Départ pour New York

9 minutes de lecture

La nuit était encore présente dans la petite rue résidentielle de Danbury. Je n’avais pratiquement pas dormi, mon cerveau n’avait pas réussi à se mettre en veille pour me plonger dans un sommeil profond. J’avais alterné entre des phases de stress intenses, où je ne pouvais plus respirer. Mon corps se figeait d’effroi et mon âme se noyait dans la noirceur de mes pires souvenirs. Puis des moments d’excitations à l’idée d’un avenir plein d’espoir et de promesses, une petite lueur dans le crépuscule que je fixais intensément.

L'alarme de mon réveil trancha le silence de l'aube, un signal que l'heure était venue — l'heure de tourner la page, de saisir l'espoir que j'avais cultivé dans l'ombre de mes jours sombres. C’était le grand jour. J’allais enfin dire adieu à cette ville, à ces bourreaux et à la victime que j’avais été. Je balayais tout cela d’un coup de main. C’était un nouveau départ qui se devait d'être prometteur, sensationnel et réussi. L'excitation me souleva du lit, mes pieds à peine touchant le sol, comme si l'avenir lui-même m'attirait hors de ma chambre d'enfant.

La rue était déserte, à l'exception du camion de déménagement, une promesse tangible de mon imminent départ vers de nouveaux horizons avec Adam. Je jetai un coup d’œil à l’écran de mon téléphone : il était 4 h 30. Dans une demi-heure, je quitterais enfin Danbury, cet enfer dans lequel j’avais vécu si longtemps. Mes mains tremblaient d’excitation à l’approche de ce moment crucial. J’enfilai rapidement un t-shirt et descendis les escaliers pour prendre un petit-déjeuner copieux et être prêt pour cette longue journée d’emménagement. La lumière chaleureuse de la cuisine se répandait déjà, ma mère s'affairant au centre, composant ce qui serait mon dernier repas sous notre toit familier. C’était parfait, elle savait que cela me ferait plaisir et elle avait bien raison.

— Ton petit-déjeuner est prêt, me dit-elle en me regardant tendrement.

— Tu es formidable !

— Tu pourrais me dire quelque chose de plus original.

— Tu es la reine de la cuisine, c’est mieux ?

— Je vais m’en contenter, dit-elle. Allez, mange vite pour que l’on puisse charger tes dernières affaires dans le camion.

Je regardai l’horloge, il était 4 h 35. J’avais encore vingt-cinq minutes devant moi, ce qui était largement suffisant pour prendre mon repas et préparer mes dernières affaires. Pourtant, une petite pensée dans mon cerveau commençait à germer, semant en moi des remords et des regrets. J’allais abandonner ma mère, la laisser seule dans cette minuscule maison. Elle avait passé tant de temps à s’occuper de moi, comment allait-elle pouvoir se débrouiller une fois que j’aurai quitté la ville ? C’était là, la finalité la plus simple et évidente de la fin de l’adolescence : devenir adulte en quittant la maison de ses parents pour vivre nos propres expériences, mais laisser également la responsabilité de reconstruire leur propre vie après 18 années de sacrifices.

Je posais mon verre et mon bol dans l’évier, regardant l’heure : il était déjà 4 h 45. Ils allaient bientôt arriver pour m’extraire de ce lieu pourri. Je regardais dehors en repensant à ces dernières années de ma vie. Je revoyais mes heures de cours et mes ennuis permanents que je n’avais pas demandé d’endosser. Ma mère me regardait toujours avec inquiétude. Elle n’avait pas à avoir peur. Elle m’avait eu alors qu’elle n’avait que 19 ans. Et en tant que mère célibataire à 22 ans, elle avait dû apprendre à jongler entre l’éducation de son enfant, les tâches ménagères et son travail. Elle pourrait désormais reprendre des activités plus passionnantes, comme le dessin, la peinture qui l’animeraient bien plus que s’occuper de moi.

J’espérais qu’elle pourrait à nouveau s’épanouir, tel un tournesol profitant du soleil après une longue nuit froide et ténébreuse, se déployant pleinement pour profiter au maximum des rayons du soleil. Je voulais qu’elle retrouve le bonheur, et je devais m’assurer de la rendre fière. C’était le nouveau poids que j’avais sur les épaules et la nouvelle boule que j’avais dans le ventre.

Depuis mon plus jeune âge, j’étais curieux et studieux, ce qui m’avait permis de suivre un excellent parcours scolaire. Grâce à cela, j’avais réussi à intégrer l’Université de New-York, avec une petite bourse en prime. Mais cela impliquait de quitter Danbury et de vivre à New-York, une aventure qui m’effrayait énormément. C’était donc avec l’espoir de ma mère et le poids d’un crédit sur le dos que je m’apprêtais à prendre la route vers mon avenir. On avait vu mieux pour commencer sa vie d’adulte, mais on avait vu pire aussi, il faut bien se l’avouer.

Je regardais à nouveau l’heure sur l’horloge au-dessus du frigo : 5 h 10. Dix minutes de retard. Ce n’était pas étonnant connaissant Adam, il avait l’art et la manière de ne jamais être à l’heure. Il était mon seul ami depuis mon enfance. On s’était rencontré à l’âge de 4 ans autour d’un verre de lait au chocolat à la récré. Depuis, nous avions fait les 400 coups ensemble, avec plus ou moins de succès, il faut bien l’avouer. Notre nouvelle aventure se profilait à l’horizon, même s’il était une fois de plus en retard pour une raison banale et idiote : il n’avait probablement pas fini de ranger les affaires qu’il allait emporter avec lui. Son père devait l’attendre devant leur maison, ou plutôt leur manoir, patiemment. Adam venait d’une famille fondatrice de la ville, qui avait fait fortune dans le gisement de pétrole plus au sud et qui s’en sortait donc très bien. Nous étions ainsi deux opposés : lui, le fils d’une famille riche, imprégné d’une grande désinvolture, moi, fils de pauvre, qui n’aimait ni le ni le retard. Ce sont probablement ces caractères diamétralement opposés qui faisaient que l’on s’entendait si bien. Il fallait espérer que notre colocation réussisse. J’avais bon espoir à ce sujet.

Il était 5 h 15 et le bruit d’une vieille Chevrolet se faisait entendre au loin, annonçant enfin l’arrivée d’Adam. Ce grondement si caractéristique d’une sportive se rapprochait dans le silence absolu d’un petit pavillon résidentiel. La nuit se dissipait peu à peu, le voile ténébreux se déchirait, emportant avec lui l’obscurité. Au loin, deux phares brillants se dessinaient de plus en plus nettement, signe que la voiture approchait à vive allure. Enfin, ils étaient là, pour mon plus grand soulagement. Ils n’avaient que quinze minutes de retard, un véritable miracle compte tenu des mauvaises habitudes d’Adam. Cependant, je soupçonnais que son père avait dû le presser pour qu’il se dépêche. Nous avions une journée chargé en perspective.

Adam sortit de la voiture rouge de son père, arborant la même désinvolture qui le caractérisait tant. Ses cheveux en bataille, son jean déchiré et ses Converses usées montraient son talent à entretenir son air je-m’en-foutiste, qu’il exhibait avec fierté. Il me souriait sans paraître choqué par son petit retard habituel. Il savait que j’étais déjà disposé à oublier son erreur de timing. C’était bien lui, jamais pressé par le temps, prenant la vie comme elle venait sans rien préparer. Il ouvrit le coffre de la voiture pour sortir son fly case contenant l’une de ses guitares. C’était son bien le plus précieux, qu’il ne voulait pas abîmer durant le trajet en le mettant avec les cartons et autres meubles dans le camion. La musique était toute pour lui. L’un des rares éléments qu’il prenait au sérieux au point qu’il lui arrivait d’être à l’heure pour une répétition, un concert ou un enregistrement. Pour le reste, il ne fallait pas trop lui en demander.

Je descendais les marches pour les rejoindre. Ma mère, en peignoir, me suivait de près. Elle était soucieuse de ne pas manquer mon départ et d’immortaliser les derniers instants de cette partie de sa vie qui s’apprêtait à s’envoler. Il ne fallait pas dramatiser. J’allais étudier dans une prestigieuse université, dans l’une des plus grandes villes du monde. J’allais ainsi accumuler de nouvelles expériences et construire mon avenir. Pour moi, c’était grandiose, pour ma mère, c’était un lot de nouvelle inquiétude.

— N’oublie pas de m’appeler quand tu arrives, me dit-elle.

— Oui, maman. Je te l’ai déjà dit cinq fois.

— Oui, oui, dit-elle sans me prêter attention. Prends soin de toi. New-York, ce n’est pas Danbury.

Comme si je ne le savais pas déjà. La grande pomme était très différente de la petite ville de Danbury à bien des égards, mais une chose était certaine : je ne serais plus racketté pour mon argent de poche. Je ne me ferais plus voler mon déjeuner, et personne ne me donnerait de coup-de-poing dans le ventre en guise de salutation. Cela faisait toute la différence, et même si cet endroit aurait pu être effrayant pour certaines personnes, ce n'était pas le cas pour moi. Au contraire, c’était mon rêve le plus cher.

— Et garde toujours ton smartphone sur toi, ne sors pas seul la nuit, me rappela-t-elle.

Elle poursuivait son monologue, auquel je prêtais à peine attention. J’esquissais un sourire lorsqu’elle prononça le mot « smartphone ». Elle tenait à paraître toujours à la page en utilisant ce terme qu’elle avait entendu lors d’une émission. Depuis elle n’hésitait plus à utiliser à chaque occasion.

— D’accord, maman. Je ferai attention à moi et je te donnerai des nouvelles dès que possible, tentai-je de la rassurer.

Je savais qu’elle allait sans doute ressentir mon absence dans les jours et les mois à venir. Ce n’était pas des adieux, mais il fallait qu’elle sache véritablement que ce n’était qu’un au revoir. J’étais son fils après tout. Elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter, même si j’étais prêt pour cette nouvelle aventure depuis des années.

Adam s’approcha, ayant terminé de charger les derniers cartons dans le camion de déménagement que son père allait conduire.

— Prêt ? me demanda-t-il.

— Plus que toi, sans doute, non ?

— Oh, arrête ! J’ai que quinze minutes de retard, c’est presqu’un record pour moi, rétorqua-t-il, bombant le torse avec fierté.

— C’est vrai que pour toi, c’est un exploit. Allez, allons aider ton père à terminer de charger le camion.

Derrière moi, ma mère me suivait de près. Trop près. Elle s’imaginait peut-être que j’allais me mettre à courir à la manière de Forrest Gump, sans m’arrêter jusqu’à New-York et peut-être même jusqu’au Mexique, par peur de freiner. Je ne lui en voulais pas, nous arrivions à un tournant crucial.

Se tenait devant moi un grand homme longiligne d’un mètre quatre-vingt-dix, vêtu d’un polo, d’un chino bleu marine et de mocassins. Lorsqu’on comparait Adam et son père, leur apparence vestimentaire ne laissait pas supposer qu’il s’agissait d’un père et de son fils. Ils étaient si différents.

C’était grâce à Henry et ses contacts que nous avions pu trouver un appartement dans un quartier plutôt agréable de New-York. Il avait simplement passé quelques coups de fil pour nous dégoter un trois-pièces dans un petit immeuble charmant. Il avait même insisté pour payer un an de loyer en avance, afin que nous puissions profiter de notre nouvelle vie d’étudiant sans craindre de perdre notre logement. Nous allions pouvoir en profiter à fond, même si nous devrions faire attention à nos dépenses, mais ce n’était pas encore une préoccupation.

Nous avons pris place sur la banquette avant du petit camion que nous avions loué pour l’occasion. Il était temps de partir et de quitter cet endroit pitoyable qui me rappelait que rancœur et amertume. Je regardais ma mère une dernière fois, elle me fit un signe de la main auquel je répondis. Le camion gronda et elle devint de plus en plus petite jusqu’à disparaître inévitablement. Le ciel s’enflammait sous un soleil brûlant, illuminant mes derniers souvenirs douloureux. La route défilait devant nos yeux encore embrumés par l’heure si précoce, mais malgré tout, nous ressentions un feu d’artifice d’excitation. Nous allions bientôt devenir des New-Yorkais, du moins c’est ce que nous pensions humblement.

Nous quittions la ville en douceur, traversant les quartiers résidentiels pour s’engager sur l’autoroute. Nous n’étions plus qu’à 100 kilomètres de New-York. Un panneau nous accueillit avec un « Welcome to New-York ». Enfin, je quittais Danbury. Ce n’était pas la première fois que je partais de cette ville, mais cette fois-ci, c’était pour de bon. Les maisons s’effaçaient peu à peu pour laisser place à la verdure. La route défilait sous les roues de notre camionnette tandis que le soleil commençait à poindre à l’horizon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Kevin Gogh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0