Aster

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Je publie ici un roman né d’un lieu, de silences, de liens invisibles. Il avance chapitre après chapitre, comme on traverse une maison. Si vous avez envie de lire, de suivre, de vous arrêter un moment, vous êtes les bienvenus.

— Authildé

Partout, c’est la pleine effervescence. Eve résiste. Son père critique la musique de sauvages, les cheveux longs, et cette liberté où chacun couche avec tout le monde. Pourtant il aimerait bien en être. Ce n’est pas le cas d’Eve, indifférente à cette agitation. L’émancipation des femmes ne la concerne pas. Chez eux, c’est sa mère qui commande. Une autorité muette et contrôlante, qui lui a appris que le respect de soi passe par un mépris affiché pour les choses du sexe. Forte de cette conviction, Eve préserve sa virginité, persuadée que les hommes ne convoitent que les citadelles imprenables. Elle projette sur eux ses propres exigences. C’est elle qui veut l’inaccessible.

L’inaccessible, c’est Aster, électron libre, non-conformiste et désinhibé. Eve et Aster se rencontrent lors d’une soirée étudiante. Au milieu d’un groupe d’amis, dans le brouhaha et au travers d’un épais nuage de fumée, elle ne voit que lui. Ses cheveux qui tombent sur ses épaules lui donnent l’air d’un héros romantique. Quand il pose son verre et se dirige vers l’escalier qui mène à la terrasse sur le toit, elle se lève pour le suivre. De là-haut, on voit la ville et ses environs. Restée un moment à l’écart, elle s’approche en faisant mine de scruter les lumières qui scintillent au loin.

« C’est beau », dit-elle.

Elle est consternée par la banalité de sa remarque. Sans un mot, il allume une cigarette et lui tend le paquet. Elle hésite un instant :

« Non merci. »

Elle regrette aussitôt d’avoir refusé. Aster se moque bien qu’elle fume ou non. Il est intrigué par cette fille qu’il qualifie de beauté froide, à contre-courant des standards des magazines où pullulent des mannequins filiformes et anorexiques. Son manque d’assurance lui plaît. Quant à elle, il lui suffit d’un sourire et de son regard gris pour la faire chavirer.

Bravant ses principes, elle abandonne son précieux hymen au fabuleux Aster. Elle emménage bientôt dans la maison qu’il partage avec son ami Antoine. Étroite et coincée entre deux immeubles, la bâtisse s’élève sur trois niveaux. Aster occupe les deux pièces contiguës du dernier étage. L’une où il dort sur un matelas posé au sol ; l’autre lui sert de débarras. Ils passent la majorité de leur temps dans la chambre minuscule. Pour les repas, ils descendent à la cuisine du rez-de-chaussée où Antoine est rarement seul. Viko, un ami guitariste, s’invite régulièrement avec ses musiciens, et l’ambiance devient électrique.

Antoine est étudiant aux Beaux-Arts. Parallèlement, il se prépare au concours d’infirmier. Eve est en psychologie à la faculté des lettres et sciences humaines. Elle travaille comme surveillante d’internat. Au matin, elle avale un rapide petit déjeuner avec les élèves, puis court rejoindre son amoureux. Pour sa part, Aster assiste sporadiquement aux cours dispensés par l’Institut d’Écologie, où l’on peut s’inscrire sans conditions particulières. Il gagne sa vie grâce à un modeste numéro de danse et de claquettes dans un théâtre. On l’appelle Fred Astaire, c’est de là que lui vient son surnom « Aster ».

Patricia, la meilleure amie d’Eve, n’apprécie guère ce garçon trop jeune, qui n’est pour elle qu’une coquille vide. C’est une fille solide, heureux mélange de rusticité campagnarde et de sophistication citadine. Son arrière-train volumineux, bien que peu à la mode, ne laisse pas indifférent. Peu soucieuse des tendances, elle arbore des couleurs improbables et des chapeaux extravagants. Elle regarde sans complexe des séries télévisées ineptes et collectionne les boules à neige. On la dit dépensière, ou bien on lui colle une étiquette de dépendante affective. Elle s’en moque. Sa manière pratique d’aborder la vie subjugue la rêveuse Eve. Patricia séduit par son caractère extraverti et imprévisible. Elle exprime ses opinions de façon abrupte, sans se prendre au sérieux, maniant avec aisance l’ironie et l’autodérision. Quand elle s'assied à la terrasse d'un café, souvent des hommes l’abordent. Leurs tentatives de séduction sont toujours les mêmes. Après les avoir laissés se démener avec un demi-sourire bienveillant, elle les fixe droit dans les yeux.

« T’as pas fini de me mater, branquignol ? »

Ainsi souffle-t-elle le chaud et le froid. D’un geste ample et gracieux, elle congédie l’importun, vestale toute-puissante, pointant le pouce vers le bas pour signifier la mise à mort du vaincu

— Tu exagères, reproche Eve.

— Pas du tout ! C’est drôle de les voir se démonter, quand ils nous prennent pour des cruches, des êtres inférieurs, soumis à leur bon vouloir.

— Je trouve bizarre tes idées féministes, alors que tu t’habilles comme pour aguicher le mâle.

— Je n’aguiche personne. Je veux pouvoir m’exhiber sans être sexualisée.

— Tu rêves !

Patricia en arrive immanquablement au sujet qui fâche.

— Sérieusement... Un danseur de claquettes. Tu m’expliques ce que tu lui trouves.

Eve est vexée, mais préfère ne pas le montrer, et choisit d’abonder dans le sens de son amie.

— Tu vas rire. Il a reçu une proposition pour devenir strip-teaseur.

— Pourquoi ça ne m’étonne pas ? Dans son théâtre ?

— Dans un cabaret.

Patricia hoche la tête, dépitée.

— Oh mon Dieu ! Tu aimerais ça, toi, un gars qui danse à poil ?

Eve choisit de ne pas répondre à cette question perfide. Patricia continue :

… Il brasse de l’air, ce type. Belle gueule, rien dans le ciboulot.

Et elle enchaîne avec une cruauté inconsciente :

… Je suppose qu’au moins, il te fait grimper aux rideaux.

Car sur ce plan, la jeune amoureuse est terriblement déçue. Elle a pourtant entendu parler de cette chaleur qui embrase le corps, de ces vagues enivrantes, de l’ultime feu d’artifice. Rien de tout ça pour elle. Aster, si beau, si séduisant... ne serait-il qu’un amant pitoyable ?

Désabusée, elle se résout à accepter les avances d’un ami de son père, un homme suffisamment âgé et expérimenté, croit-elle, pour lui révéler ce qu’elle n’a toujours pas entrevu. Le paradis enfin à portée de main. Quelle erreur ! Rien de miraculeux ne se produit. Nulle trompette céleste ne retentit, le sol ne s’ouvre pas sous ses pieds, la lumière aveuglante de la jouissance ne l’éblouit pas. C’est pire qu’avec Aster. Le constat est clair : l’injonction au plaisir, érigée en dogme, ne trouve aucun écho chez elle.

Refusant de reconnaître que son couple repose sur des bases fragiles, elle est rapidement enceinte. Aster en profite pour éviter l’armée en se faisant réformer. Son contrat au théâtre prend fin, et il se contente désormais de menus travaux, convaincu d’être un artiste en gestation qui ne sait tout simplement pas encore quel est son art. Eve feint d’ignorer le manque d’ambition de son compagnon. Elle ferme les yeux sur son goût immodéré pour l’alcool, qu’il ne cherche pas à dissimuler : il assume ses provisions de bouteilles, qu’il range soigneusement dans un placard, avant de les consommer méthodiquement, un verre après l'autre.

À l’approche de la naissance, ils quittent la maison d’Antoine pour s’installer dans un appartement à eux. Eve abandonne à regret ses études pour devenir, d’abord habilleuse, puis retoucheuse au théâtre où Aster s’était produit. Pendant son temps libre, elle confectionne des vêtements, qu’elle propose à la vente. Aster va bien finir par mesurer le mal qu’elle se donne, et prendre sa famille à bras-le-corps. Attente vaine.

Elle se lance dans la création d’un atelier de couture. Encore une fois, elle ne peut compter que sur elle-même. Pendant des mois, elle aménage l’espace avec soin : meubles élégants, accessoires à portée de main, rouleaux d'étoffes rangés par couleur. Accrochée au mur, une reproduction impressionniste montre des couturières devisant sur un trottoir. Le soir venu, elle contemple rêveusement la cathédrale, la Grand-Place, la ville illuminée.

Blanche naît trop tôt. Un accouchement difficile. Le bébé, minuscule et fragile, doit rester à la maternité. Eve s’y rend chaque jour. Aster ne vient pas. Elle ne le lui pardonnera jamais. Il ne s’est même pas soucié de choisir un prénom, et lorsque la petite demandera pourquoi on l’a appelée Blanche, Eve sera bien en peine de devoir répondre que c’est celui qui lui est venu à l’esprit quand on a posé dans ses bras le minuscule paquet blanc. Depuis le retour du nourrisson, la vie s’organise tant bien que mal. Les journées sont rythmées par les repas, les siestes et les pleurs. Lassé de ce quotidien, Aster prend l’habitude de s’en aller flâner sans but, tandis que, de son côté, Eve alterne entre les travaux de couture, les soins au nouveau-né et la gestion du ménage.

Une nouvelle naissance s’annonce. Eve insiste pour qu’Aster l’épouse. Elle veut l’église, la robe blanche, la cérémonie. Ils se marient, in extremis, avant l’arrivée de leur second enfant. Les propos du curé sont consternants : il avance une histoire de femme soumise à son mari, chef incontesté d'une union, somme toute, entièrement basée sur l'inégalité. Au fond de la salle, une Patricia exaspérée trépigne, multipliant les gestes d'impatience. « Ce type est fou, dira-t-elle plus tard. Tu réalises que tu as été mariée par un fou ? »

Le sermon s’éternise. La future mariée décroche, le bébé aussi. Elle s’efforce d’ignorer la douleur qui lui tord le ventre jusqu’à l'échange des consentements. Après tout, elle est venue pour ça. Elle se plie en deux, sous l’œil inquiet des invités et du maître de cérémonie qui accélère la procédure. Ce mariage tant attendu lui échappe. On appelle les pompiers. Les gens se pressent autour d’elle, qui perd les eaux dans la confusion. Les choses se précipitent au cœur d'un épais brouillard. Elle met son fils au monde dans la nef de l'église. Ce sera son dernier rapport avec la religion. Ainsi naît Lionel. Par la force des choses, son père est présent. Une grande fierté pour le petit garçon.

Contrairement à sa sœur, c’est un enfant robuste et paisible. Eve projette sur lui la totalité de ses espoirs. Devenue épouse et mère, elle s’imagine que tout ira pour le mieux à présent. Elle se bat avec ses nouvelles armes. Elle n’a pas été à la hauteur dans son rôle d’amante ; il lui reste à jouer la carte familiale que lui tend son jeune fils. C’est un échec. Envahie par l’attachement dévorant qu’elle porte au petit garçon, elle délaisse son aînée, qu’elle trouve de plus en plus agaçante. La culpabilité la ronge, car elle sait qu’on se doit d’aimer tous ses enfants de la même façon.

Quand elle prend la mesure des dégâts, il est trop tard. Elle continue d’entretenir une passion inconsidérée pour son dernier né. C’est sa partie animale, instinctive qui la pousse à le protéger, au point de sacrifier les autres. Blanche oubliée. Aster relégué au rang d’incapable, Aster l’alcoolique, à qui elle reproche de ne pas la faire jouir. Elle en crève à petit feu. C’est dans cette période de trouble qu’elle rencontre Elisabeth, une femme libre et indépendante qui devient son amie, et surtout son modèle.

Elisabeth confie qu’elle n’a pas toujours été si sûre d’elle. Elle a cru en l’amour exclusif, jusqu’à ce que la trahison lui enseigne qu’on est rarement unique dans le regard de l’autre. Elle a ensuite connu d’autres désillusions. Elle aussi s’est enlisée dans un mariage insipide. Elle reconnaît en Eve celle qu’elle a été. Un jour, elle raconte :

« Avec mon mari, j’étais devenue frigide. Je n'avais plus de désir ou bien peut-être que je n'étais plus amoureuse, va savoir ! Bref, je n'avais plus envie de lui. Cette année avant la rupture, on n’a fait l’amour deux fois, je les ai comptées. Alors je l’ai quitté. »

Les mots de cette femme, qui n’a pas hésité à briser ses chaînes, résonnent dans la tête d’Eve. D’autant qu’Aster l’exaspère de plus en plus : son indolence, sa paresse. Et des détails plus futiles : les emballages vides dans le frigo, la porte du placard ouverte, les gouttes d'eau sur le miroir de la salle de bains...

Qu’est-ce qui l’a un jour séduite ? Est-ce parce qu’il semblait inaccessible ? Ou bien parce croyait pouvoir le sauver ? A-t-elle cessé de l’aimer quand elle a compris qu’il n’avait jamais eu besoin d’elle ? Elle se demande si d’autres le voient tel qu’il lui est apparu jadis. Suscite-t-il le désir ? Oui, certainement.

La vérité lui saute aux yeux, limpide et implacable : ce mariage n’est plus qu’une mascarade. Elle a arrêté de s’illusionner, ce n’est plus qu’une question de temps. Cela se produit un soir, alors qu’Aster a réchauffé le gratin de chou-fleur de la veille. Elle l’observe la servir en silence, et les rancœurs accumulées la submergent. Elle se lève, agacée, et jette rageusement le contenu de son assiette à la poubelle : « C’est quand même un monde que tu ne penses pas à m’emmener au restaurant. Ou au cinéma, ou au théâtre... »

Aster, hébété, encaisse en silence le flot de reproches qui se déverse sur lui. Longtemps, il considérera le gratin de chou-fleur comme responsable de son divorce.

Aster a du mal à accepter tout changement dans ses habitudes. Après sa séparation avec Eve, il peine à supporter sa solitude. Sous son air décontracté, il n’est pas facile à vivre. Il prétend souffrir d’allergies et d’intolérances alimentaires, fuit les contacts physiques sous prétexte d’une sensibilité exacerbée. En réalité, ce qui le dérange, c’est la proximité avec les autres, les câlineries, ou même un pull qui gratte. Il a la peau aussi tendre que celle de La Princesse au Petit Pois. Il pleure pour un rien, et chaque contrariété prend une tournure dramatique. Vu son manque d'empathie, on peut se demander s’il aime vraiment quelqu’un ou quelque chose. Il se targue d’une fibre artistique qu'il est loin de posséder. Ainsi n’est-il pas réceptif à la musique, qu’il considère comme un fond sonore inutile. Dans le même ordre d'idée, il ne regarde pas la télé ni n’écoute la radio.

En revanche, il témoigne d’une singulière réceptivité aux odeurs, et c’est d’ailleurs ce qui le trouble chez Rachel. Les senteurs d’amande de ses cheveux, la fraîcheur de terre humide de sa peau. Un jour qu’il lui confie qu’il aime son parfum, elle répond qu’elle apprécie, elle aussi, qu’il ne sente pas le bouc, à la différence de tant d’autres. Rachel et Aster ont une façon très différente d’appréhender les choses. Il a presque trente ans. Elle, un peu plus de vingt. C’est une grande fille, au visage pointu d’oiseau, proche de l’idée qu’il se fait de la beauté, une beauté atypique qui le touche. Il a été conquis par la froideur d’Eve ; il est fasciné par le dynamisme de Rachel.

Elle ne se formalise pas de la situation professionnelle précaire d'Aster. Elle est déjà sous le charme. Avec son air paumé, il bouleverse son cœur. Elle ressent cette attirance instinctive que la plupart des femmes éprouvent pour les êtres vulnérables. Et puis, il possède ce privilège absolu de séduire sans effort : ce qu’il veut, il l’obtient. Élégant, désinvolte, il plaît. Et cela flatte l’orgueil de Rachel car c’est elle, l’élue. Elle fond sous le regard de cet homme terriblement désirable. Elle en a des frissons le long de l'échine. L'embrasser la rend dingue, il lui suffit de l’effleurer pour qu’elle soit prête à exploser comme une cocotte-minute. ve est passée à côté d’une évidence : Aster n'est ni meilleur, ni pire amant qu’un autre ; c’est l’envie de lui qu’elle n’a pas eue, tandis que ce que Rachel ressent en fait le coup du siècle.

Pour sa part, il admire la vitalité qui déborde de ce corps gracile. Rachel s’occupe de lui, ainsi que de son ménage, avec diligence et un plaisir manifeste, même si elle ne peut s’empêcher de récriminer. Jeune et pleine d’illusions, elle adhère à l’idée que la juste répartition des tâches garantit la longévité d’un couple. Grossière erreur ! On divorçait beaucoup moins avant, quand chacun se cantonnait à un rôle bien défini. En vérité, c’est contre elle-même qu’elle lutte, contre sa propre indulgence pour ce qui lui paraît injuste. Pour avancer dans l’équité, il lui faudrait accepter de ne pas vouloir tout régenter. Ces questions la tourmentent beaucoup, ce qui agace Aster, mais arrange finalement ses affaires. Il préfère la voir se focaliser sur des broutilles que sur des problèmes autrement plus importants.

Rachel a beau s’indigner, elle aime vivre avec cet être fantasque qui l'apaise et lui rend la vie agréable. Elle rêve d’une maison, d’un jardin, de volets bleus avec des cœurs et d’un rosier grimpant. Aster promet. Il n’en pense pas un mot. Il mène son chemin sans empressement, et passe plus de temps à se plaindre qu’à agir, laissant Rachel gérer le quotidien. Elle est enseignante dans un collège. Lui, se contente de menus travaux qui l’occupent sans exiger un véritable investissement.

Un soir, alors qu’il revient d’un chantier, c’est l’accident ! On est fin décembre, la nuit est tombée. Les rues sont bondées de gens pressés de faire leurs courses de Noël. Afin d’éviter la circulation, il coupe à travers champs, au milieu d’une double rangée d’arbres. On y voit mal dans ce chemin sombre, mais peu à peu, il s’enhardit et prend de la vitesse. La pluie a creusé de profondes rigoles. Emporté par son élan pour sortir d’une ornière, il se retrouve sur la départementale, où il est fauché par une voiture. On lui diagnostique une fracture. Suite à quoi il est opéré, puis immobilisé pendant trois longues semaines, au cours desquelles Rachel lui rend régulièrement visite.

— Mon vélo ? s'inquiète-t-il.

— Fichu.

  • Ah merde !

Il est déçu, il aime se balader, cheveux au vent. Hospitalisé pour la première fois de sa vie, il juge l’expérience agréable, ravi d'être au centre de l’attention. Quand il peut enfin rentrer chez lui, il se déplace difficilement avec des béquilles et ne peut s’asseoir qu'en posant une fesse sur le rebord de sa chaise. Rachel veille sur lui avec sollicitude. Trop, à son goût. Il refuse les cataplasmes d’argile ou les massages au millepertuis. La situation lui déplaît tellement qu’il se dépêche de guérir. Il se force à marcher en boitant. Il boitera toute sa vie, plus ou moins légèrement, en fonction des circonstances, afin de se donner un genre, un air fragile, ou pour échapper aux corvées. Peu à peu Rachel s’impose, s’installe. Aster finit par s’habituer à elle et s’y attacher, une forme d’affection qu’elle prend pour de l’amour.

Elle annonce bientôt qu’elle est enceinte. Sa joie d’entrer dans le cercle des futures mamans retombe vite devant l’indifférence d’Aster. Évidemment, cette naissance n’a rien de nouveau pour lui. Elle se persuade que ce n’est que de la maladresse et qu’il va s’en excuser. Jamais il ne s’excuse. Elle, qui prône les vertus du dialogue, devrait lui dire à quel point elle est vexée et blessée. Mais elle garde ses rancœurs pour elle. À fleur de peau, elle fond en larmes à la moindre contrariété, se lamente sur sa fatigue, son corps qui se déforme. Et voilà que, comble de malchance, Eve tombe malade. À l’annonce du cancer qui la ronge lentement, Aster, habituellement peu démonstratif, se montre profondément affecté. Ou bien peut-être qu’il se complaît à se victimiser dans ce drame, qui lui permet de reléguer la grossesse de Rachel au second plan.

Alexandre voit le jour au début du mois de mars. Une fois soupesé, mesuré, retourné dans tous les sens, le nouveau-né se révèle difficile à apprivoiser. S’ajoute la dépression post-partum. Rachel traîne son humeur sombre dans l’appartement exigu. Elle se plaint de vivre dans une boîte de conserve et veut déménager dans un logement plus spacieux. S’il admet volontiers qu’elle est une bonne personne, droite et honnête, Aster a du mal à supporter son fichu caractère. Heureusement, une bonne fée semble veiller sur lui. Arrive une enveloppe, épaisse, jaune, froissée, avec son adresse écrite d’une main inconnue. Il hésite à l’ouvrir.

Conformément aux règles de dévolution successorale prévues par le Code civil… héritier légal... Bien immobilier situé en Haute-Provence… Nous vous prions de prendre contact avec mon étude…

Il a du mal à comprendre. Il réalise qu’on lui signifie le décès de son père. Cet homme, dont il ignore tout depuis sa naissance, lui lègue une maison. Il songe d’abord à refuser.

  • Je ne le connais même pas, ce type.

Mais Rachel, la tête sur les épaules, intervient pour le raisonner :

  • Ce type est ton père.
  • Je m’en fous. Je ne suis pas un vautour, prêt à me jeter sur une charogne encore tiède.

C'est étrange ces scrupules, ce trop-plein de sens moral. Elle le soupçonne plutôt de craindre les complications à venir.

  • Tu n’as pas envie de devenir propriétaire ?
  • Tu parles ! Cet imbécile doit être couvert de dettes.
  • Tu t’inventes des problèmes.

L’idée fait son chemin. Aster commence peu à peu à considérer ce courrier inattendu comme une échappatoire à une routine étouffante. Les récriminations incessantes de sa compagne et les tracas liés à la présence du bébé le poussent à prendre rendez-vous chez le notaire.

Le bien est libre de toute occupation. Aucune procédure en cours.

« Pourquoi n’iriez-vous pas vous rendre compte par vous-même ? » lui conseille l’homme. C’est décidé. Il jette quelques effets dans un sac de voyage, et se met en route vers son héritage.

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