Chapitre 107 : Le détecteur de mensonges

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CHU de Nantes, vendredi 22 avril 2022, 14h

— Comment tu vas, ma chérie ? En même temps, je te demande ça mais de toute évidence, tu n’es pas au top de ta forme.

Manuella fait une entrée fracassante, comme à son habitude. Son trop-plein d'énergie rappelle à Gwendoline combien elle, elle est encore affaiblie.

— Ça va, t’inquiète, répond la jeune femme pour la rassurer.

— Tu as vu Emma ?

— Elle est passée ce matin avec ma mère. Elle reviendra demain après-midi, après son sport.

Manuella rapproche un fauteuil du lit médical de son amie et s'assoit à ses côtés. Elle lui prend la main, celle sur lequel est branché l'oxymètre qui surveille les battements du cœur de Gwendoline. Tout en continuant à s'informer des dernières nouvelles, elle la caresse avec douceur :

— Elle a loupé l’école ?

— Juste ce matin. Ils n’ont rien dit.

— Ok. Cela ne l’a pas trop chamboulée de te voir ici ?

— Elle a pleuré, mais c’était plus de la peur, tu sais. Il fallait que ça sorte. Elle prend beaucoup sur elle, mais là, elle a vidé son sac. C’était important pour la suite qu’elle ne garde pas ça en elle.

— Bien. Si elle encaisse, ça me rassure alors. Pas facile de voir sa maman à l’hôpital.

— Je sais, je l’ai moi-même vécu. C’est très effrayant.

— Ta mère a été hospitalisée quand tu étais petite ?

— Oui, acquiesce Gwendoline en réalisant qu'elle ne lui en avait jamais parlé. Pendant cinq semaines, en maison de repos, après sa tentative de suicide. J’avais six ans à l’époque, et j’ai vécu chez mes grands-parents pendant tout ce temps.

Elle se remémore son oncle, la chambre, le lit, son souffle et surtout, le trou noir...

— Tu ne m’en as jamais rien dit…

— C’est pas quelque chose que je raconte à tout va, se défend-elle. J’en parle juste à ma psy, c'est tout. Les autres n’ont pas besoin de savoir.

— Et moi, je suis les autres, peut-être ? demande Manuella à demi vexée.

— Non… mais je ne veux pas t’inquiéter non plus. Je n’aime pas déranger les gens. Je n’aime pas me montrer faible, vulnérable, tu sais bien... je préfère être positive, me concentrer sur les bons côtés.

— Me parler de ce qui te tracasse, ce n’est pas me déranger, déclare la visiteuse, sur un ton de reproche. Et tu ne peux pas toujours être une force de la nature. Tu es un être humain, Gwen, pas un robot. D’ailleurs, que t’est-il arrivé ?

— Un simple malaise. Chute de tension.

Un mensonge, un. L'électrocardiogramme réagit et décrit une embardée sur sa ligne de fréquence. C'est quoi ça, un monitoring ou un détecteur de mensonges ? Manuella ne remarque rien et continue sur sa lancée.

— T’en fais trop, je trouve. Les photos, le boulot, la thérapie, t’occuper de ta fille, faire des heures de route pour aller en week-end romantique dans le trou du cul du monde.

— C’est le Finistère, pas le trou du cul du monde.

— Finistère : fin de la Terre. Même eux le reconnaissent que c’est le trou du cul du monde.

Gwendoline éclate de rire. Malgré sa faiblesse et les douleurs physiques qu'elle ressent dans son corps, cela lui fait du bien de recevoir la visite de sa meilleure amie. Sa fraîcheur lui change les idées.

— D’ailleurs, en parlant des Bretons, Erwann est au courant ?

— Non… et je ne préfère pas qu’il le soit… réplique la patiente, soudainement plus sèche.

— Comment ça ? Tu veux lui cacher que tu es ici ?

— Il n’a pas besoin de savoir. Je veux dire… il n’a plus besoin de savoir.

— Heu… tu m’as perdue là. J’ai loupé un épisode ? interroge la jeune femme en s'éloignant de son amie alitée, comme si elle voulait l'observer d'un plus grand angle, pour déceler quelconque manigance.

— Rien d’important.

Deux mensonges, deux. Bip, bip, son coeur s'affole. Foutue machine.

— Tu recommences avec tes cachotteries. C’est quoi l’histoire, Gwen ? Vous vous êtes disputés ?

— Non, on ne peut pas dire ça.

— Gwen, arrête avec tes énigmes, sérieux, c’est fatigant. Crache-la ta Valda.

— Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis mon retour, déclare-t-elle, le regard fuyant.

— Mais tu es sérieuse ? s’égosille la visiteuse en se levant d’un bond comme un diable éjecté de sa boîte. Mais quelle raclure de bidet ! Quelle ordure ! Ah l’enflure ! La moisissure ! Le salpêtre ! Le mec passe trois jours à te lécher le coquelicot avant de disparaître dans la nature !

Gwendoline se passe la main sur le visage pour se cacher d’éventuels spectateurs. Encore heureux qu’aucune infirmière ne soit entrée au même moment pour entendre les termes fleuris utilisés par une Manuella en très grande forme.

— Ah je t’en foutrais du Breton, moi, mais qu’il y reste dans son trou du cul du monde, ce minable avorton…

— C’est bon, on a compris l’idée.

— Tu ne vas pas le défendre en plus, ce macaque ?

— Non.

— T'es amoureuse de ce fumier, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que ça peut bien faire maintenant ?

— Le sac à gerbe ! le traître puant !

— C’est bon, tu l’as rhabillé pour l’hiver.

— J’ai pas fini. J’ai besoin de me défouler.

— Je préfère l’oublier.

— Je comprends pas. Tu m’as dit que tout s’était bien déroulé là-bas. Que s’est-il passé pour qu’il réagisse ainsi ?

— Je pense qu’il a dû changer d’avis, c’est tout.

Trois mensonges, trois. Bip ! bip ! bip! C'est pas possible, elle va virer ce mouchard d'oxymètre. Gwendoline respire lentement pour effacer les pics d'anxiété qui la trahissent sur l'écran. Elle n'a aucune envie de revenir sur l'altercation avec Quentin. Elle n'a plus du tout envie de se rappeler quoi que ce soit de l'ensemble de son séjour à Crozon. La moindre parcelle des souvenirs qui lui sont associés lui poignarde le coeur. Et son coeur est suffisamment endommagé comme ça. Elle a le coeur brisé, au sens propre, comme au figuré.

— Il a changé d'avis ? Sans déconner ! Comme ça, pouf ?

— Ben oui, pouf. Il a peut-être réfléchi à mon métier… personne ne veut s’engager auprès d’une…

— Attention ! Tu parles de ma meilleure amie là, l’arrête-t-elle en levant une main. Un peu de respect. En plus, qu’est-ce que tu me parles de ton métier alors que tu m’as annoncé que tu avais raccroché ? Et pour ce trou de balle, qui plus est !

— Je n’ai pas eu le temps de lui en faire part. Je ne voulais pas lui donner l’info comme ça, à la va-vite, alors que c'était une décision importante.

— Le goret, le sagouin, le porc… enchaîne la visiteuse, toujours pleine de verve.

— Oui, bon, c’est un peu redondant tout ça.

— J’aimerais lui rôtir les testicules sur un barbecue électrique à cette amibe.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? T’es en roue libre là !

La patiente éclate à nouveau de rire, à la grande satisfaction de Manuella, très fière de son one woman-show.

— J’ai besoin d’évacuer. Je peux pas garder toute cette colère en moi, ça va m’accentuer ma ride du lion. C’est connu, quand même, comme astuce, ma chérie. Pour pas marquer le visage, on doit se défouler et non refouler. Rappelle-moi son nom ?

— À qui ?

— À ce sac à crotte.

Gwendoline lève les yeux au ciel, toujours hilare.

— Erwann.

— J’ai demandé son nom, pas son prénom.

— Son nom de famille ? Pour quoi faire ?

— Pour lui jeter un sort, dit-elle en mimant un sortilège qui sortirait du bout de ses doigts.

— Ah ah. Très drôle.

— Je vais lui expédier une patte de poulet par la poste, avec un présage de catégorie trois, ambiance apocalyptique. Une simple malédiction sur dix générations fera l'affaire pour ce troufion ! Ah, il va pas s’en sortir comme ça, le corniaud. Parole de Manuella.

— N’importe quoi. Laisse-le tranquille. En plus, tes histoires de sorcellerie, ça fait pas très cartésien quand même !

— Je suis cartésienne quand ça m'arrange.

— Tu m'en diras tant ! C'est bien le problème. Mais je n'ai pas envie de revenir là-dessus. Il a le droit de changer d’avis. C’est la vie.

— T’es en hypoglycémie ma chérie, bois un peu de ton jus d’orange. Et donne-moi le nom de cet enfoiré.

— Pas question.

— Elle est mignonne. On est en 2022, Gwen, si je veux obtenir le nom de famille de quelqu’un, je vais chez Mark Zuckerberg et... le tour est joué, dit-elle en brandissant son téléphone comme un trophée.

Manuella pianote sur l'écran tactile qu'elle fait défiler d'un doigt expert.

— Alors, ton profil Facebook à toi. Ok. Liste d’amis de Gwen Beaurepaire. Ok. Erwann, Erwann, Erwann… Erwann Le Bihan ! Bingo ! Photographe professionnel, blablabla. Il a oublié des qualificatifs sur son profil cet imbécile ! T’as oublié « tête de gland », pauv’ tâche ! éructe-t-elle au téléphone comme si le photographe était à l’intérieur.

Gwendoline se passe les mains sur le visage, mi-amusée, mi-gênée par ce déluge de noms d'oiseaux.

— Manuella, s’il te plaît, fais un break, je t’assure. Il a eu son compte.

— Ok, ma puce. Je vais te laisser de toute façon. Je t’ai apporté tes magazines, Voici, Public, Gala, Closer, et même le hors-série du Elle mode.

— T’es un amour.

— Tes fringues sont dans le sac, dans le placard. Je t’ai mis tes hauts sur des cintres pour pas les froisser. Ton sèche-cheveux est dans la salle de bain. Hésites pas à l’utiliser, t’as une tête à faire peur. Je sais que t’es à l’hôpital pour te reposer, mais faut pas pousser mémé dans les orties, donc fais-toi un p’tit brush, ça te remontera le moral.

— Ce sera tout ? demande la patiente, blasée, le menton posé au creux de sa paume de main.

— Si t’as besoin tu m’envoies un message.

— Manuella, attends, dit-elle alors que son amie glisse son sac sur son épaule.

— Oui, ma chérie ?

— Promets-moi que tu ne lui diras rien.

— À qui ?

— Erwann.

— L’autre tarlouze ? Évidemment que je ne vais pas lui en toucher un mot. Il ne te mérite pas cette fiente de pigeon parisien.

— Vraiment, j’insiste. J’ai tiré un trait sur cette histoire et je n’ai pas envie de replonger là-dedans.

— Ok, je te le promets ma chérie. Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer !

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