Prologue - La chute

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Équilibré sur la fine rambarde métallique du pont de Brooklyn, je défie l'étroitesse qui à peine consent à porter mes pieds. Là, de chaque côté, le monde continue sa course effrénée : d'un côté, l'eau de l'East River scintille sous les étoiles, de l'autre, la route dévore les voitures à une vitesse frénétique. Et pourtant, je ne suis pas ici pour contempler le ciel étoilé de New-York se mirant dans les eaux sombres du fleuve. Les promeneurs déambulent, indifférents à la silhouette figée juste au-dessus d'eux. Une silhouette prête à tomber dans le vide. Je suis ici pour me laisser choir, pour échapper à toute sensation, à la douleur et à la désolation qui m'ont étouffé. Il ne restera que le néant.

Ce pont majestueux, que j'ai parcouru d'innombrables fois lors de mes déambulations nocturnes, semble être le lieu idéal pour reposer mon âme et, surtout, pour m'abandonner, pour mettre fin à ma souffrance. Les lumières de la ville se reflètent sur ses arches en pierre et ses structures d'acier, créant des ombres gigantesques, des monstres affamés prêt à m'engloutir tout entier dans l'abîme de l'obscurité qui s'étend sous moi. La surface de l'eau, immobile et paisible, ressemble à des sables mouvants, une invitation perverse à m'engloutir en un clin d'œil. Je tourne la tête vers la droite, et là s'offre à moi une vision spectaculaire des gratte-ciel majestueux, leurs faisceaux chatoyants illuminant la ville qui ne dort jamais. Les façades vitrées des gratte-ciel se mirent dans l'East River, révélant un monde qui pulse et vibre, indifférent à ma torpeur : l'avocat qui travaille tard pour faire ses preuves, la mère de famille qui vieille sur son enfant, le grand-père qui lit son journal pour la seconde fois aujourd'hui, et moi, suspendu hors du temps, loin de cette vie trépidante, sans espoir de continuer à vivre.

Le trafic s'est figé sous moi, et les passants se sont mués en statues de cire, leur immobilité contrastant avec le tourbillon de mes pensées. Certains d'entre eux tiennent fébrilement leurs téléphones, probablement en train d'appeler les secours, mais leur hâte est vaine, car il est déjà trop tard pour me sauver. D'autres, insensibles à ma détresse, ont sorti leurs téléphones pour filmer ce spectacle désolant. Tout est prétexte à la viralité, à l'espoir de faire sensation sur les réseaux sociaux. Je peux déjà imaginer le titre de la vidéo : « Un jeune homme sur le bord du pont de Brooklyn menace de sauter. » Pathétique. Pour la première fois, j'ai l'impression que la ville toute entière est plongée dans un silence paralysant, qu'elle retient son souffle, ce qui ne fait qu'accentuer le vide qui m'habite.

La souffrance m'envahit, un maelström implacable, bien au-delà de ces éphémères écorchures de la vie quotidienne. C'est une douleur qui saisit mes entrailles, qui m'oblige à contenir des cris, à pleurer, à vaciller sous son poids étouffant. Pourtant, elle n'est pas physique en premier lieu, c'est une souffrance psychologique, une lourdeur oppressante, le désespoir qui me tord l'âme. Elle se matérialise par un nœud inextricable dans mon estomac, me donnant envie de vomir. Le manque d'air étreint ma poitrine, m'obligeant à ouvrir grand la bouche pour tenter de respirer. Ma gorge brûle d'une douleur lancinante qui m'empêche de prononcer le moindre son. Même mon esprit, jadis alerte, fonctionne maintenant au ralenti, engourdi par la douleur. Des pensées sombres m'assaillent, des nuages noirs dans mon esprit que je ne parviens pas à dissiper. Je ferme les yeux et sens le vent chargé d'odeurs d'iode et de goudron mouillé me frapper le visage

Etrangement, à cet instant, plus rien ne m'effraie, pas même l'idée de sauter de cette rambarde. Pourtant, je sais que cinquante mètres plus bas, l'eau m'attend, prête à engloutir mon corps dans un bruit sourd. Je comprends que je n'aurai aucune chance de survie après une chute aussi vertigineuse. Je me vois sauter, sentir la pesanteur me tirer vers le bas, tomber dans un abîme d'obscurité, et puis l'impact, le fracas de mes os se brisant, ma peau se déchirant, puis plus rien. Je perdrai connaissance, m'enfoncerai dans les profondeurs de l'eau sombre, coulant dans les abîmes. Rien, c'est ce que je désire, ne plus ressentir cette douleur insoutenable qui me dévore de l'intérieur, mettre fin à cette agonie qui me hante.

« Tu es seul et personne ne viendra », me rappelle impitoyablement ma voix intérieure, un écho glacial qui résonne dans le vide de mon âme. Mon dernier regard se pose sur mon téléphone et je m'accroche à un mince espoir, comme un naufragé s'accroche à une bouée de sauvetage en pleine mer. J'attends fiévreusement un message, un appel, un mail, ou même une insignifiante notification. Mais l'écran reste désespérément vierge de tout signal, et le néant s'ancre encore plus profondément en moi, comme une enclume qui pèse sur mon esprit meurtri. L'isolement me serre le cœur, une solitude sans écho, évidente et impitoyable. Face à moi, deux choix lugubres se dressent : affronter la vie, ou bien, enfin succomber à ma peine.

Elle ne viendra pas, elle a fait un choix, et ce n'était pas moi. Où est-elle à présent ? Est-elle encore à New-York, ou est-elle déjà en route pour l'avion qui l'emmènera à San Francisco ? Je continue de fixer le témoin lumineux de mon téléphone, cherchant désespérément un signe de vie, un simple message, mais le silence persiste, aussi lourd que le poids de ma solitude grandissante. Je me sens de plus en plus vide, de plus en plus seul, de moins en moins vivant. Mes doigts glissent instinctivement vers la poche intérieure de ma veste, saisissant ma boîte de Xanax. Il ne reste qu'une seule pilule, insignifiante face à l'ampleur de mes chagrins, de mes remords, de ma culpabilité, de ma colère et de ma peine. Les pilules, jadis bouées de sauvetage face à l'assaut du monde, semblent dérisoires face à l'inexorabilité de ma décision. D'une pression légère, j'avance mon pied dans le vide. La foule retient son souffle.

J'ai des proches qui m'aiment, mon meilleur ami et colocataire qui n'hésiteraient pas à venir m'aider en cas de pépin. Mais cette année, j'ai l'impression que tout s'est effondré et ma psyché déjà fragilisée a fini par se briser en morceaux. Il y a eu tant de bonheurs et tant de catastrophes, de déceptions et de regrets. En cet instant, je ne peux m'empêcher de penser à elle, à la douleur de sa perte, à l'amour qui m'a blessé si profondément. On ne choisit pas qui on aime, même si cela doit finir par nous détruire. Alors, on vit, on aime, on se donne, et l'on espère ne pas vivre la perte de l'être-aimé. Mais pour moi, il est maintenant trop tard, la mort est sur le point de me prendre dans ses bras. Son étreinte s'intensifie à chaque seconde qui passe. Je n'ai plus la force de résister, je vais me laisser tomber, accueillir la noirceur que j'ai rencontrée et l'accompagner dans cette nouvelle aventure, même si elle est de courte durée.

J'inspire profondément une dernière bouffée d'air pour tenter d'échapper à cette douleur qui m'étreint. Mes poumons se remplissent d'un air frais, glaçant chaque parcelle de mon être. La vie vaut-elle vraiment la peine d'être vécue ? Mon regard se porte vers l'horizon, où les bateaux naviguent avec une aisance déconcertante sur l'East River. Et si je devenais comme l'un d'eux ? Pas un imposant paquebot, mais une simple barque frêle, flottant paisiblement sur le fleuve. Là-bas, des enfants insouciants s'amusent sur le Jane Carousel, ignorant les tourments du monde. Ils ont tant de chance. Le soleil s'éclipse lentement derrière, laissant les ténèbres s'approcher, mais je ressens une lueur d'espoir, même faible, une possibilité que quelque chose de beau puisse encore advenir si j'y crois une dernière fois. Une larme tiède glisse le long de ma joue, s'écrasant sur le métal froid de la rambarde d'acier. Je ne m'étais même pas rendu compte que je pleurais depuis quelques minutes.

« Tu y es presque », me susurre ma petite voix dépressive, une compagne fidèle depuis de longues années. Elle a raison, je suis prêt à sauter. Personne n'est présent pour me retenir. Est-ce la faute de quelqu'un ? Absolument pas. Personne n'est à blâmer. Je suis un être vulnérable, trop sensible, qui est tombé amoureux et qui a crû pouvoir sortir de la noirceur d'un quotidien morose. Je n'aurais jamais pensé que l'amour pouvait causer autant de douleurs. C'était comme si deux protons rentraient en collision et provoquaient alors une explosion. Pourtant, je suis une personne rationnelle et pragmatique, et je considérais l'amour comme une construction LEGO plutôt qu'un coup de foudre immédiat.

Presque personne ne m'a jamais offert d'amour depuis ma naissance, à l'exception de mes parents. Comment pourrais-je croire en l'amour ? C'est une question difficile. J'ai développé cette méfiance envers les histoires romantiques après avoir été témoin de déceptions et de rupture dans la vie des gens qui m'entouraient. Les films et les séries romantiques qui dépeignent des rencontres magiques entre des individus que tout oppose, pour finalement aboutir à un amour parfait, idyllique et éternel, me semblaient purement irréalistes. Je n'y croyais guère lorsque j'ai rencontré pour la première fois. Ces croyances étaient profondément enracinées en moi, façonnées par des années d'observations et d'expériences. Cependant, la vie avait d'autres projets pour moi, des projets qui allaient me forcer à remettre en question mes convictions.

Pourtant, aujourd'hui, je vais bel et bien mourir par amour. Mais avant cela, je ressens le besoin de partager mon histoire, non pas pour me justifier, car je sais que cela ne changera rien à ma décision, mais pour vous permettre de comprendre le cheminement qui m'a conduit jusqu'ici. La sentence que je m'inflige est, à mes yeux, irrévocable et la fin qui m'attend est tragique. Pourtant, n'est-ce pas finalement la nature même de la vie ? Un voyage qui comporte un début, un milieu et une fin, inconnue jusqu'au moment où le couperet tombe. J'ai décidé de signer mon épilogue ici, en cet août brûlant, suspendu au-dessus des eaux du pont de Brooklyn, seul avec les étoiles. Les évènements qui ont jalonné mon existence m'ont poussé à cette décision, et l'amour en a été le point d'orgue, celui qui a modelé ma perception de la vie et de la mort.

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