Chapitre 106 : I.M.C., T.C.A., R.A.S.

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Nantes, jeudi soir, 21h

— Docteur, elle reprend connaissance.

— Madame Beaurepaire, vous m’entendez ?

— Mmmm…

— Madame Beaurepaire, savez-vous où vous êtes ?

— Mmmm…

— Elle est encore shootée, Docteur.

— Pourquoi personne ne l’a lavée ? Elle est dégueulasse. Ça pue, qu’est-ce que c’est ?

— Du vomi. Elle a été découverte dans son vomi. On n’a pas eu le temps de s’en occuper, Docteur. Elle est arrivée tout à l’heure en urgence avec les pompiers. Ils l’ont perfusée sur la route.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Intoxication alimentaire, gastro, grossesse, lendemain de cuite ?

— Ce n’est pas le premier diagnostic, non.

— Alors ? s’impatiente-t-il, comme s’il avait l’habitude que son infirmière n’aille pas assez vite pour lui.

— Boulimie vomitive. Regardez sa main droite, la peau a presque été arrachée jusqu’au sang. Sa gorge est gonflée. Son estomac, distendu.

— Quel âge ?

— Selon la carte d’identité qu’ils ont trouvé dans son sac, quarante ans.

— Pa’ encor’, grogne la voix étouffée de la patiente, amorphe.

Le médecin jette un œil à la malade gisante, pleine de souillures, dans le lit. Ignorant ses récriminations à peine audibles, il continue sur sa lancée :

— C’est une maladie d’adolescente, non ?

— Certaines femmes continuent à l’âge adulte. Mais elles ne s’en vantent pas.

— Personne ne se vante d’être malade, ironise-t-il, mais enfin… Suicidaire ?

— J’ai retrouvé son dossier médical chez nous. Trois T.S. entre dix-sept et vingt ans. Deux séjours psychiatriques. Le premier après sa seconde T.S. à l’âge de dix-sept ans. Elle a été prise en charge cinq semaines à Saint-Jacques dans le service du Docteur Servillat, sous contrat thérapeutique, aux motifs suivants : dépression, boulimie, anorexie. Contrat qu’elle n’a pas respecté en s’enfuyant. Elle a fait un deuxième séjour d’une semaine à vingt-cinq ans, mais a demandé à quitter le programme de réhabilitation en signant une décharge car le service ne voulait pas la laisser partir : il y avait déjà un risque de décès lié à son hypokaliémie, son potassium étant à l’extrême limite, lors de ses prises de sang.

— Madame Beaurepaire, vous voulez mourir ? demande l’homme à la blouse blanche, un brin cynique.

— N…. no… non…

— Pourquoi vous faîtes-vous du mal alors ?

Gwendoline ferme les yeux, d’où s’écoulent des larmes silencieuses. Malgré l'inconfort de la situation, elle réalise qu'elle est vivante. Elle ne peut s'empêcher de remercier le ciel malgré la douleur physique qui la mitraille de partout.

— Il faut vous faire soigner, madame, vous ne pouvez pas continuer comme ça.

— Où... est ma f…fille ?

Le docteur regarde l’infirmière, dans l’attente d’une réponse. Il l'encourage d'un signe de tête. La petite femme entre deux âges s'approche du lit et du visage sale de la patiente.

— Madame Beaurepaire, commence-t-elle d'une voix douce, votre fille était à l’école quand vous avez perdu connaissance. Comme personne ne venait la chercher à l’heure de la fermeture, le directeur a contacté la personne à prévenir. Votre mère est venue la récupérer, mais bien sûr, elle est d’abord passée chez vous car elle s’inquiétait de votre absence. C'est elle qui a appelé les pompiers quand elle vous a trouvé par terre, dans vos toilettes. Votre fille n’a rien vu, rassurez-vous. Elle est en sécurité chez votre maman.

Gwendoline se remet à pleurer, soulagée. Dieu merci, sa fille a été épargnée, pense-t-elle, reconnaissante.

— Madame Beaurepaire, vous êtes au CHU de Nantes. Je suis le Docteur Cochin et je dois vous garder en observation, jusqu’à ce que votre potassium remonte. Il est beaucoup trop bas. Vous êtes branchée à un électrocardiogramme pour surveiller votre activité cardiaque. Il faut éviter de bouger pour ne pas décoller les électrodes. La chute de votre potassium a fait dérailler votre coeur. Vous savez ce qu'est le potassium, madame ?

— Oui.

— Votre potassium est dans le rouge, madame. On appelle cela être en hypokaliémie, vous le savez ?

— ... Oui.

— On vous supplémente avec la perfusion qui est fixée sur votre bras. Vous savez que les vomissements sont sûrement à l'origine de ce problème ?

— … Oui.

— Si votre hypokaliémie ne s’arrange pas, vous risquez une crise cardiaque, vous le savez ?

— … Oui.

— Eh bien, elle en sait des choses cette p’tite dame, constate-t-il avec un air léger.

Se tournant vers l’infirmière, il l’interroge de sa voix grave :

— Vous pouvez me calculer son ratio poids/ taille ?

— Quel est votre taille et votre poids, Madame ? demande l’assistante bienveillante, en sortant une minuscule calculatrice de la poche de sa blouse.

— Un mètre... soixante-huit... quarante-neuf kilos.

Gwendoline, la bouche pâteuse, articule avec difficulté.

— I.M.C. inférieur à dix-huit, Docteur, calcule rapidement la femme potelée. Elle est trop maigre.

— Avec un I.M.C. pareil, vous devez avoir un cœur solide pour supporter tout ce que vous vous faîtes endurer. Des cardiaques dans votre famille ?

— Non... que… des tarés.

— Ah. Y’a des familles comme ça. Êtes-vous suivie ?

— Oui.

— Suivi psychiatrique ?

— Non. Théra…peutique, prononce-t-elle avec difficulté. Chaque… semaine.

— Thérapeute privé ?

— Oui.

— J’aurais besoin de le contacter pour connaître votre parcours de santé avec lui et...

— Elle, intervient la jeune femme, en coupant brutalement la parole du médecin.

— Elle ? D'accord. J'ai besoin de la contacter pour savoir s’il est opportun de vous interner en psychiatrie, même si de toute évidence, ce n’est pas trop votre truc. Votre médecin traitant est toujours le Docteur Le Brun ?

— Non. Il est… mort.

— Ah. Les infos ne sont pas à jour. Votre dossier chez nous date de 2007. Quel est le nom de votre nouveau médecin traitant ?

— Docteur Châ... taignier, articule-t-elle en bougeant un peu plus.

— Bien. J’ai besoin de quelques informations complémentaires : alcool, drogue, tabac ?

— Non, non, non... végétarienne.

— Personne n’est parfait.

Un léger sourire se dessine sur le visage de Gwendoline.

— Vous avez tort, une bonne bavette, c’est succulent, renchérit l'homme, taquin. Goûtez celle de la Cigale, vous m’en direz des nouvelles, ajoute-t-il malicieusement, l’œil gourmand.

La jeune femme grimace. Autant à cause de l’image de viande en sauce qui lui vient en esprit, que de l’odeur qui se dégage de ses vêtements et qui lui monte au nez au fur et à mesure qu’elle émerge de son état cotonneux.

— Suivez-vous un traitement ?

— Non.

— Aucun ? demande-t-il, perplexe, à la limite de l’incrédulité.

— Non.

— Xanax, Lexomil ? C’est ce qu’il y a d’inscrit dans vos antécédents médicaux.

— Non.

— Zolpidem, Stilnox ?

— Non.

— Je vois que vous en avez pris pendant au moins sept ans. Qui vous a prescrit des somnifères pendant sept ans ?!

— Le Brun.

— Bon. Il ne va pas nous manquer celui-là.

— Docteur… le sermonne gentiment la femme rondelette dans son affreuse tenue bleu pastel.

— Par quoi avez-vous remplacé les anxiolytiques ?

— Je médite.

Le docteur se met à rire franchement et souffle à son infirmière :

— Elle est rigolote, celle-là. Si méditer pouvait soigner, ça se saurait.

L’infirmière lève les yeux au ciel, blasée.

— Vous faites quoi dans la vie Madame Beaurepaire ?

— Pute.

Le docteur regarde l’infirmière, circonspect.

— Vous voulez qu’on écrive cela dans votre dossier ?

— C’est… la vérité…

— Ah. Bon. À votre compte ? Demandez un bilan sanguin complet, glisse-t-il à l’infirmière, en aparté.

— J’suis pas malad’...

— Faîtes-vous des tests régulièrement ?

— Tous les... trois mois.

— Rien à signaler ?

— R.A.S.

— Bon. Madame Beaurepaire, je vois que le passif est un peu lourd mais je pense que ce qui s’est passé aujourd’hui n’était qu’un accident. Donc, je ne vous enverrai probablement pas en psychiatrie. De toute façon, vous risqueriez de vous enfuir encore.

— C’est sûr, sourit-elle en esquissant un rictus amusé.

— Néanmoins, la situation est préoccupante, car, au risque de me répéter, il y a un vrai risque de décès. Vous êtes maman, donc à mon avis, vous ne souhaitiez pas vous faire du mal mais il va falloir mettre un terme à cette boulimie.

— Si vous avez une recette miracle… pour guérir les TCA… je suis preneuse.

— Je sais que les addictions sont difficiles à éradiquer mais des patients s’en sortent, heureusement. Il y a les suivis individuels, les groupes de paroles, et pour ceux qui vont vraiment très mal, un séjour peut s’avérer bénéfique.

— Non merci. Comment font... les gens qui guérissent ? Ils gobent des pilules... magiques ?

— Non. Ils font comme vous, ils se battent. Et ils échouent. Et ils recommencent. Battez-vous encore.

— J’en ai marre… de lutter.

— Je sais, mais vous êtes courageuse. Vous avez réussi à vous sevrer des anxiolytiques et des somnifères. Vous êtes suivie, vous faites déjà ce que vous pouvez. Il vous faut juste un petit coup de pouce. Vous êtes jeune, ne perdez pas espoir, vous allez y arriver.

Gwendoline hoche la tête. Le médecin range son dossier et la salue, avant de quitter la pièce rapidement, réquisitionné par les autres patients qui ont atterri ici aujourd'hui.

L’infirmière prend le relais et lui saisit la main en s’asseyant à côté d’elle.

— Vous pourrez recevoir de la visite dès demain, madame.

— Ma fille pourra... venir ?

— Oui. Je vais contacter votre maman pour lui dire que vous êtes réveillée et organiser la visite de votre petite puce. Elle s’appelle comment ?

— Emma.

— C’est très joli. Quel âge a-t-elle ?

— Dix ans.

— Elle est déjà grande alors. Je vais aller appeler votre maman pour la rassurer car elle n’arrête pas de nous demander de vos nouvelles. Elle est très inquiète pour vous, vous savez. Elle doit vous aimer énormément.

— Oui, je sais, dit-elle la voix soudainement cassée par de nouveaux sanglots.

La femme lui serre la main avec une grande douceur, pleine de compassion.

— J’envoie deux aides-soignantes pour votre toilette. On va vous nettoyer et vous mettre une chemise de nuit propre. Celles de l’hôpital ne sont pas très belles mais au moins elle sentira meilleure que ce que vous portez.

— Merci. Est-ce que vous pourriez... appeler ma meilleure amie aussi ?

— Bien sûr.

— Je devais la voir... elle va s’inquiéter et appeler les flics à cause de mon… travail, vous savez… si jamais, elle n’a pas de mes nouvelles.... c’est qu’il y a un problème.

— Je comprends. Donnez-moi ses coordonnées et je vais faire le nécessaire. Un compagnon à prévenir ?

— Non, personne.

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