La galerie
Aster en a bientôt assez du ciment, du plâtre et de la poussière. Depuis si longtemps qu’il se sent l’âme d’un artiste, il a enfin trouvé sa voie. Il achète de la peinture, des pinceaux, un chevalet et des toiles. Il sera peintre ! Au début, ce sont des paysages inspirés de cartes postales. Ensuite, il se procure un appareil photo, afin de reproduire ses propres clichés. Affublé d’un tablier couvert de taches, censé lui donner un style, il est heureux. Ses tableaux sont de plus en plus imposants ; l’huile sèche lentement, dégageant de fortes odeurs qui indisposent Rachel. Antoine, ancien élève des Beaux-Arts a beau considérer tout cela d’un œil ironique, il s’en fiche. Antoine ne comprend rien. Il n’est pas le seul. Confronté à l’absence d’intérêt pour ses œuvres, Aster décide d’ouvrir sa propre galerie.
— Une galerie de peinture ? demande Antoine.
— Pas une mine d’or, abruti !
— Parfait ! Ça fera de la place pour tes enfants. En plus, Rachel va être ravie.
— Et Elisabeth.
— Pourquoi Elisabeth ?
— Elle va venir aussi. Il me semble t’en avoir parlé.
— Ah ! Je croyais que tu disais qu’elle serait contente pour la galerie... Donc elle s’est finalement décidée ?
— Évidemment.
— Ça va te coûter de l’argent, ton histoire.
— Pas du tout.
Aster sort deux canettes de la poche de sa salopette, en ouvre une et tend l’autre à Antoine.
— Je ne bois pas.
— Tu devrais.
— Pas sûr, c'est assez le boxon dans ma tête, pas la peine d’en rajouter.
— Un verre, ça aide à y voir mieux.
— Antoine hausse les épaules.
— Comment tu vas faire, pour t’offrir une galerie ?
— Une copine me prête le local.
— Sympa !
— Et jolie.
— Tu couches avec ?
— Imbécile !
— Avant d’atteindre la gloire, tu prévois autre chose ? Sinon c’est clair que Rachel va râler.
— Je vais te dire… Elle est bien brave, Rachel...
— Mais elle est chiante, je sais.
— Toujours sur mon dos. Elle passe son temps à redire, quoi que je fasse.
Antoine a quand même une pensée compatissante pour cette pauvre Rachel qu’Aster fait tourner en bourrique.
— Elle n’est pas au courant de ce programme génialissime ?
— Pas encore, tu es le premier à qui je le dis.
Aster emmène Antoine visiter la galerie. Elle est située dans un charmant village typiquement provençal, avec ses maisons en pierre, ses ruelles étroites, sa fontaine, son lavoir, son épicerie et sa chapelle romane. On est mercredi, jour de marché. Une odeur de lavande et de basilic flotte dans l’air, la place est très animée. La future galerie est juste à côté, en bas d’un escalier. C’est une immense pièce, inondée de lumière.
— Alors tu en penses quoi ?
— Que tu couches avec elle.
— C’est une idée fixe.
— Tu te rends compte du nombre de toiles qu’il va falloir pour remplir cet espace ? Tu as intérêt à t’y mettre.
La propriétaire des lieux les rejoint. Une jolie blonde, grande et svelte, aux formes avenantes, dont le sourire s’épanouit dès qu’elle aperçoit Aster. Oui, ils couchent ensemble, se dit Antoine en constatant leur manège de séduction mutuelle. La blondinette saute au cou du peintre, et sa jupe fleurie s'envole en corolle. Tremblante et déjà consentante. Elle se tourne vers Antoine, la bouche légèrement ouverte sur des dents étincelantes, à la fois effrontée et pudique. Bon sang ! Elle essaie de charmer tout le monde, pense Antoine, tandis qu’elle éclate d’un rire qui soulève son corsage, avec ce qu’il y a dedans.
— Ça vous plaît ? dit-elle.
Un homme aux cheveux presque blancs, apparaît sur le trottoir d’en face.
— Lou ! Tu en as pour longtemps ? Tes clients te réclament au salon.
— On sollicite mes services, je dois déjà vous laisser, messieurs, s’excuse la jeune femme.
Un tour sur elle-même, et elle s’éclipse aussi rapidement qu’elle est venue, abandonnant derrière elle un nuage de parfum.
— C’est Louise, explique Aster. Ma généreuse donatrice.
— Ben mon cochon !
— Quoi ?
— Rien... Elle les a vus, tes tableaux au moins ?
— Qui ?
— La robe à fleurs. J’espère que c’est elle qui va s’occuper de la vente.
— Absolument pas.
— Dommage, elle aurait attiré la foule.
— En fait... j’ai un autre plan. Je t’explique.
— Dis toujours, se résigne Antoine, qui se méfie des plans d'Aster.
— On me propose un tarif intéressant pour rénover des volets.
— C’est déjà plus concret.
— Il faudra aller les chercher dans le courant de la semaine.
— C’est dans tes cordes ? C’est un boulot que tu connais ?
— Pas de souci.
C’est faux, Antoine le sait. Il sait aussi que ça va lui retomber dessus, ce nouveau chantier.
— Voyons le bon côté des choses : s’il faut les peindre, ça te fera la main.
Aster ne relève pas le sarcasme.
— Et Viko va venir nous aider.
— C’est une plaisanterie ?
— Pas du tout. Ça ne te dit pas de retrouver l’ambiance d’avant, quand on habitait ensemble ?
Antoine est un peu perplexe. Oui, il aimait l’insouciance de leur vie d’étudiants. Viko était le leader d’un groupe de musiciens à l’époque. Guitariste talentueux certes, mais flemmard notoire.
— Tu l’as appelé ?
— Oui, et il est d’accord.
— C’est une trouvaille lumineuse ! Viko la glandouille. Il pourra nous jouer quelque chose, pour nous donner du cœur à l'ouvrage.
Antoine poursuit, hilare :
… Je ne veux pas rater la tête de Rachel, quand tu vas lui annoncer tout ça. C’est la pleine lune ce soir, le moment idéal pour lui asséner ces bonnes nouvelles.
Aster fait la moue, puis lâche un soupir, avant de sortir examiner la devanture, l’esprit plein de rêves d’un avenir triomphant.
— Ici je mettrai en grosses lettres : « Œuvres de Fred Willau, Artiste Peintre ».
Une fois assis côte à côte dans la voiture, Antoine pouffe et lâche, imitant la voix de fausset de l’homme de tout à l’heure :
— Tes clients te réclament au salon.
— De quels client tu parles ?
— Ceux de la blondine.
Ce n’est qu’une fois arrivés à Raspaioun, qu’Aster répond :
— Elle est la patronne du salon de coiffure, juste en face.
Rachel, qui les a rejoints sur le parking demande :
— Qui est patronne d'un salon de coiffure ? Vous venez d’où ? De chez le coiffeur ?
Antoine déclare d’un air faussement solennel :
— Je crois qu'il est opportun de la mettre au courant.
— Me mettre au courant de quoi ?
— Aster a finalement pris la décision de te débarrasser de sa peinture puante.
— Il va tout jeter à la décharge publique ?
— Non ! Monsieur s’offre une galerie. Et il s’est trouvé une nouvelle occupation artistique : il va peindre des volets.
— Je ne comprends rien à ce que tu racontes.
— Troisième info, sans doute la plus importante. Il a embauché un assistant pour le seconder : Viko.
— Viko ? Tu parles du musicien ?
— Lui-même !
— Vous êtes devenus fous.
— Bien, grogne Aster. Elle sait tout. Plus besoin d’attendre la pleine lune.
Rachel essaie de comprendre ce que vient faire la pleine lune au milieu de toutes ces révélations incohérentes. Mais ce qui la perturbe le plus, c’est la possible venue de Viko. Elle connaît son penchant pour la boisson, et elle estime qu’Aster n’a pas besoin d’un compagnon de beuverie. Autre chose la préoccupe. À supposer qu’Elisabeth accepte l’invitation qui lui a été faite, héberger une personne supplémentaire serait problématique. Surtout qu’une donnée bouleverse encore un peu plus l’équation : elle est enceinte. Il est grand temps d’en informer Aster.
Une quinzaine de jours plus tard, Aster stationne devant la gare, au volant d’une fourgonnette empruntée pour l’occasion. Il est accompagné d’Antoine, et tous deux guettent la silhouette de leur ami. C’est facile : Viko dépasse tout le monde d’une bonne tête. Dès qu’il le repère, Aster se précipite, l’attrape par le bras et l’entraîne à l’arrière du véhicule pour lui montrer sa cargaison.
— C'est quoi ce fourbi ?
— Les volets qu’on va repeindre.
— Ah bon ?
Viko reste silencieux pendant le trajet jusqu’à Raspaioun. À la maison, Rachel sert à boire à contrecœur. Aster parle de sa galerie et Viko, soudain plus loquace, s'engage à y tenir une permanence. Il promettrait n’importe quoi à qui remplit son verre. Contrairement à Aster qui se saoule lentement, il est partisan d’une ivresse brutale et rapide. Il devient alors incohérent, susceptible, batailleur et particulièrement affectueux, surtout avec les femmes. Ses parents ont fui la Hongrie après l’insurrection de Budapest, un départ sans retour. À ses trois ans, son père est mort au cours d’une rixe, dans des circonstances restées floues. Il n’a plus que sa mère. C’est d’elle qu’il tient sa peau mate, ses yeux verts et ses cheveux clairs, ce qui rend difficile d’identifier son appartenance à la minorité rom. Il joue de la guitare d'instinct, sans avoir appris. Du feeling, de la musicalité pure qui transcende la technique, naît la magie. Une sorte de grâce qui transporte même le réfractaire Aster.
Les trois hommes se mettent rapidement au travail. L’espace entre la grange et la maison est occupé par des tréteaux qui supportent les volets. Une vingtaine de persiennes métalliques à débarrasser de leur rouille, avec de la paille de fer et une ponceuse. Pour enlever les couches de peinture, les hommes optent pour le décapage chimique. Des cloques apparaissent, qu’ils éliminent à la spatule puis à la brosse, avant de rincer à grande eau. Sur les conseils de Rachel, le sol est soigneusement bâché pour limiter les salissures. Il est bientôt temps d’envisager une pause.
— Tu aurais pu apporter autre chose que de la bière, reproche Antoine.
L'ambiance est détendue.
— Alors tu es content avec nous ? demande Aster à Viko.
— Oui, j’aime bien.
— Pourquoi tu n’as pas amené une copine ?
C’est ironique. On ne lui a jamais connu de petite amie.
— J'espère qu'il y aura de la gonzesse ici.
— Penses-tu ! Tu n'as pas remarqué qu'on est trois pour une seule femme ? Et c'est loin d'être la plus facile.
Rachel, qui arrive à ce moment-là, s’offusque.
— Vous n'avez pas bientôt fini de m’asticoter.
Elle ne voit pas ce qu’on peut lui reprocher, alors qu’elle gère à la fois le ménage, les repas et l’organisation de la maison.
— Au contraire, on fait ton éloge. On trouve qu’on est vraiment chanceux, plaisante Antoine.
— Je m’inquiétais de savoir si vous voulez manger ?
— Donne-nous des casse-croûte, on ne va pas s'arrêter trop longtemps, répond Aster.
— Et de l’eau ! précise Antoine.
— J'avais prévu des vol-au-vent. C'est toujours pareil, je me donne un mal de chien pour rien. Bien sûr, je ne vois pas comment vous pourriez avoir faim, à vous nourrir dans des verres.
— Pas besoin de verre. À la source ! Directement au goulot, ma chère, raille Aster.
— J'aurais bien aimé un vol-au-vent, proteste Antoine.
— Si on s’arrête, on n’aura plus envie de s’y remettre, coupe Aster, en faisant sauter la capsule d'une canette, tandis que Rachel s’éloigne en grommelant.
Dès qu’elle a tourné les talons, Antoine reprend :
— Sinon, il y a Louise, une blonde peroxydée. Un brushing de malade, un sourire de madone. Tu la verras à la galerie, mais chut hein ! Il ne faut rien dire à Rachel.
— Une gentille fille, affirme Aster.
— Avec une paire de poumons à damner un saint et une superbe jupe fleurie. Un jardin botanique ambulant.
— Et tu n’as pas vu la robe rouge !
— À mon avis... il y a un truc entre Aster et la Louise.
Viko en bave. Ils se taisent, lorsque Rachel revient avec les sandwichs.
— Le pain est dur, dit Antoine, j'aurais préféré le vol-au-vent.
— Plains-toi à Aster, c’est lui qui n’a pas voulu. Et pour le pain, vous n'aviez qu'à aller en chercher.
— On bosse, nous ! riposte Aster.
— Pour une fois !
Soudain radoucie, elle propose :
... Que diriez-vous d'un dessert ?
— Non, on a encore à faire.
— C’est quoi le dessert ? demande Antoine.
— Une tartelette aux poires.
— Ça me donne envie, à condition qu’elle soit moins rassie que le pain.
— C'est peu probable, elles ont dû être achetées en même temps, chicane Aster.
— Non, c'est moi qui les ai préparées ce matin.
Rachel esquisse un sourire, attrape la main d’Alexandre pour l’empêcher de descendre le talus et le ramener à la maison. Antoine conclut :
— Elle est de bonne humeur, finalement.
— Ce sont les hormones qui la rendent agréable. Elle est enceinte, explique Aster.
— Ah bon ! marmonne Viko.
Antoine hoche la tête :
— Du coup, vous croyez qu’elle va les ramener les tartelettes ?
En attendant, il faut se remettre à l’ouvrage. L’étape suivante consiste à peindre les vantaux au pistolet, une tâche délicate qui exige de louvoyer au niveau des articulations. Il ne reste plus qu’à graisser les gonds. Les volets sont ensuite repliés et empilés à l’arrière de la camionnette. Prêts pour le retour au propriétaire.
Le chapitre des volets étant clos, Aster peut se concentrer sur sa galerie. Avec emphase, il expose à la maisonnée la stratégie qu’il envisage pour assurer sa visibilité et susciter l'engouement du public. L’idée est toute simple. Quoi de plus naturel que l’estomac pour attirer les foules ? Il va faire... des crêpes ! C’est facile à préparer et ça ne coûte pas cher. Sa proposition ne soulève pas l’enthousiasme, mais on ne tente pas de le dissuader. Il s’exerce dans la cuisine, indifférent aux sarcasmes. Seul Viko se montre coopératif.
— Tu les réussis plutôt bien, dit-il.
— On en a marre des crêpes, se plaint Antoine.
— Goûte et tais-toi ! Beurre ou confiture ?
Ils en font une indigestion, plus personne ne veut en manger, mais Aster persévère.
Le jour venu, il prépare une grande quantité de pâte, qu'il verse dans un seau avant de prendre la route.
— Tu aurais au moins pu mettre un couvercle, fait remarquer Antoine.
— Ça ira très bien comme ça, je vais rouler doucement.
— C’est n’importe quoi. Normalement on prépare des pâtons, et on ajoute l’eau à l’arrivée.
— Tu exagère, Monsieur Je-sais-tout, tu ne pouvais pas le dire avant ?
Le voyage se déroule sans encombre. Devant la galerie, Aster déplie deux tables de camping, les recouvre de nappes en papier, ouvre un parasol et sort le précieux seau. Les promeneurs, attirés par les vapeurs parfumée, pourront savourer une crêpe sucrée ou nature. Il s’est suffisamment entraîné et ne rencontre pas de difficulté particulière. Rapidement, il note qu’en les faisant assez fines, il économise de la pâte et s’épargne la peine de les retourner. Il tend une assiette odorante à des gamins qui l’observent. Des touristes attablés à la terrasse d’un café jettent des regards intrigués dans sa direction. Il leur fait un signe pour les inviter à s’approcher. Les curieux accourent pour voir qui nourrit leurs gosses. Heureux de son succès, Aster en profite pour montrer fièrement l’enseigne de la galerie.
— Fred Willau, c'est vous ?
— C'est moi !
— Vous avez des boissons ?
— Non, désolé !
— C'est dommage, on aurait bien bu un coup avec ça.
— C’est sympa ces crêpes. Vous fêtez quelque chose ?
En bons petits soldats, Antoine et Viko se tiennent aux côtés de leur ami. C’est Antoine qui répond ironiquement :
— Il abandonne une carrière artistique pour ouvrir une crêperie.
— Vous ne les faites pas sauter ?
Antoine poursuit sur le même ton :
— Il n’a pas encore appris, il est en période de reconversion professionnelle.
La foule s’esclaffe. Viko sort sa guitare et improvise un air breton. Le décor est planté, le stand ne désemplit pas. L’après-midi file à toute vitesse, faisant oublier ce pourquoi on est venu. Il est l’heure de remballer et de rentrer. Une journée bien remplie, pour un résultat mitigé. On s’est bien régalé, mais personne ne s’est préoccupé de la galerie. Malgré tout, Aster se félicite. Il estime l’opération promotionnelle réussie, et n’a aucun souci pour l’avenir. Maintenant qu’ils ont connaissance de l’endroit, ces gens vont se bousculer pour admirer son travail. Louise apparaît, vêtue de la fameuse robe rouge, qui laisse Viko sans voix. Elle embrasse Aster, la poitrine gonflée par le désir manifeste qu’elle a de lui. Antoine est fasciné par le manque total de scrupules ou de culpabilité d’Aster. À cet instant précis, il l'envie. Il l'envie de n'éprouver ni sentiments ni émotions, d'être capable de tant d'indifférence. Aster, le diabolique, qui promet la lune, demande tout et ne donne rien, qui ment avec désinvolture et un aplomb déconcertant. Impertinent, culotté au point de prétendre faire passer de vulgaires gribouillages pour du talent, à grand renfort de crêpes au sucre.
— Tu m'offres à manger ? quémande la blondinette.
— Pauvrette ! J'aimerais bien, mais tu es venue trop tard.
Ce jour-là, seuls Louise et Aster pénètrent dans la galerie. Aster entre le premier. La porte se referme sur le claquement de la robe rouge.
Une fois encore, le passé d’Aster éclipse la grossesse de Rachel. Un coup dur difficile à encaisser pour elle. En effet, Elisabeth a accepté de venir avec les enfants. Flanquée de Blanche et Lionel, elle arrive dès la fin de l’été. Aster est toujours aussi superbe et solaire à ses yeux. La maison lui plaît. Charmante, harmonieusement fondue dans le paysage, malgré son aspect biscornu avec ses excroissances : la grange, le cellier près de la cuisine, le grenier tout en haut. On lui présente la chambre qu’on lui a réservée, simple, mais spacieuse et baignée de lumière. Antoine, qui l’a temporairement occupée, l’a rendue confortable. Il a posé des appliques, construit un muret avec des niches de rangement, fixé des étagères en guise de tête de lit, et suspendu un miroir au-dessus d’un lavabo. Elisabeth pourra aménager les lieux à sa convenance ; elle sera libre d’aller et venir, grâce à la porte-fenêtre qui ouvre directement sur la nature à perte de vue.
— Tu vas vivre dans ce trou ? se sont étonnés ses proches.
Elle n’a pas tenu à leur expliquer les raisons de son départ.
— C’est joli là-bas.
— Tu vas t’ennuyer.
— Alors je m'ennuierai.
— Et ton boulot ?
— Je trouverai.
— Tu n’es pas près de tomber sur un mari.
Elisabeth a désormais un peu plus de quarante ans. Dynamique, élégante sans ostentation, une belle femme en somme. Un mari ? Quelle idée ! Quelques années de plus et elle entrera dans la catégorie des seniors.
Blanche et Lionel ne partagent pas le même enthousiasme. Ils peinent à faire le deuil de leur mère. En plus, il leur faut abandonner amis et habitudes pour entamer une nouvelle vie, dans un endroit où ils ne connaissent personne. Aster ignore leur désarroi. Le frère et la sœur savent peu de chose de ce père, jadis idéalisé, qui les a oubliés si longtemps. Lorsqu’il s’est séparé d’Eve, Blanche avait cinq ans et Lionel trois. Aujourd’hui, ils ont l’impression d’être face à un étranger. À quinze ans, Blanche prend conscience de l'alcoolisme de son père. Une claque en pleine figure. Enfant, elle ne s’était rendu compte de rien. Elle met tout en œuvre pour le sauver avant de réaliser qu’il ne veut pas être sauvé, qu’il se complaît dans sa dépendance. S’évertuer à le secourir, c’est verser de l'eau dans un puits sans fond, telle une Danaïde condamnée à remplir un tonneau percé pour l'éternité. Elle marche dans les pas de sa mère, devinant confusément qu’Eve était plus victime qu'héroïne. Est-ce la leucémie qui l’a emportée, ou l’épuisement à vider inlassablement son seau ? Et Aster, qui est-il, ce père insaisissable, Rhadamanthe, juge des enfers, inventeur des supplices ? Contrairement à la plupart des alcooliques, il n'est pas violent, mais imprévisible, fatigant. Blanche comprend combien il est éprouvant de partager au quotidien avec quelqu'un qui vit sur une autre planète, et se résout à abandonner la mission qu’elle s’était fixée. Après tout, il y a Rachel pour ça.
De son côté, Lionel a perdu pied à la mort de sa mère, et c’est un enfant apeuré qui échoue à Raspaioun, pour retrouver un père dont il n’a que de vagues souvenirs. Il est obligé de partager la chambre d’Alexandre. Plus souple et conciliant que sa sœur, il n’en est pas moins solitaire et introverti, et supporte mal la promiscuité avec un gamin de trois ans. Rachel accouche bientôt d’un garçon, Pierre-Paul. Lionel se sent un peu plus invisible auprès de ses demi-frères, incapable de s’imposer, d’exister aux yeux de son père. La nourriture devient son refuge, et les railleries ne font qu’aggraver la situation, le poussant à manger davantage. Aster ressent le surpoids de son fils comme une blessure narcissique, et le lui reproche avec une certaine cruauté. À l’école aussi, moqueries et humiliations sont le lot du garçonnet.
La présence de ses aînés et d’Elisabeth contraint Aster à réaliser les travaux d’achèvement de la salle de bains, que Rachel ne cesse de réclamer.C’est Pierre-Paul, surnommé Pipo, qui obtient le privilège de l’étrenner. Il patauge gaiement au milieu de ses jouets, sous le regard d’Alexandre. Non seulement ce morveux occupe maintenant toute la place, mais il se permet de prendre son bain avant tout le monde ! La baignoire ressemble à une jungle : l'Arche de Noé a laissé dégueuler ses animaux par couples. Quand on sort le bambin de l’eau, Alex, du haut de ses cinq ans, s’empare des arbres en plastique, des bêtes à plumes et à poils, et les fait disparaître. Le benjamin les cherche partout, il ne reste que le bateau vide. Rachel est consternée : elle ne supporte pas les larmes de son petit dernier. Elle accuse tour à tour Blanche, qui a dépassé l’âge de s’intéresser à une ménagerie synthétique, et Lionel qui n’a aucune idée de ce qu’on lui reproche. À compter de ce jour, Alexandre exige d’utiliser la salle de bains le premier. Les deux plus grands s’isolent de plus en plus. Blanche accepte mal les remarques acerbes de sa belle-mère et ne cache pas son animosité. Pour Rachel, elle n’est qu’une adolescente récalcitrante, toujours à remettre en cause son autorité. Quant à Lionel, elle n'a pas de véritables griefs contre lui, mais le juge insipide et inutile. Il n’a pas le charme d’Aster, son naturel, son élégance. Difficile de concevoir que ces deux-là sont père et fils. Eve devait être une fille pataude et insignifiante pour avoir engendré un tel énergumène, ce garçon gauche et gras, vautré dans le canapé du salon.
Pipo a quatre ans lorsque sa sœur, Sophie, vient au monde. Il est maintenant assez autonome pour dormir dans la chambre d’Alex, au désespoir de ce dernier qui vient de fêter ses sept ans, et refuse de se faire damner le pion par ce merdeux. Rien à faire. Malgré ses récriminations, Aster fait, pour la première fois, preuve de fermeté : quand il s'agit de sa maison, il se sent l'âme d'un chef. Ils sont une dizaine à cohabiter, et ce n’est pas toujours facile. Chacun aspire à avoir sa chambre à soi. C’est Lionel qui se voit accorder cette faveur, puisque Blanche partagera celle d’Elisabeth. Sophie est une fillette extraordinairement jolie. Un peu étrange. Secrète et silencieuse, la tête dans les étoiles et une imagination débordante. « Raconte-moi une histoire So », réclame Pipo, au moment du coucher. Alexandre grogne un peu mais laisse faire, le regard posé sur la frêle silhouette, qui se glisse auprès du petit frère, pour lui chuchoter les aventures de Biboo.
Biboo, mi-ours, mi-écureuil, un corps d’ourson et une queue touffue. Il s’empiffre de nourriture qu'il garde à l'intérieur de ses joues. Il aime les cacahuètes, et ferait n’importe quoi pour en dénicher. Il lui arrive plein de mésaventures : il tombe dans un trou sans pouvoir s’échapper ; il faut le tirer, parfois il reste coincé dans une posture inconfortable. Souvent il s’en sort, mais pas toujours, là réside l'intérêt du récit. Il y a toute une panoplie de situations : Biboo jardine, Biboo fait la cuisine, Biboo au marché, Biboo à l'école...
Quand Sophie a terminé, elle repart sur la pointe des pieds pour regagner son lit.
Au fil des années, chacun cherche maladroitement sa place.Blanche ne s’est jamais sentie chez elle à Raspaioun : trop de désordre, de chaos et de complications inutiles. Réalisant qu’elle ne s’adaptera jamais et que la situation ne la rend pas heureuse, elle se décide à louer un studio dans le village voisin. On ne la retient pas. Son départ ne suscite ni surprise ni émotion, pas même chez Lionel. Rachel et Aster semblent être arrivés au bout de leur chemin ensemble et se séparent. Sans cris ni heurts, par pure lassitude. Séparation de fait, puisqu’ils continuent de cohabiter. Alexandre prend définitivement possession de la grange. Il y avait déjà installé son espace à lui, un labo où il développe ses photos, dans l’odeur âcre des produits chimiques, loin du vacarme et des tensions. De jour en jour, Sophie s’efface, jusqu’à devenir diaphane. Son regard se dérobe, sa voix n’est plus qu’un souffle. Elle évite tout contact avec les autres. Sauf Alexandre. Le seul pour qui elle manifeste de l’intérêt. Elle dégote un chat roux qui ne la quitte plus. Il traîne dans son sillage ou dort sur ses genoux, pendant qu’elle enfonce ses doigts dans la fourrure de feu.
— À quoi tu penses, Soso ?
— Arrêtez de l'appeler Soso, intervient Alex, tandis qu’Elisabeth hausse un sourcil, consciente que ces deux-là vivent dans un monde à part.
Aster se sent libre depuis qu’il n’a plus de comptes à rendre à Rachel. Il passe la majorité de son temps à la galerie, sorte de refuge où il se consacre à sa peinture. C’est là-bas qu’il rencontre Angélique, une fille simple et secrète, pour ne pas dire sotte et apathique. Une longue tige, de l’avis de Rachel, qui ne la trouve ni jolie ni gracieuse, mais lui envie sa ligne insolente. La jeune fille peut dévorer un hamburger ou avaler un milk-shake sans prendre le moindre gramme. Elle est mannequin, et son corps est à la fois un moyen et une fin. Elle adore se pavaner devant l'objectif d'un photographe. Elle a l’air sans complexe, parce qu’elle est habituée à laisser glisser les critiques sur ses seins, ses hanches, sa taille, ses fesses. Malgré les apparences, son métier est loin d’être glamour : il lui faut poser dans des tenues légères sous une température glaciale, ou s’envelopper d’une épaisse fourrure par une chaleur étouffante. Et elle gagne très mal sa vie. À bientôt soixante ans, Aster affiche trois fois son âge. Certes, il n’a rien d’un vieillard, il a pour qualité de n’être ni possessif ni intrusif et sait se montrer de compagnie agréable. Mais il n’a rien de sécurisant. Il n'offre pas de fleurs, oublie les anniversaires. Tous deux entretiennent une relation teintée d’indifférence. Elle n’attend rien de lui, et il n’attend rien d’elle : il l'a séduite précisément en ne cherchant pas à la séduire. Elle, lui apporte par sa jeunesse, l’illusion de ne pas vieillir. Angélique garde ses distances avec Raspaioun, dont elle perçoit parfaitement l’animosité, consciente d’empiéter sur un territoire déjà investi par deux femmes, dont elle ne saisit pas exactement la place respective. Quand parvient la nouvelle qu’elle est enceinte, qu’Aster a eu l’indécence d’engrosser une fille qu’il connaît à peine, et surtout, affreusement jeune, Rachel ne décolère pas :
— Bon sang ! Qu’est-ce qui t’a pris ?
— C’est un accident.
— À ton âge ?
— Et alors ?
— Tu n’as jamais entendu parler de contraception ? Ne va pas me faire croire que ça arrive par hasard.
— Je ne vois pas le problème. Ça s'est bien passé aussi comme ça pour tous les autres.
Rachel accuse le choc.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ?
— Personne n’en a été malheureux.
Contre toute attente, c’est Lionel qui intervient :
— Qu’est-ce que tu en sais, toi ?

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