de celui qui était mort dans cet accident, sous vos fenêtres ?

— Cette nuit-là, j’ai beaucoup pensé aux familles des disparus, ainsi qu’aux disparus eux-mêmes, bien entendu. J’ai essayé de leur envoyer des pensées d’amour pour leur départ, ainsi qu’à ceux qui restaient. Je ne savais pas que vous existiez, évidemment. Je ne savais pas, à ce moment-là, que j’allais vous rencontrer des années plus tard.

— C’est un peu une continuité, alors ?

— C’est un peu cela oui. Vous êtes venue me voir, il y a bientôt un an, et j’ai senti que je pouvais vous aider, même si je ne savais pas encore comment à cette époque.

— C’est complètement incroyable cette histoire. J’ai le sentiment que c’est mon frère qui m’a envoyée jusqu’à vous.

— C’est aussi ce que j’ai pensé, Gwen. Vous n’êtes pas venue me voir par hasard. Nous pouvons travailler et avancer ensemble pour que vous guérissiez.

— Vous avez veillé sur lui cette nuit-là, en lui envoyant de l’amour lors de son départ et maintenant, vous prenez le relais avec moi, c’est bien ça ?

— Oui, c'est bien cela, Gwen. Et j’ai un message à vous délivrer aujourd’hui.

— Ah ?

— Lorsque vous aviez demandé à votre mère comment allait Mickaël, le jour où vous aviez appris sa mort, vous n’aviez pas obtenu de réponse.

— Effectivement.

— Votre frère va bien, Gwendoline. Voilà votre réponse : il va bien.

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