Raspaioun
Aster roule jusqu’au soir. Le trajet est éprouvant : il faut aimer la montagne et ses routes sinueuses. Sa vieille guimbarde peine dans les cols ; alors se forme, derrière elle, une file interminable. Par bonheur, le paysage compense largement les difficultés du trajet. Il dort dans sa voiture et repart à l’aube. Il s’arrête pour déjeuner avant d’arriver en ville, où il se renseigne sur la direction à prendre. L’été attire les touristes, la circulation est dense, mais les habitants sont accueillants. Il s’éloigne bientôt du bourg, transporté par une bouffée de bonheur, à mesure qu’il s’approche de sa destination. Il frappe à la porte d’un mas isolé dont il a noté l’adresse sur un calepin, avant son départ. C’est là qu’on doit lui remettre ses clefs. Un homme hirsute le jauge lentement, avant de l’inviter à entrer. Sur une étagère, il attrape une bouteille et deux verres.
- Je vous attendais. C’est Willau que vous vous appelez ?
- Alfred Willau, mais tout le monde dit Aster.
Le vieillard agite un trousseau, en évoquant les anciens occupants, partis depuis longtemps. Un couple, des margoulins, de drôles de gens, qu’il n’a jamais fréquentés. Il se gratte le crâne comme pour réfléchir, puis referme un placard d'une main, en remontant son pantalon de l'autre.
- En fait, je n’ai pas su leur nom.
Il ne semble pas avoir envie de s’étendre sur le sujet. Peu importe. Aster n’a pas besoin d’en apprendre plus. Quelque chose chez son hôte lui ressemble ; il se reconnaît dans ses silences, sa façon de lui resservir à boire sans rien demander, dans son hospitalité rustre. Ce sera son plus proche et unique voisin. Il s'appelle Ange. Aster quitte les lieux en promettant de revenir. Il reprend sa voiture et se gare à l’extrémité d’un chemin cabossé. Un frisson le parcourt quand il aperçoit son domaine. L’endroit est si loin de tout, qu’il ne distingue même pas la maison d’Ange. Avec des années de moins, il aurait peut-être eu peur de s’ennuyer ; aujourd’hui, il accepte cette solitude avec plaisir.
La sensation d’être devenu propriétaire l’étonne. Son père n’a donc pas eu d’autre enfant. Sa mère aurait été satisfaite de savoir qu’il n’avait pas reconstruit sa vie ailleurs, elle qui avait copieusement insulté toutes ces femmes qu'elle avait imaginé qu'il collectionnait, ces putes qui l'avaient remplacée. C’est étrange de marcher là où cet homme a sans doute posé le pied. L’évocation de l’absent se dissipe rapidement. Aster a appris très tôt à laisser de côté ce qui le dérange. Le passé tire les gens vers le bas, le futur est bien plus stimulant. Sans état d’âme, il traverse une vaste terrasse couverte de pavés usés. Il enjambe des ronces indisciplinées pour se frayer un chemin jusqu’à la porte d'entrée, et s’y appuie. Elle refuse de céder. Alors, il choisit une clef, la plus grosse, l’introduit dans la serrure, la fait tourner et actionne la poignée.
Tout est sombre à l'intérieur, malgré le soleil éclatant du dehors ; une lourde odeur de moisi et de poussière l’enveloppe, en même temps qu’une fraîcheur bienvenue. Il se tient debout, au milieu d’une cuisine. Renonçant à refermer derrière lui, il laisse ses yeux s'habituer à la pénombre, puis ouvre une fenêtre, dont il repousse les volets de bois peint. La lumière entre brusquement, révélant le sol de pierre, les poutres du plafond curieusement agencées et la cheminée massive. Il y a là une table, des chaises dépareillées, un fauteuil déchiré, une lampe à l’abat-jour fatigué et une commode recouverte de revues. Il note également la présence d’une gazinière. S’approchant du mur, il y pose son front. Une émotion monte, douce et enveloppante.
C'est chez moi, c'est à moi, rien qu’à moi, j'ai un chez-moi, je suis chez moi.
Il passe à l’exploration des lieux. Attenante à la cuisine, une buanderie exiguë, percée d’une minuscule fenêtre en hauteur, et un lavabo, surmonté d'un miroir qu’il essuie du revers de la main. Derrière un rideau, des toilettes où il se soulage sans réel besoin, avant de s'apercevoir qu'il n'y a pas d'eau. Il faudra trouver le compteur. Envisager tout ce qu’il aura à faire lui donne le vertige, sans vraiment l’effrayer. Plus loin, un salon. Et au fond, un escalier menant vers des chambres en mezzanine. Entre le salon et la cuisine, un couloir débouche sur deux pièces en enfilade. L’aménagement est sommaire ; les toiles d'araignées témoignent d’une inoccupation prolongée, cinq ans d’après la date des magazines. Il inspecte chacun des placards, à la recherche de quelque chose à boire. Rien. « Bande de soiffards ! Partis sans rien laisser ! » Au dehors, il découvre un cellier, une grange et une cavité creusée dans la roche, assez grande pour y aménager une chambre supplémentaire. En haut, un grenier, probablement accessible par la trappe qu’il a aperçue à l’étage, tout à l’heure. La présence de briques de couleur différente suggère qu’il existait autrefois une ouverture. Peut-être une fenêtre. Ou une porte donnant sur un escalier, le long de la façade. Il s’engage en contrebas avec précaution. Derrière les herbes hautes, se niche une cuvette de pierres, visiblement destinée à recevoir de l’eau : une piscine discrètement intégrée dans le paysage. Comme il sera agréable de vivre ici !
De retour à la voiture, il termine une bouteille de bière désagréablement tiède, et décide d’aller acheter à boire et à manger au village le plus proche. Il soupe d’un morceau de pain, de fromage et de fruits. Le maigre repas avalé, il enlève le drap qui recouvre le canapé éventré du salon, libérant une épaisse couche de poussière. Il s’y allonge. Tout est silencieux. Dès que sa tête touche le coussin qui lui sert d’oreiller, il s’endort. Une agitation confuse le tire de son sommeil, un brouhaha qu’il ne parvient pas à identifier. On dirait un mélange de voix. Il n’éprouve aucune inquiétude, tandis qu’il se glisse hors de sa couche pour se diriger vers la cuisine, grouillante de monde : son ex-femme et sa compagne actuelle, ses enfants, ses amis, et même des inconnus devisent gaiement autour de la table exiguë, où chacun a réussi à s'agglutiner. On se pousse pour lui faire de la place. Alors il s'assoit au milieu d'eux, sans saisir le sens de leur conversation ; il se sent bien, entouré de cette joyeuse assemblée.
En fait, il dort d'une traite jusqu'au matin, au moment où les premières lueurs du jour glissent sur le sol. Des rais de lumière jouent contre les murs. Rien d’anormal. Mais la vision de la nuit est si forte qu’il n’est pas certain d’avoir rêvé. S’agit-il là d’un signe, d’une invitation ? Passé la trentaine, à un tournant de sa vie, l’évidence s’impose : il va s’installer ici. Il fera venir Rachel avec Alexandre. Et pourquoi pas Antoine, qui dépérit depuis la perte de sa femme. Après un petit déjeuner pris à la hâte, il refait le tour du domaine. Il marche lentement, comme pour s’imprégner du lieu et s’assurer que la perception de la nuit n’était pas qu’une illusion. Calepin ouvert dans une main, il griffonne : la grande table sur la terrasse, sous le figuier ; l’escalier en bois, avec sa rampe en fer forgé et ses paliers à chaque étage ; la zone ombragée pour la piscine... Il note l’attribution des chambres : Rachel et lui en haut, Alexandre à côté, Antoine tout en bas. Il range le calepin. Il ne repartira plus.
La maison, située au bout d’un chemin en pente, s’appelle Raspaioun. Le lendemain, Aster traînaille sans but. Son unique occupation est de se coltiner l'aller-retour au village pour téléphoner à Rachel qui l’abreuve de questions et de reproches : Il est où ? Il fait quoi ? Il rentre quand ? Il a oublié qu’il avait une femme et un enfant ? Agacé, il écourte la conversation, heureux de retourner dans son havre de paix, avec pour seul souci de se laisser dorer comme une tranche de bacon au soleil. Plus tard, il se rend chez Ange pour partager un canon. Ensuite, il rappelle Rachel, afin de lui exposer ses projets. Elle ne cache pas son mécontentement pour le coup de fil abrégé du matin, le traite de fou et d’irresponsable. Il prend sur lui. Elle finira bien par se calmer. En effet, elle s’enquiert plus posément :
— Tu arrives bientôt ?
— Pour quoi faire ?
— Comment ça pour quoi faire ? Tu ne vas pas rester là-bas indéfiniment.
— C’est toi qui viens.
— Pas question !
— Aster reste momentanément silencieux.
— Je ne comprends pas, tu parlais toujours d’habiter une maison.
— Pas à l'autre bout du pays, abruti ! Je m’en fiche de ta bicoque, j’ai un métier, moi.
— Ça te plaira, tu verras.
Rachel réfléchit.
— Tu ne demandes pas de nouvelles de ton fils ?
— Comment va-t-il ?
— Bien, je te remercie.
À cet instant, on entend des pleurs, suivis d’un remue-ménage, qui laisse deviner que Rachel se précipite pour calmer le bébé.
… Voilà, tu l’as réveillé !
— Moi ?
— Qui d’autre ?
— Tu peux être là rapidement ?
— Mais enfin, tu déraisonnes. Pourquoi je me déplacerais ?
— Parce que moi, j’ai décidé d’habiter ici.
— Ingrat, manipulateur ! Tu te fous de moi. Tu pourrais me demander mon avis.
Aster sent l’agacement le gagner.
Tu ne sais pas ce que tu veux.
— Et mon boulot ? Je suis coincée jusqu’à la fin de l’année scolaire.
— Pas de souci, il n’y a aucune d’urgence.
Gros soupir à l’autre bout du fil :
— Il faudra que tu reviennes pour m’aider ; je ne peux pas déménager seule, surtout avec le gamin.
— C’est prévu. Antoine va venir aussi. Il t’accompagnera et nous donnera un coup de main pour les travaux. Tu n’as pas besoin de grand-chose, c’est meublé.
— Quels travaux ?
— Oh, quelques trucs à mettre en état.
— Raconte ! C’est comment là-bas ?
— Génial !
— Il y a beaucoup de place ?
— Oui.
— Il en dit quoi, Antoine ?
— Il est content, tu penses !
En réalité, Aster ne lui en a pas encore parlé, mais il ne doute pas que son ami acceptera avec enthousiasme. Effectivement, Antoine accueille favorablement la proposition, sans poser la moindre question.
Il arrive au début de l’été, accompagné de Rachel et d’Alexandre. C’est un peu contrariant pour Aster, qui se satisfaisait de son existence solitaire et sans contrainte. Fatiguée du voyage, Rachel s’aperçoit avec consternation que l’endroit manque du confort élémentaire.
— Quel endroit sinistre ! Tu m’avais juré que la maison était habitable, avec tout le nécessaire.
— On a une table, des chaises, de quoi cuisiner et dormir. Tu veux quoi de plus ?
— Tu te moques de moi, Aster. Le frigo, la machine à laver, c'est en option ?
— Ça va s'organiser.
— Espèce d'enfoiré, mauvais personnage ! Méfie-toi de ne pas disparaître dans le fond d’un ravin ! On pourra chercher ton corps, on ne le trouvera jamais. Tu te fourres le doigt dans l’œil, si tu crois que je vais élever notre fils ici.
Aster, déconcerté par la virulence de Rachel, regarde son fils comme s’il le découvrait. Il prend soudain la mesure de ce que représente ce petit garçon : à eux trois, ils sont une famille. Antoine se met immédiatement au travail, soulagé d’occuper ses mains et son esprit. L’année précédente, sa femme est morte dans un accident de voiture. Depuis, il a quitté son métier d’infirmier, et tourne en rond, incapable de surmonter son chagrin. Ici, l’activité physique lui convient. Tant mieux. Car il faut de l’énergie pour aider le flegmatique Aster à retaper son gourbi. La tâche est immense. Antoine se découvre des talents de bricoleur. Le voilà qui répare, casse, étaye, rabote, écume les magasins à la recherche de la bonne affaire... Rien n'avance assez vite au goût de Rachel, qui houspille ses hommes comme un chef de chantier. Passé les premiers instants de découragement, elle affronte les choses avec détermination. Rapidement, elle retrouve un poste d’enseignante, déplorant cependant son isolement, dans un lieu si délabré qu’elle n’ose inviter personne.
Aster adore sa nouvelle existence, qui lui permet de traînasser à loisir. En souvenir de ses cours d’écologie, il envisage d’aménager un potager. Il en peaufine les détails en sirotant un pastis, tranquillement installé sur la terrasse. De leur côté, Rachel et Antoine rafistolent l'escalier branlant qui mène à l'étage.
— Tu as remarqué qu'Aster ne fait jamais rien ? glisse Rachel.
— Je l’ai toujours connu comme ça. Il dit qu’il va s’y mettre, mais se contente de lancer l’idée et laisse les autres s’en charger. Tu verras, ses légumes, il ne lèvera pas le petit doigt pour les faire pousser.
— Je ne comprends pas comment il s'y prend.
— Aucune idée. Je suppose que c’est parce qu’on l’aime bien et qu’on a envie de lui plaire. Surtout les femmes.
L’allusion n'est pas du meilleur goût. Rachel tique légèrement, mais ne se formalise pas davantage.
— Il n’y a pas moyen de le faire changer ?
Antoine s’interrompt un instant pour regarder Aster qui sifflote.
— Non, il faut l'adopter tel qu'il est.
— On dirait que tu parles d'un enfant.
— Oui, un enfant gâté.
Rachel, encore très amoureuse, est submergée par une vague de tendresse.
C’est vrai, on l’aime bien.
Aster n’a rien fait d’autre que dessiner des carrés potagers. Antoine les examine avec une moue sceptique, objectant que c’est parfaitement ridicule, vu l’étendue de terrain dont ils disposent, tout juste bon pour un jardin de curé. Après avoir loué un motoculteur, nivelé le terrain, extirpé les racines et délimité à la chaux l'emplacement des futures cultures, il se résigne pourtant à tracer des lignes avec de la ficelle, puis à découper et assembler des planches de bois pour fabriquer les carrés demandés. Rachel surveille, impatiente, tandis que, de son côté, Aster étudie à présent les plans d’un barbecue.
— Tu te fous de moi Aster. Concentre-toi sur une chose à la fois !
— Tu seras bien content de manger des brochettes et des saucisses.
— Ce n’est pas la question. Tu t’éparpilles et tu me laisses tout sur le dos, comme d’habitude.
— Antoine a raison, dit Rachel. Tu pourrais t’investir davantage. Tu avais promis de nourrir sainement ton fils.
Alexandre qui grandit, fait ses premiers pas à côté de sa mère. Rachel s’éloigne en le tirant vivement après elle.
— Elle va lui arracher le bras, grogne Antoine, avant de retourner à ses salades.
Il prend sa mission à cœur. Pendant qu’il se démène, sème, arrose, ajoute du fumier de cheval, des coquilles d’œuf, des épluchures de légumes et de fruits, du marc de café, des sachets de thé, des fleurs fanées et des feuilles mortes. Pendant qu'il construit des nichoirs à oiseaux, des hôtels à insectes, qu'il lutte contre les pucerons et les fourmis à grand renfort de savon noir et de citron, élimine les mauvaises herbes avec l’eau de cuisson des pommes de terre. Pendant que les laitues gonflent et que les tomates rougissent, Aster se la coule douce.
Il se rend régulièrement chez Ange, qui occupe l’unique maison accessible à pied. Le vieil homme est un peu voûté, grand pourtant, avec une tête qui semble minuscule sur ce corps démesuré. L’œil bleu clair et espiègle, des mains épaisses, un couteau dépassant de sa poche arrière, le pantalon retenu par un ceinturon en cuir tressé, auquel pend une patte de lapin. Se mêlent en lui rigueur et douceur paternelles, telles qu'Aster se les représente. D'un abord difficile et méfiant, le vieil homme s’est pris d'affection pour son jeune voisin, qui sait séduire les solitaires. Ni l’un ni l’autre n’est démonstratif, et leur amitié est tout en retenue. Ange a jadis eu une épouse. Ils ont vécu ensemble avec sa mère, enterrée vingt ans plus tôt. Il mène une existence qui témoigne du peu d’étendue de ses besoins : la vie d’un paysan à l’ancienne, qui coupe son bois, cuisine ses légumes, élève ses chèvres et fait du fromage qu’il vend au marché. Il accueille son visiteur, le visage chiffonné.
— Tu tombes bien mon brave ! Viens-t'en m'aider à récupérer la Blanchette.
— Elle est partie ?
— Boudiou ! Elle a détalé comme un pet sur une toile cirée. Même pas eu le temps de lever le bâton !
Aster fixe pensivement les carreaux jaunes de la nappe usée, incapable de saisir le sens de ce propos. Après la vérification de l’état de la clôture, les deux compères se mettent en quête de l'écervelée, qu’ils ramènent bientôt. Suants mais satisfaits. Les chèvres couchent dans un solide abri, au sol cimenté pour éviter les remontées d’eau. Une ouverture au sud leur assure d’être protégées de l’humidité. Un râtelier distribue le foin, et un plancher recouvert de paille propre sert de couche, parce que, explique Ange, elles aiment dormir en hauteur. Aster enregistre ces informations sans se douter qu'elles lui seront utiles un jour. Après cette escapade, les hommes se sentent le gosier sec. Ange propose un café, dont la préparation présente une certaine complexité. Il rince la cafetière, la laisse s’égoutter, puis remplit le filtre de café moulu qu’il humidifie avec de l’eau chaude.Pas bouillante, un détail qui a son importance. C'est long, laborieux, un peu hypnotique. Le tout dans un religieux silence. Ensuite viennent les tasses, les verres, et une bouteille de calva. Aster contemple le liquide ambré couler à intervalles réguliers ; il aime ce mouvement du poignet, rapide et précis, signe de convivialité et d'amitié renouvelée. À vrai dire, il aime quiconque boit avec lui. Une douce chaleur l’envahit, tandis qu'Ange, un peu éméché, affiche un sourire idiot. Sur un fil traversant la cuisine, pendent des caleçons, des maillots de corps, un slip blanc en dentelle, visiblement celui d’une femme, et une salopette qu’Aster repousse d’un doigt désinvolte. Les deux hommes n’ont pas besoin de se parler ; Ange rompt toutefois le silence :
— Je n’ai pas de corde à linge dehors, explique-t-il, comme s'il estimait nécessaire de s'en excuser.
— Ça ne doit pas être trop compliqué à bricoler, affirme Aster, qui n’a aucune envie de s'y coller.
— Alors c’est comme ça, je bois avec mon pantalon. D'ailleurs, le soleil, ça fait passer les couleurs.
— Et on pourrait voler les petites culottes.
Il n'y a personne ici. Pas besoin de s’emboucaner, parce qu’on a peur d'avoir mauvais genre.
— Personne... et pas grand-chose pour passer le temps, non plus.
— Tu es vraiment aussi couillon que les gens de la ville ! Il y a tout ici.
Le vieil homme montre le ciel d'azur, les rochers teintés d’ocre, les champs de lavande, et ses chèvres qui broutent paisiblement. Les yeux perdus dans le vague, il écarte sans impatience le linge qui pend, comme il verse le calva, d’une main légère et gracieuse. On dirait que rien ne peut l’atteindre dans son petit cosmos. Il vit dans un univers simplifié, accoudé à la nature, seul sans s'ennuyer, se taisant sans peur du silence, soignant cette solitude qui lui permet de garder un tendre intérêt pour ceux qui l’entourent. Par manque de discernement, on ne voit que l'enveloppe, au lieu de chercher ce qui se cache dans l'âme et la poitrine d'un homme. Sous son air triste et sa mine renfrognée, Ange jouit de ce que la vie lui offre, et il a bien plus de cœur qu'Aster.
… Tu as l'alcool élégant, ajoute-t-il. Tu n'as pas l'air d'un con comme la plupart des gens.
Il trouve à son hôte l’air d’un prince, même avec ses bottes et sa combinaison de travail trop large. En parlant, il tripote la boule de poils, accrochée à sa ceinture.
— C'est quoi ce truc ? demande Aster.
— Une patte de lapin.
— Ça te sert à quoi ?
— Les pattes arrière, ça fait venir la chance.
— Elle est souvent venue, la chance ?
— Pas vraiment. Mais ça se pourrait.
— Tu aimerais bien avoir une femme ?
— Une douce princesse qui m'entrelacerait ?
Aster s’attarde sur les bras rugueux du paysan, étonné par ce lyrisme soudain et s’interroge. Peut-être que des souvenirs le submergent. Ange n’a pas eu d’enfant. Était-ce par choix ? Ou un coup bas du destin ?
… Et toi ? Ça te plaît d'avoir une femme ?
Aster est pris au dépourvu.
— Pas trop.
Ange se lève pour chauffer de l’eau dans une casserole, vide le contenu d’un bocal et revient à table.
— Ici, je suis tranquille. Je ne pourrais pas vivre en ville avec le bitume, les immeubles, les voisins au-dessus, en dessous, les voitures et les bus qui puent. Au lieu de la verdure et du chant des oiseaux, tu as des parcs étriqués. On se promène avec des voleurs et des brigands. Je te le dis : le progrès nous tuera. Pour avoir la paix, il faudrait un bon coup de karcher là-dedans. Oui, un bon coup de karcher !
Il s’arrête, estimant avoir suffisamment refait le monde, et retourne s’activer autour de la cuisinière.
… Fatche de con ! Je cause et les pâtes sont ratées !
Nullement décontenancé, il agite énergiquement une salière au-dessus de son plat raté.
— N’exagère pas avec le sel, conseille Aster.
— T'inquiète. Dès qu’il y en a assez, j'arrête.
Il ajoute de l'ail, une généreuse rasade d'huile d'olive, et pose deux couverts sur la table.
— Je dois rentrer, proteste Aster.
Ange sert à boire. Aster, qui n'a pas beaucoup de volonté devant un verre plein, entreprend une courte lutte avec lui-même, avant de choisir d’ignorer que Rachel l'attend pour le repas. Ange remplit les assiettes d’une mixture gluante. Il en fait glisser une sur la nappe jaune, se saisit de l’autre, et commence à manger debout.
— Ma jambe me lance et m’empêche de m’asseoir.
— C'est galère, ça.
— Tu es comme moi, avec ta patte folle. Ça t’est arrivé comment ?
— Bêtement. Un accident.
— Un accident de voiture ?
— Non, de vélo.
— Ça manque de gloriole.
Le vieux bonhomme se penche en avant et juge bon de révéler, sur le ton de la confidence :
— Ma femme n'avait pas trop de qualités. Elle savait dire le temps à l’avance, qui se marierait dans l’année, qui allait mourir, mais elle n'a jamais pu me faire un enfant.
— Vous vous êtes quittés ? Ou bien vous avez continué ensemble ?
— Quand elle est partie, c’était par la grande porte. Elle a avalé un truc de travers, une mort aussi idiote que ton vélo. Pas une chute de corniche à la Grace Kelly, ni la noyade de la blanche Ophélie.
— Drôle de fin !
— J'ai eu le cœur ébouriffé.
Aster en déduit qu'il a dû l’aimer, cette femme qui n'avait pas trop de qualités.
— Et ensuite ? Tu t’es remis avec quelqu’un ?
— Non. Je préfère mes biques. Regarde-les bien. Regarde leurs yeux… Des yeux qui pénètrent ton âme. Avec elles, je n'ai rien comme souci, juste leur courir derrière si elles se barrent. Il faut savoir que, quoi que tu fasses, tu es toujours coincé entre un monde dont tu ne veux pas et un autre qui n'existe pas.
Aster hoche la tête.
… Tu sais, moi aussi j'ai fait semblant, il y a longtemps, je pensais attendrir. Boiter, ça bouffe de l'énergie, mais au moins, ça fait faire de l’exercice. Je m'inventais des maladies, des blessures, je revenais avec des bandage. Une fois, je me suis même fabriqué un faux plâtre. Maintenant, je n’ai plus à simuler : j’ai vraiment du mal à m’asseoir.
Aster, qui s’enivre lentement, écoute avec étonnement celui qui semble l’avoir si bien percé à jour.
… Et ton potager ?
Ange s’inquiète plus du jardin de son ami que des gens qui vivent sous son toit. Une indifférence bienveillante qui convient parfaitement à Aster, installé dans une bulle de sérénité que rien ne vient troubler.
— Il ne va pas très bien. Antoine s’est mis en colère.
Les légumes ont pourri dans le coffre de sa voiture. Il les a oubliés. Son engouement pour les tomates et les carottes a disparu aussi vite qu'il lui était venu. Le réacteur numéro quatre de la centrale de Tchernobyl vient de cracher son venin par-delà les frontières, à point nommé pour renforcer la démotivation de celui qui n'avait besoin que d’un léger coup de pouce pour capituler.
La nouvelle parvient à Raspaioun qu’Eve a succombé à la leucémie qui la rongeait. Même s’il savait l’issue inévitable, Aster est abasourdi. Il s’enferme dans le silence, les yeux rougis. Le chagrin et la mélancolie lui vont si bien. Quand il a fini de pleurer, il fait part de sa décision d’accueillir ses deux aînés.
— Et Elisabeth, dit-il.
— Qui est cette Elisabeth ? demande Rachel.
— Une amie.
Il ne s’appesantit pas davantage. Il garde d’Elisabeth une image confuse. Il l’a rencontrée alors qu’il était encore marié avec Eve. Il se souvient l’avoir mise dans son lit, une brune séduisante, élégante, un peu plus âgée que lui. Une brève aventure. Ensuite, il n’a plus entendu parler d’elle. Quelques temps après son divorce, il a appris quelle avait repris contact avec son ex-femme. Il l’a peut-être revue à ce moment-là, mais il n’en est pas certain.
— Tu ne vas quand même pas demander à cette femme d’habiter avec nous ? s’emporte Rachel.
— Pourquoi pas ?
— Elle n’a pas de vie ?
— Ça fait au moins un an qu’Eve et les enfants vivent chez elle. Ce serait bien pour Blanche et Lionel qu’elle vienne avec eux.
Rachel trouve que non, ce ne serait pas bien.
— Ils sont grands maintenant. Il n’ont besoin de personne, puisqu’ils seront avec toi.
Elle est contrariée, mais ne s’inquiète pas outre mesure, persuadée que l’intruse refusera de s’enterrer dans un trou perdu avec des gamins qui ne sont pas les siens. L’altruisme a ses limites. Aster, au contraire, est convaincu qu’elle acceptera. Il obtient toujours ce qu’il désire.
L’arrivée des futurs locataires n’est pas prévue dans l’immédiat, mais on décide de s’attaquer sans attendre aux travaux destinés à les recevoir. Il faut avouer que, jusqu’à présent, le confort est resté rudimentaire. Un réfrigérateur remplace la fraîcheur du cellier, mais il n’y a ni congélateur, ni lave-linge, ni lave-vaisselle. En dépit de l’installation d’une douche, on se débarbouille encore au lavabo, vu que l’eau chaude arrive uniquement par intermittence. La chasse d’eau déclenche une véritable symphonie de cymbales. Il faut cuisiner sur l’antique gazinière. L'escalier de la mezzanine brinquebale. Aster est à cran à cause du compteur électrique qui disjoncte sans arrêt. Il y a quantité de choses à faire et tout le monde s’y met. On transporte des sacs de ciment, du sable et des seaux d'eau dans des brouettes pour couler des dalles. Des portes-fenêtres sont posées, afin de rendre indépendantes les deux pièces du bas. La terrasse devient aussi conviviale qu’Aster l’avait imaginée au premier jour. On peut enfin se baigner dans la piscine. Rachel note avec amertume que son compagnon s’implique davantage dans le bien-être de ses premiers enfants que dans celui de sa famille actuelle. Elle tente de faire bonne figure, malgré ce douloureux constat qui lui reste en travers de la gorge. De toute façon, même si elle doit admettre que la maison est plus confortable, elle continue de rêver d’une vraie salle de bains.

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