Chapitre 109 : La sentence, deuxième partie (dernier chapitre)

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Erwann relève le visage, incrédule. Gwendoline détourne les yeux, ne supportant plus son regard accusateur ni son air affligé. Elle ne sait pas ce qui est le pire : le décevoir ou le dégoûter.

— Tu as des troubles du comportement alimentaire ? demande-t-il, la voix étonnamment calme, malgré ses découvertes.

La jeune femme ferme les yeux, impuissante à retenir quelques larmes.

— Erwann, je suis fatiguée. Laisse-moi seule, s’il te plait, parvient-elle à articuler entre deux sanglots.

Le breton retourne à sa lecture et récite à voix haute :

— Une hypokaliémie est une chute du potassium qui entraine des troubles du cœur, avec un risque de crise cardiaque. Mais tu es sérieuse ? interroge-t-il, à présent en colère. C’est ça que tu ne voulais pas me dire ? Que tu as failli mourir ?

La jeune femme essuie ses joues et respire profondément pour réguler son système nerveux, tandis que le monitoring retranscrit sa détresse en sonnant à tout va.

— C’était juste… un malaise…

— C’est écrit crise cardiaque ! s’écrit-il en se levant d’un bond, avant de baisser le ton, se rappelant, une fois encore, où il se trouve. Une crise cardiaque ? murmure-t-il avec sévérité.

— C’est seulement un risque.

— Mais je ne comprends pas. Je te vois depuis des semaines et tu m’as l’air en parfaite santé. C’est sur que tu es un peu trop mince mais je pensais que c’était génétique !

— Non, ce n’est pas génétique…

Erwann se poste devant la fenêtre, dos à elle, les deux bras autour de son torse, droit comme un I. Ébloui par la luminosité trop vive et la réverbération des faibles rayons du soleil sur la vitre, il ferme les yeux à demi, affichant un air particulièrement soucieux.

— C’est quoi alors ? insiste-t-il d’une voix neutre, en fixant l'extérieur.

— Je suis une ancienne anorexique, lâche-t-elle enfin. Et également boulimique vomisseuse. Je… je n’ai pas réussi à te le dire avant parce que j’avais honte. Et la boulimie est encore pire à avouer pour moi que la prostitution.

— Ok, bon. Comment ça se guérit cette… hypokaliétruc ?

Son ton est toujours monocorde. Une neutralité qu’il utilise pour l’inciter à parler. Il veut tout savoir.

— Il ne faut plus vomir.

— Je ne t’ai jamais vue vomir, affirme-t-il en se tournant vers elle, sa silhouette se découpant en contrejour.

Son visage est à peine visible. Seule sa voix grave et rocailleuse parvient à Gwendoline.

— Je ne l’ai jamais fait avec toi. Je ne le fais quasiment plus en réalité, sauf…

— Sauf ?

Elle se mure encore dans le silence, asphyxiée par ses propres déclarations. Voyant qu’il n’obtiendra rien de plus de sa bouche, il replonge les yeux sur son écran de téléphone pour comprendre ce qui s’est passé. Les mots qui s’affichent lui font froid dans le dos : anxiété, angoisse, détresse, dépression, comportement suicidaire, crise, compulsion… C’en est trop pour lui. Il se rassoit sur le fauteuil, complètement abattu. Un silence s’installe, entrecoupé des reniflements de la jeune femme, toujours assise, la tête baissée vers ses mains.

— C’est… c’est à cause de moi si tu es là, n’est-ce pas ? A cause de mon comportement… de mon silence… ces derniers temps… tu n’étais pas bien… à cause de moi, c’est ça ?

Gwendoline ne répond pas. Erwann a les poings si fermés que ses jointures blanchissent. Il regarde par terre, dévasté de comprendre combien il lui a fait mal. Les larmes de la jeune femme s’écoulent en douceur, en repensant à la sensation de vide qui l’a oppressée si violemment ces derniers jours. Tout cela ne serait sûrement pas arrivé s’il lui avait répondu, pense-t-elle pour elle-même. Elle faisait un parcours sans faute depuis des semaines.

— Mais quel connard je suis… dit-il tout bas. Gwen… je ne savais pas… je suis tellement, tellement désolé. Tu sais que c’est involontaire. Tu le sais, rassure-moi ?

Gwendoline essuie ses yeux avec un bout du drap rêche. Elle essaie de toutes ses forces de reprendre contenance, de se montrer plus résistante, pour ne pas lui laisser croire qu’elle n’a qu’une envie, c’est qu’il la prenne dans ses bras. Et pourtant, elle aimerait tellement qu’il la serre dans ses bras. Qu’il l'étreigne fort, comme il l’a fait à maintes reprises durant leur séjour au phare. Tout avait été si merveilleux là-bas.

— Peu importe… finit-elle par dire, la voix éteinte.

— Même si cela n’enlève rien à ce que j’ai fait, je te jure sur tout ce que j’ai de plus cher que si j’avais su… que si j’avais su à quel point tu étais fragile, je ne t’aurais pas mise dans cette situation.

— Je ne suis pas fragile… je suis brisée, c’est différent, intervient-elle en se mordant les lèvres, les yeux à nouveau complètement imbibés.

Pour éviter de craquer pour la énième fois, elle se concentre sur sa respiration, oubliant un instant la présence d’Erwann, ses mots, ses excuses et ses promesses factices.

— Tu es forte, Gwen, tu le sais aussi bien que moi. Tu as chuté, ça arrive. Mais à partir d’aujourd’hui, il faut que tu arrêtes.

— Que j’arrête quoi ? demande-t-elle, décontenancée, en levant ses yeux rougis vers lui.

Va-t-il lui parler de son métier? Il serait gonflé d’exiger cela d’elle, quand bien même a-t-elle déjà pris la décision d’arrêter.

— De te faire du mal. De vomir. Arrête définitivement, lui ordonne-t-il.

— T’en as de bonnes, toi. Tu crois que je fais quoi depuis toutes ces années ? Tu ne crois pas que j’essaie de m’en sortir peut-être ? Tu crois que je t’ai attendu pour guérir ?

La colère prend une nouvelle fois le pas sur la tristesse. Elle enrage qu’il vienne ici pour exiger d’elle qu’elle se fasse soigner, comme si depuis tout ce temps, elle ne s’en était pas déjà préoccupée. Pour qui se prend-il ? Pour son père ?

— Tu es suivie ?

— Bien sûr.

— Et cela ne change rien ?

— Cela change des choses, mais pas tout. La preuve ! dit-elle en montrant la chambre où elle est installée. Je n’y arrive pas. C’est ainsi. Il y a des gens qui réussiront à guérir et d’autres comme moi qui ne s’en sortiront jamais. Je ne sais pas pourquoi, mais je n’y arrive pas. Certaines personnes ratent leur vie, on n’y peut rien.

— Tu n’as rien raté du tout. Tu as juste… besoin d’aide. Les choses sont différentes aujourd’hui.

— Ah oui ? vraiment ? et en quoi, s'il te plaît ? rétorque-t-elle, sardonique.

— Tu n’es plus seule.

— Au contraire, je le suis toujours, déclare-t-elle, avec toute la sincérité dont elle est capable. Et plus que jamais.

Le photographe baisse la tête, conscient qu’elle le vise, lui, principalement. La culpabilité lui tord l’estomac, lui donnant l’impression d’être au bord de la nausée.

— Gwen, je t’en supplie, crois-moi, cela n’arrivera plus.

— Je n’en crois rien.

Erwann soupire bruyamment. Il ne peut guère lui en vouloir, même si cela le désole au plus haut point.

— Mais quel abruti, finit-il par dire, excédé.

Il se relève et recommence à faire les cent pas dans la petite pièce.

— Tu ne me pardonneras jamais ? Tu n’auras plus jamais confiance en moi, n’est-ce pas ? J’ai tout foutu en l’air, c’est ça ?

— Erwann, seuls les actes comptent… Les paroles n’ont aucun poids, récite-t-elle, lassée.

— Alors laisse-moi te prouver, par mes actes, que tu peux me faire confiance.

— Mais tu ne vois donc rien ? s’énerve-t-elle en redressant le buste, pour se montrer plus convaincante.

— Voir quoi ?

— Dans quel bourbier tu veux t’embarquer ? Tu ne vois donc pas que tout cela est insensé, que cela n’en vaut pas la peine ?

— Toi, tu n’en vaux pas la peine ? Permets-moi de ne pas partager cet avis. C’est moi qui me suis comporté comme le dernier des connards. Toi, tu m’as fait confiance, tu as été honnête, tu t’es montrée sincère… Je n’aurais pas dû agir comme je l’ai fait. Je n’ai pas pensé aux conséquences et j’en suis désolé, encore. Donne-moi une chance de te prouver que je te mérite.

La jeune femme ne répond pas. Elle se réadosse à l’oreiller de son lit, croisant ostensiblement les bras devant sa poitrine. Erwann remarque pour la première fois la blessure sur le dessus de sa main. Cela lui fend le cœur.

— Gwen, pour que je puisse t’aider, j’ai besoin de savoir : est-ce qu’il y a d’autres choses que tu ne m’aies pas encore dites et que je devrais savoir ? À part ces TCA et l’autre truc imprononçable…

— De quel genre ?

— Peu importe. Tout ce que tu veux me dire. Je ne peux pas t’aider si je ne sais pas de quoi tu as besoin.

— Je n’ai besoin de rien, Erwann…

— Gwen, arrête de me repousser, s’il te plaît… Sauf si bien sûr, tu es sûre et certaine que tu ne pourras jamais me pardonner.

Gwendoline reste silencieuse quelques instants, puis ajoute, les yeux à nouveau remplis de larmes :

— Au phare, tu avais promis de ne jamais me faire de mal, parce que soi-disant, tu étais différent des autres. Et bien tu t’es trompé, Erwann. Tu ne t’es pas trompé à propos de moi, tu t’es trompé sur ton compte. Tu es finalement exactement comme les autres. Tu m’as fait mal toi aussi.

Elle attrape une paire de ciseaux posée sur la table de chevet à côté de son lit. D’un geste sans équivoque, elle coupe le bracelet qu’Erwann lui avait fabriqué et le lui tend, en déclarant :

— Maintenant, je vais être très claire : je ne veux plus jamais te revoir.

Erwann ferme les yeux. Il a l’impression d’avoir reçu une flèche en plein cœur. La douleur, vive et implacable, le saisit. Elle le vide de toute son énergie, comme si on lui avait retiré sa substance. Il la fixe et se souvient de l’expression de tendresse et d’amour avec laquelle elle le regardait autrefois. Autrefois ? Comme s’il la connaissait depuis des années. Comme s’il l’avait toujours connue. C’était pourtant il y a quelques jours seulement. Et tout a changé à présent. Toute la joie qui l’habitait a disparu, évaporée comme un souvenir irréel.

Dans un mouvement aussi lent que difficile à faire, il se résigne à se lever et se dirige vers la sortie. Il regarde une dernière fois le bracelet tombé sur la couverture. De toute évidence, Gwendoline a pris sa décision. Affligé, il prend conscience que la jeune femme a raison. Il n’a pas tenu sa promesse, lui non plus. Il l’a trahie et blessée, comme ce connard de Stéphane et sûrement d’autres avant lui. Il se croyait meilleur que les gars de cette espèce mais ne vaut pas mieux qu’eux, finalement. Erwann tend la main vers la porte et s’arrête sur le seuil, dos à elle.

— Tout ce qui est détruit et brisé peut se reconstruire, Gwen… C’est le propre de la vie, il me semble, dit-il en abaissant la poignée. Rétablis-toi bien.

Lorsqu’il a disparu de son champ de vision, la jeune femme enfonce son visage entre ses mains, et se recroqueville sur elle-même en ramenant ses genoux contre sa poitrine. Ses sanglots étouffés crient toute sa peine. Elle sait qu’elle n’aurait pas dû lui dire cela, mais elle ne peut pas croire que le photographe désire vraiment qu’elle soit dans sa vie. Au fond d’elle, elle reste convaincue que tout cela n’était qu’une passade pour lui et que si elle lui laisse une nouvelle chance, c’est elle qui va encore morfler. Et elle n’en a clairement plus le courage, ni la force, ni la volonté. Elle préfère ne plus rien ressentir du tout, plutôt que cette intolérable impuissance qu’elle a dû supporter ces derniers jours, en attendant un signe de sa part.

L’amour fait mal. Le manque d’amour fait mal aussi, mais il lui semble néanmoins plus supportable. Au moins, seule, elle n’est à la merci de personne.

Sur le parking de l'hôpital, Erwann monte dans son SUV. Il sait ce qu'il lui reste à faire à présent.

FIN DU TOME UN.

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