Dernière soirée à Danbury

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La canicule de cet été torride pesait sur la ville de Danbury, lui conférant des airs de cité abandonnée. Les volets clos de chaque maison n’accentuaient que davantage cette atmosphère pesante, tandis que les habitants, en quête désespérée de fraîcheur, osaient à peine mettre le nez dehors. De temps à autre, un chat solitaire bravait la fournaise des rues, se volatilisant en un éclair dans l’ombre bienfaisante. Sortir en cette fin d’août relevait presque de l’insouciance, voire du suicide. Les températures infernales avaient réduit le bitume en une masse poisseuse, révélant sa noirceur la plus profonde. Les pelouses des résidences étaient de simples étendues jaunies, certains endroits n’étaient plus que des terres arides, fendillées par la sécheresse. La ville semblait en guerre contre toute manifestation de vie.

J’avais trouvé refuge dans ma chambre, plongée dans une douce pénombre, baignée par la lueur tamisée de ma lampe de chevet. « Refuge » était le mot juste, car je me sentais véritablement heureux et comblé de passer mon été dans ce sanctuaire. Ma chambre était devenue une forteresse de solitude, un havre de paix me protégeant à la fois de la fournaise extérieure et des soucis du quotidien. Des piles de livres s’étaient érigées sur le sol, formant des murailles imposantes. C’était mon refuge, un endroit où je parvenais à me déconnecter du monde et à plonger dans les aventures passionnantes de Sherlock Holmes, Fitz, Dark Vador ou Bilbo. Ces héros menaient des vies bien plus exaltantes que la mienne d’adolescent à Danbury.

Pourtant, même dans cet Eden réservé aux amoureux de la lecture comme moi, je ne pouvais échapper à l’emprise de la canicule qui régnait à l’extérieur. La chaleur s’insinuait à travers les moindres interstices de ma maison mal isolée, envahissant progressivement ma chambre. Elle s’accrochait à mes vêtements et à ma peau, laissant la sueur perler sur mon front. Malgré cela, je n’aurais échangé ma place pour rien au monde. Cette solitude, cette sécurité, ce modeste confort étaient mes seuls compagnons dans cet univers étouffant.

Pendant des heures, je m’étais plongé dans l’intrigue captivante d’Arthur Conan Doyle, un auteur que j’appréciais tout particulièrement. Ce n’était pas la première fois que je parcourais ces pages, mais chaque relecture me procurait une évasion bienvenue. L’histoire agissait comme une clé magique, ouvrant la porte de mon esprit pour chasser les pensées les plus sombres qui m’assaillaient en cette fin de journée caniculaire d’août. Les personnages de Conan Doyle étaient mes compagnons d’évasion, des amis qui m’aidaient à fuir temporairement la réalité pesante qui régnait à l’extérieur.

Mon adolescence pouvait se résumer en un seul mot, un mot chargé de douleur et de solitude : harcèlement. Ce mot, qui aurait dû n’être qu’un concept abstrait, s’était insinué dans ma vie tel une ombre insaisissable. Il avait infiltré peu à peu mon quotidien au point de s'être gravé dans ma chair, et avait transformé chaque jour en une bataille acharnée pour ma survie. Les moqueries, les gestes déplacés, les bousculades, les coups… Ils étaient devenus mon lot quotidien, inlassablement. J’étais constamment en alerte, cherchant désespérément à me protéger des attaques incessantes des autres élèves qui avaient décidé que j’étais la cible idéale de leur cruauté. Je me cachais de la foule, de ces individus déterminés à me réduire à néant, tant au sens figuré qu’au sens propre. Parfois, ils étaient presque parvenus à leurs fins. La plupart de mes journées se résumaient à la solitude comme seule compagne. Le reste du temps était rythmé par le bruit sourd des coups portés contre mes côtes, un tempo infernal, comme un tambour que l’on martelait sans cesse. Quand je rentrais chez moi, épuisé et meurtri, il ne me restait qu’un refuge, un sanctuaire capable d’apaiser mon être meurtri : ma chambre. C’était un lieu paisible et rassurant, où je me plongeais dans la lecture pour échapper à ce quotidien oppressant qui m’avait emprisonné. Piégé.

La lecture était devenue ma drogue, une nécessité vitale pour me préserver du gouffre des regrets, du chagrin et de la dépression qui menaçaient de m’engloutir à tout moment. C’était ma bouée de sauvetage, celle qui me maintenait à flot dans ce torrent de violence que je redoutais plus que tout. Mais cette violence revenait sans cesse, implacable comme une marée incontrôlable. À 18 ans, je me sentais profondément en décalage avec les autres adolescents, en contradiction totale avec leurs attentes et leurs normes. Ainsi, je plongeais inlassablement dans des aventures captivantes, explorant des mondes imaginaires qui réussissaient, ne serait-ce que pour quelques précieux instants, à m’arracher à la grisaille de ma réalité.

Je me décollai de mon lit, les mots de Conan Doyle s'estompant face à l'assaut incessant de mes pensées. J’avais relu la même ligne plusieurs fois sans pouvoir la comprendre. Quelle heure pouvait-il bien être ? Mes yeux me piquaient de fatigue, signe que la journée touchait à sa fin. Je regardai par la fenêtre : seul un chat, qui visiblement tentait d’attraper un rongeur, se trouvait dans la rue. Misérable, petite créature, en bas de la chaîne alimentaire, elle allait probablement finir dans l’estomac de ce gros matou. J’étais, moi aussi, un pion dans le monde, en bas de l’échelle sociale. Chaque fibre de mon être aspirait à échapper aux griffes de l'oppression qui m'avait étreint ces dernières années. J’en avais assez, je souhaitais sortir de cette torture psychologique que j’avais subie en vivant ici. Le calendrier épinglé sur le mur de ma chambre n’avait de cesse de me le rappeler. Mon objectif était clair : quitter Danbury.

J’enfilais à la hâte un t-shirt et me dirigeai vers la cuisine pour grignoter quelque chose avant que ma mère ne rentre du travail. Je craignais d’avoir déjà manqué son retour. Je descendais les marches des escaliers sur la pointe des pieds pour éviter de faire grincer le parquet poussiéreux qui résonnait à chacun de mes pas. Dans l'obscurité silencieuse de la maison, ma solitude était aussi tangible que l'air chaud et immobile. Je me hâtai d’aller à la cuisine et jetai un coup d’œil rapide à l’horloge au-dessus du frigo : 21 h 30. Elle ne tarderait pas à rentrer et je ne pouvais pas perdre une seconde. J’ouvris la porte du placard pour prendre le pain de mie, le jambon et le fromage. Je posai le tout sur le plan de travail pour préparer mon modeste repas et retourner rapidement dans ma chambre. Hélas, la porte d’entrée s’ouvrit à ce moment-là.

J’ai su immédiatement que ma mère était déjà là, et que je ne parviendrais pas facilement à lui échapper. Elle ressentait toujours le besoin de savoir comment j’allais, comme une obsession. Elle avait vécu trop de peurs en tant que parent à cause de moi, je ne pouvais lui en vouloir d’être comme cela. J’avais essayé de la protéger des ennuis que je subissais à l’école. Elle avait fini par découvrir la vérité quand je suis rentré un jour avec un œil au beurre noir. J’avais d’abord essayé de lui mentir, mais cela n’avait pas fonctionné et j’avais été contraint de lui dire toute la vérité. J’étais le souffre-douleur de certains lycéens, mais elle n’avait pas apprécié cette révélation et avait voulu se rendre au commissariat. J’étais finalement parvenu à la convaincre de me laisser terminer l’année comme cela. Porter plainte n’aurait eu comme résultat que d’attiser la haine à mon égard. Elle avait finalement capitulé, mais je savais bien qu’elle avait depuis une peur permanente lorsque j’étais au Lycée, c’était normal.

Elle entra dans la cuisine pendant que je refermais précipitamment la porte du frigo, essayant de filer avec mon sandwich à la main dans une tentative vaine de fuite. Elle me connaissait trop bien, et je la connaissais tout autant.

— Salut, mon chéri, tu ne me demandes pas comment s’est passé ma journée au restaurant ? me dit-elle.

— Coucou, maman, comment s’est passé ta journée ?

Je capitulais, connaissant déjà l'issue de notre éternel jeu du chat et de la souris.

— Très bien, même si la chaleur était étouffante. As-tu déjà mangé ? dit-elle en jetant un bref coup d’œil à mon assiette.

J’étais piégé, pris en flagrant délit de malbouffe.

— Je m’apprêtais justement à manger ça, en montrant mon sandwich.

— Oh non, hors de question que tu te nourrisses de cela. Je vais te préparer quelque chose, dit-elle, se mettant déjà à couper des oignons pour faire des pâtes à la carbonara.

Je capitulais en mettant mon sandwich dans le frigo. C’était ma mère : une femme au caractère fort qui voulait le meilleur pour son fils unique, moi. Elle avait mis sa vie, ses passions, et même ses amours pour que je puisse avoir une vie décente. Elle avait tout sacrifié pour moi, mais je savais que mon départ allait lui briser le cœur. Il faut dire qu’elle ne me voyait pas quitter la petite ville de Danbury pour me rendre dans l’immense ville de New-York.

Je regardais la cicatrice sur mon pouce, une marque indélébile de mon passé en tant que victime de harcèlement. Une simple cicatrice pour beaucoup, mais pour moi, elle symbolisait tellement plus. Un coup de compas donné par un idiot en plein milieu d’un cours pour amuser les autres. Les rires cruels des autres adolescents résonnaient dans mes oreilles, une cacophonie de moqueries, pendant que j’essayais d’arrêter le sang qui coulait de ma main. Cette cicatrice était devenue la marque de mon passé, le rappel viscéral de la honte que je grattais inconsciemment lorsque j’étais stressé, celle que je voulais effacer… Étais-je stressé ? Oui, je l’étais. J’allais partir, quitter la petite ville de Danbury pour devenir une petite fourmi dans la grande fourmilière qu’était New-York. C’était nécessaire, mais cela me terrifiait.

Ma mère me regardait avec inquiétude alors que je fixais ma cicatrice.

— As-tu encore fait des cauchemars ? me demanda-t-elle.

— Non, ça va.

C’était un mensonge éhonté. En réalité, j’avais été réveillé en plein milieu de la nuit par un de mes habituels cauchemars. Une scène effrayante qui m’avait bouleversé et empêché de me rendormir sans prendre un habituel cachet de Xanax. Ce n’est que deux heures plus tard que j’avais réussi à m’endormir.

— J’aurais tellement aimé que ton père soit avec nous, il aurait su quoi faire, dit-elle d’une voix emplie de nostalgie et de regrets.

— Tu es parfaite, maman, tentai-je de la rassurer.

Cela faisait quinze ans que mon père était décédé d’un cancer qui avait eu raison de toutes ses forces. Il avait lutté, mais la maladie l’avait emporté, laissant ma mère seule. Selon elle, c’était un homme formidable, mais j’étais trop jeune pour m’en souvenir. J’avais grandi sans papa pour me guider, m’inspirer et me défendre. Aurais-je été harcelé s’il avait été là ? Probablement pas. J’avais appris à vivre sans lui dès mon plus jeune âge et j’avais vécu cela comme une injustice durant une bonne partie de ma jeunesse. C’était désormais derrière moi. Je m’étais construit une carapace pour ne pas trop me morfondre de son absence. Pour ma mère, c’était différent. Elle n’avait pas réussi à se reconstruire après la mort de l’amour de sa vie. Alors elle avait inconsciemment décidé de consacrer toute sa vie à son fils, oubliant tout le reste. Elle n’avait pas poursuivi ses études de droit, s’était contentée d’un travail alimentaire dans un petit restaurant de la ville. Elle travaillait, s’occupait de la maison, de moi et rien d’autre. Elle n’avait jamais pris le temps d’aller au cinéma, faire les boutiques ou de sortir avec des amis. Elle avait tout simplement tout abandonné pour m’élever seule et j’étais devenu le centre principal de son existence.

— Est-ce que tes affaires sont prêtes pour demain ? me demanda-t-elle alors qu’elle fît revenir les oignons dans notre petite cuisine.

— Oui, elles sont prêtes depuis des semaines à vrai dire.

— Adam arrive à quelle heure avec son père ? dit-elle.

— Il sera à la maison pour 5 heures du matin, mais tu le connais, il risque d’arriver avec un peu de retard.

Elle rit. Elle semblait détendue malgré mon départ qui devait assurément l’angoisser.

— Oui, c’est sûr.

Adam était mon ami d’enfance, le seul ami que j’avais en réalité. Bien qu’il ait été plus ou moins présent dans ma vie, nous avions passé moins de temps ensemble ces dernières années, car ses parents l’avaient inscrit dans un établissement privé pour la fin de ses études. Cependant, nous allions rattraper le temps perdu en vivant en colocation à New-York. Adam allait étudier la musique, tandis que moi, je me consacrerai à la littérature.

— À table, dit-elle alors que l’odeur des oignons caramélisés emplissait la cuisine.

— J’arrive.

— Bon, tes affaires sont prêtes, énuméra-t-elle comme si elle dressait une liste de tâches à accomplir avant mon départ. As-tu pensé à prendre les vêtements qui étaient dans la machine à laver ? demanda-t-elle pour se rassurer une fois de plus.

— Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour moi, maman. Je suis prêt à poursuivre mes études, alors tu ne devrais pas avoir peur pour moi tout le temps.

— Je sais, mais c’est mon rôle de m’assurer que tu as tout ce dont tu as besoin.

— Je comprends. Mais je ne veux pas que tu te sacrifies pour moi. Tu as aussi besoin de prendre soin de toi.

— Je sais, je sais, dit-elle vaguement.

Elle n’en croyait pas un seul mot, elle avait dû se battre seule pour m’élever, pour payer les factures, remplir le frigo et pour m’éduquer. Elle avait travaillé dur, trop dur pour que je puisse avoir la meilleure vie possible. Elle lâchait un ultime effort la semaine dernière en prenant un crédit à un taux bien trop élevé afin de financer mes études et ma vie à New-York. Elle avait mis sa vie, ses rêves et ses espoirs entre parenthèses pour moi et je voulais lui rendre au centuple, la rendre fière. Même si pour l’instant, il n’en était rien, c’était même le contraire, je lui avais causé plus de peurs et de souffrances que de bonheur… Nous nous installions à table et nous mangions en silence, chacun de nous dans nos pensées.

Elle n’y était pas encore habituée, à ce départ qui allait indubitablement changer sa vie et son quotidien. Les larmes aux yeux, elle fixait son assiette sans un bruit. Je savais que je ne pouvais pas la laisser comme ça. Je me suis levé et suis allé la rejoindre.

— Tu sais maman, tu vas me manquer aussi. Mais je serai toujours là pour toi, peu importe où je suis. Puis tu pourras m’appeler en visio pour que l’on discute. Tu auras régulièrement des nouvelles. Puis New-York, ce n’est pas si loin.

Elle leva la tête et me sourit, ses yeux encore brillants. Je n’aimais pas la voir dans cet état, surtout à cause de moi.

— Je sais mon chéri, je le sais.

Elle essuya ses larmes avec sa manche pour ensuite m’enlacer. Nous sommes restés là, dans les bras l’un de l’autre, profitant de ce dernier instant d’affection.

— Bonne nuit, maman, dors bien.

— Bonne nuit, mon chéri. Fais de beaux rêves, dit-elle en regardant dans le vide.

Je montai les escaliers et retournai dans ma chambre. Je m’installai sur mon lit et repris ma lecture où je l’avais laissé. Cependant, je n’arrivais toujours pas à me concentrer dessus. Les souvenirs de mon adolescence me hantaient, me tourmentaient, m’empêchant de vivre l’instant présent. Je repensais à toutes ces années où j’avais été victime d’humiliations et de blessures physiques et psychologiques. Je repensais à ces cicatrices visibles et invisibles, qui m’avaient été infligées. Ma gorge se resserrait. Je me demandais si un jour, je pourrais les effacer et être pleinement heureux. Ce ne serait pas ce soir. J’ouvris le tiroir de ma table de nuit pour retrouver ma fidèle boîte de Xanax. Je pris un cachet et le fis fondre sous ma langue.

Je m’endormis finalement, épuisé par mes pensées, mes souvenirs et l’effet du médicament que je venais de prendre. Mais j’avais désormais un espoir celui de m’épanouir à partir de demain à New York : une nouvelle vie à construire sans la peur au ventre qui était, pour l’instant mon quotidien.

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