Après la mort d'Ange

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Ce lendemain de fête n'a rien de joyeux pour Aster. Malgré le soleil resplendissant, il a l’impression d’un jour gris aux contours diffus, collant comme une guimauve de fête foraine. Et il n'aime pas les fêtes foraines. Encore moins les guimauves. Le corps lourd et le cerveau engourdi, il repousse les draps et se lève. Il a besoin de boire. Un fond de vodka ou de cognac, un reste de vin, n’importe quoi pour stopper les pensées qui tournent dans sa tête. Angélique dort, roulée en boule. C’est rare qu’elle reste à Raspaioun, mais nul n'a proposé de la raccompagner. Rien à voir avec les événements de la nuit, on n’a juste pas pensé à elle. On l’a oubliée, comme toujours. Seul l’enfant qu’elle porte suscite quelques interrogations. Rachel rejoint Elisabeth dans la chambre d’à côté et s’étonne :

  • Il forment un drôle de couple, ces deux-là.

Elisabeth n’as pas besoin de demander à qui elle fait allusion pour répondre.

  • Ils n’ont vraiment rien à faire ensemble.
  • Va savoir ce qui lui est passé par le crâne, à ce cinglé d’Aster.
  • Tu sais… Si on y réfléchit… Il y a l’âge bien sûr, mais ils ne sont pas si différents : le même détachement, le même manque de passion.
  • Tu as raison, elle doit lui convenir.
    Il y a de la lassitude dans la voix de Rachel, comme un regret. Elle regarde par la porte-fenêtre le chemin pierreux qui descend en contrebas, jusqu’à disparaître de son champ de vision. Ce paysage sauvage l’insupporte, cette immuable immensité à perte de vue, personne à qui parler, hormis ceux qui partagent son quotidien, avec leurs éternels menus problèmes. Et puis ces travaux qui n’en finissent pas ! La bétonnière couverte de ciment séché, les pots de peinture à l’abandon, les casques de chantier éparpillés, les souches d'arbres à demi déterrées. Elle a mal dormi. Le taboulé de sa belle-fille lui est resté sur l’estomac. Ses hanches vont le lui faire payer, c’est sûr. Et cette Angélique, mince comme une liane, même enceinte, qui s’est empiffrée impunément toute la soirée ! Quelle injustice ! Sans doute serait-elle encore plus agacée, si elle savait la jeune fille profondément endormie dans le lit qui fut le sien. Elle soupire. C’est vexant de constater que chacun a trouvé chaussure à son pied. Aster qui engrosse Angélique, Pipo qui roucoule avec sa mijaurée, Antoine avec Sylvie, Sophie qui va épouser Hugues. La fête à neuneu pour tout le monde, sauf pour elle.

Les deux femmes entrent au salon, où Hugues est en train de replier le lit de camp sur lequel il a dormi. Aster est là aussi.

  • Où est Patricia ? demande-t-il en pointant du doigt le canapé intact.
  • Avec Viko, lâche Hugues, sans lever la tête.
  • Ah ben...

Rachel reste bouche bée.

  • Et Sophie ?

Hugues pâlit. Elisabeth l’a croisée, qui revenait de la grange. Heureusement, Rachel intervient, la dispensant de répondre :

  • On va aller voir ce qu’ils fabriquent.
    Apercevant Lionel qui descend l’escalier, elle l’interpelle aussitôt :

… Viens avec nous, toi aussi. Qu’on leur remette les idées en place, à ces deux énergumènes. Elisabeth, tu suis ?

Ils entrent dans la chambre que Viko partage d’ordinaire avec Antoine. Ils le trouvent effectivement avec Patricia. Nulle trace d’Antoine qui a dû partir avec Sylvie, après la fête.

  • Un type est mort et eux, ils s'envoient en l'air ! s'exclame Rachel.
  • Ce ne sont pas les seuls, observe Lionel.
  • Et alors ? Ça aurait changé quoi de s’en priver ? Ça ne l’aurait pas ressuscité, rétorque Patricia.

Elle arbore un large sourire. On dirait une diva, recevant la foule venue assister à son lever. D’un bond agile, elle se lève, se glisse dans un ample kimono et disparaît, laissant flotter derrière elle un parfum entêtant. Lionel la suit des yeux.

  • Tu reluques les femmes maintenant ? le taquine Elisabeth.
  • Le voilà qui rougit comme un gamin. Tu as déjà couché avec une fille ? insiste Rachel.
  • Oui, répond Lionel, en examinant ses pieds.
  • Oh, raconte !
  • Rachel ! intervient Elisabeth, qui ne la trouve pas charitable.

Sans se démonter, Lionel débite, d’une voix monocorde, comme s’il n'attendait que ça :

  • C'était avec la mère d'un copain. Je suis allé chez lui. Il n’était pas encore rentré. Elle a dit qu'elle voulait le faire avec moi, qu'elle y pensait depuis longtemps.
  • Uhuh, commente Viko.

C’est surprenant de la part de Lionel, qui prononce rarement plus d’une phrase à la fois. Cette histoire a dû profondément le marquer.

  • Elle était belle ? l'encourage Rachel.
  • Elle portait un chemisier en dentelle.
  • Ça émoustille, la dentelle, admet Viko.
  • On était devant la télévision et elle a dit : « regarde plutôt mes seins ». Et elle l'a enlevé. Elle a commencé...

Lionel a l'air d'un petit garçon qui revit intensément la scène.

… J'étais gêné. Ça ne l'a pas arrêtée. On est montés à l’étage. Elle m’a poussé sur le lit, elle s'est mise sur moi. Et on l'a fait. Mon pote est arrivé juste après. Heureusement, on était habillés et assis tranquillement sur le canapé. C'était le plus beau jour de ma vie.

  • Ah oui, quand même !
    Lionel ne paraît plus vouloir s’arrêter.
  • Dommage, elle sentait le savon. J’étais un peu déçu, je m'attendais à autre chose, je croyais qu’une femme, ça sentait autrement... Mais c’était bien.
  • Oui, c'est pas grave ça, affirme Viko, en fin connaisseur.
  • Alors toi, Viko, tu fais presque pareil que moi. Moi, c’était avec la mère de mon copain. Et toi, avec la copine de ma mère.
  • Elle m'a fait des avances aussi, lance Alex, surgi de nulle part.

Tous se tournent vers lui.

  • Qui ?
  • Patricia. Ce n'est pas d'elle dont vous parlez ?
    Lionel ouvre grand les yeux, incrédule.
  • Tu as dormi dans la grange ? demande Elisabeth.
  • Comme d'habitude.

À son tour, Aster rejoint le groupe. On dirait que toute la tribu s’est donné rendez-vous dans cette chambre.

  • Viko a passé la nuit avec Patricia, l'informe Rachel.
  • Tu as de la chance. Tu es peinard ici. Tranquille. Loin de tout, dit Aster.
  • Uniquement parce qu’Antoine a déserté la place. Qu’est-ce qui t’en empêche, toi ?
    Rien, se dit Elisabeth, dans un imperceptible soupir. Rien ne l’en empêche. Elle perçoit nettement le bruit des ébats d’Aster avec Angélique dans la pièce à côté. Dieu merci, la jeune mannequin ne reste que rarement.

Après avoir raccompagné Angélique, Aster se rend chez Ange. Le chemin de la veille lui paraît étrangement court. En face de lui, la montagne exhibe son crâne nu et son dos pelé. Il regrette de ne pas avoir pris de chapeau. Sous le soleil écrasant, il traverse des monticules couverts d'oliviers, côtoie des souches d'arbres disséminées sur le sol, envahi de thym, de romarin et de lavande. Il s’essuie le front, puis presse le pas pour rejoindre le domaine d’Ange, qui apparaît dans son cadre de pierres sèches et de lumière brute. La vue est à couper le souffle. « Il a du bol, le bougre » Du moins en avait-il. Aster détaille la façade, comme pour la graver dans sa mémoire ; les volets sont fermés, renforçant l’impression d’abandon. Il tente sans succès de pousser la porte qui donne dans la cuisine, où il a bu et mangé avec son ami qui l’a toujours reçu au mieux, malgré ses cervicales douloureuses et sa jambe raide. Grâce à cette guibolle, il prétendait prévoir le temps. « C’en est fini maintenant de tes talents de météorologue », constate-t-il à voix haute. Un bruit de sabots. Il entend les chèvres remuer, et se dirige vers la chèvrerie. Un morceau de mur s’est effrité, comme s’il avait attendu l’absence du maître pour se rebeller. « Quelle saleté, celui-là ! Il en profite pour tomber en ruine. » Les biquettes semblent ravies de le voir ; on dirait qu’elles lui sourient. Les mots d’Ange résonnent.

Regarde leurs yeux… Des yeux qui pénètrent ton âme.

Alors Aster regarde. L’iris doré. La pupille horizontale, taillée comme pour percer le lointain avec une lucidité vertigineuse. Dans cette expression placide et ironique, énigme ouverte sur un monde parallèle, Aster comprend ce que voulait dire Ange. Il n’imagine pas laisser livrées à elles-mêmes les bêtes auxquelles le vieil homme tenait tant. Elles le toisent paresseusement, sans surprise, comme si elles comprenaient qu’il est venu pour elles. Quand il les emmène, elles le suivent sans réticence. Il a le sentiment d'accomplir ce qu’il a à faire. Il ne se retourne pas. Il sait qu’il ne reviendra jamais dans la ferme inhabitée. Si personne ne s’en occupe, elle restera telle qu’il la quitte aujourd’hui.

Assise au jardin, Elisabeth trempe rêveusement des beignets de calamar dans une coupelle de sauce. Elle en porte un à ses lèvres. Ces beignets, Elle en a mangé autrefois, sur une plage italienne. Avec qui déjà ? Elle a été séduisante, elle a été séduite. Intrépide, insolente, noyée dans un tourbillon illusoire, peuplé de visages inconsistants, interchangeables. Un grand vide l’envahit lorsqu’elle se retourne sur cette femme qu’elle n’a pas su devenir,cette mère qu’elle a refusé d’être, cette grand‑mère qu’elle ne sera jamais. Sa carrière sacrifiée. Son échec de fille aussi, incapable de se montrer à la hauteur, trop attachée à fuir l’emprise dévorante de sa mère. C’est à elle qu’Aster lui fait penser parfois, dans son besoin de rassembler. Mais Aster est différent : nul n’est essentiel à son bonheur. Il n’étouffe personne. Pas comme celle qui ne l’a laissée respirer qu’à sa mort. Libérée, enfin. Pourtant, elle sait qu’elle n’est pas libre. On n'est pas libre quand on est incapable de dire « je t'aime ». On n'est pas libre quand on tait ses faiblesses. On est libre quand on assume ses convictions, qu’on agit sans peur de se montrer vulnérable ou ridicule, qu’on a le courage de demander de l'aide. À trop vouloir se montrer forte, ne pas se plaindre, se débrouiller seule, elle, la susceptible, qui ne supporte pas la critique, qui a peur d’importuner et espère qu’on devinera ses désirs sans les avouer, non elle n’est pas libre. Et maintenant il est trop tard. Elle repousse du bout du pied les pelures de citron destinées à éloigner les insectes. Et soudain il est là, celui qui occupe son esprit. Aster traîne deux chèvres au bout d'une corde. Il les attache à un piquet et leur flatte légèrement l’échine, avant de s’éloigner. D’où sortent-elles ? Encore une lubie de cet homme imprévisible. C’est ce qui l’attendrit : ses idées loufoques.

Rachel apparaît sur la terrasse, longe les herbes hautes du talus et s’avance vers elle. Elisabeth n’ose pas lui dire qu’elle n’est pas d’humeur à discuter, et l’accueille d’un sourire. Rachel, visiblement remontée, vide directement son sac :

  • J’espère que Viko ne s’est pas entiché de Patricia.
  • Pourquoi ?
  • Et si elle restait ici ?
  • J’ai l’impression que ça lui plairait, à lui.
  • Pas à moi, en tout cas.
  • Tu ne l’aimes pas ?
  • Je déteste son exubérance. Et toi, tu la trouves comment ?
  • Je ne sais pas. Je préfère éviter les jugements hâtifs.
    Rachel soupire.
  • Tu es incroyable, avec ton éternelle bienveillance.
    Le regard d’Elisabeth s’attarde sur les chèvres qui explorent leur nouvel environnement en mâchouillant paisiblement dans le dos de Rachel. Pourquoi s’accorde-t-on si souvent à lui prêter des qualités qu’elle n’a pas ? Il faut croire qu’elle dissimule habilement son absence de sens moral, sa lâcheté. Ce qu’on voit d’elle, c’est de la poudre aux yeux. Et ce qu’elle n’avoue pas à ce moment précis, c’est qu’elle se moque éperdument de l’avenir de Viko et des intentions de Patricia. Qu’elle aimerait bien que Rachel aille exposer ses états d’âme ailleurs. Malgré tout, elle répond d’un ton aimable :
  • Ne t’inquiète pas, elle repartira sûrement bientôt.
  • C’est une amie d’Aster ?
  • Pas vraiment. C’était surtout celle d’Eve.
  • Je croyais que c’était toi, l’amie d’Eve.
  • Je l’ai rencontrée plus tard.
  • Alors, si personne ne la connaît, pourquoi elle est ici ?
  • Je suppose qu’Aster l’a invitée parce que c’est la marraine de Blanche.
  • Oui, sans doute.
  • On ne peut pas deviner ce qu’il mijote exactement.
  • C’est vrai.
    Elisabeth observe attentivement Rachel. Elle se risque à demander :
  • Tu l'as pris comment, à l’époque, de me voir arriver avec Blanche et Lionel ?
  • Ça n’a pas été facile. Mais le pire, c’était les enfants.
  • Avant nous, tu étais bien tranquille avec Aster.
  • Il y avait déjà Antoine. Et Viko. Ce n’est pas évident de vivre avec trois hommes. Même si parfois... c'est assez plaisant, je l'admets.
  • Aster aime avoir une cour dévouée autour de lui.
  • Oui, il n'a jamais su se contenter de moi.
  • C’est un solitaire, il se moque de tout et de tout le monde. Et pourtant il a besoin des autres.
  • Il n’a pas vraiment eu de mère.
  • Ni de père.
  • Il cherche une famille, certainement.
  • Et il est prêt à y faire entrer n’importe qui.
  • C’est à Patricia que tu penses, ou à Angélique ?
  • À Angélique, et au futur bébé surtout.
  • C’est dur à encaisser.
  • Pas pour toi bien sûr.
    Elisabeth se retient d’émettre un avis.

...Tiens, il y a des chèvres dans le pré !

  • C'est Aster qui les a amenées.
  • Quel imbécile ! Comme si on n'avait pas suffisamment de travail comme ça.
  • Il a sûrement ses raisons.
  • C’est un comble ! Tu es toujours en train de l’excuser.

Les obsèques d’Ange ont lieu le mercredi suivant, sous un ciel nuageux. Sophie et Alex manquent à l’appel. Les autres sont là. Ils sont venus pour Aster. À part Raspaioun, il n’y a presque personne. Et le curé n’a pas grand-chose à dire. Quatre hommes en noir soulèvent la lourde boîte de bois qui contient le corps du défunt. À hauteur d'épaule, le cercueil entame sa lente progression depuis l’allée centrale jusqu’au parvis de pierre. Puis il est hissé dans la voiture qui l’emporte vers le cimetière. C’est l’enterrement le plus rapide de l’histoire du village. Quand tout est terminé, chacun rentre chez soi, sauf quelques irréductibles qui s'attardent sur la place.

  • Il faut avouer qu'il était bizarre, ce pauvre fou !
  • Sinistre !
  • Dieu ait pitié de son âme !

Aster reste debout, à l’écart. Le groupuscule cesse de chuchoter, pour s’exprimer maintenant à voix haute, sans gêne ni honte.

  • Il est parti pour un monde meilleur, une belle mort.
  • Oh ! Il ne dérangeait guère, quand on y pense.
  • Ça ne risquait pas, on ne le voyait jamais.
  • Si, au marché.
  • Il y a longtemps qu’il ne venait plus.
  • Il avait eu une déception ce gars-là, il ne parlait à personne. Un vieux fêlé.
  • Moi, il me fichait la trouille avec son œil de travers. On aurait dit qu'il voulait vous lancer un sort.
  • Un refoulé.
  • Limite agressif.

Aster ne reconnaît pas son ami dans les propos de ces inconnus. « J'espère qu'il vous en a jeté un, de sort ! » grommelle-t-il, en s'éloignant sans regarder en arrière. Il n'a pas envie qu’on l’interpelle, ni qu’on commente la disparition des chèvres.

  • Il paraît qu'il piquait les petites culottes, dit une voix dans son dos.

Bon… Il n’y a pas que du faux dans ces rumeurs, finalement.

Une dernière remarque lui fait dresser l'oreille.

  • Attendez, que je vous raconte le plus drôle. À côté de lui, on a trouvé un paquet cadeau.
  • Je ne vois pas à qui il aurait pu offrir quelque chose.
  • Et dedans, devinez quoi ? Une patte de lapin ! Une vieille patte de lapin toute pourrie !
  • Pas étonnant ! Un pingre ce type !

Suit un éclat de rire. Aster s’éloigne lentement sur le chemin, tandis que le soleil s’efforce de percer. Comment est-il possible qu’il n’ait rien vu ? Voilà pourquoi elle n’était pas à sa ceinture. Ange avait prévu de la lui donner, et sa chance avait tourné. Alors il était mort. En d’autres circonstances, il serait allé se réconforter dans l'étroite cuisine de son ami, où il l’aurait surpris, debout devant le buffet, à siroter son café au calva en maintenant son pantalon. Mais il est mort. La journée s’éclaire, comme pour signifier que la période de deuil a assez duré. À Raspaioun, chacun est retourné à ses occupations, nullement affecté par la mise en terre du vieux paysan. Pourtant, règne une certaine gravité. On pense sans doute à ses propres disparus. Elisabeth songe à son père. À sa grande surprise, sa mort avait apporté un soulagement inattendu. L’angoisse avait disparu. Comme une juste contrepartie du chagrin. Quel paradoxe !

Aster accorde à ses chèvres une attention particulière. Il a construit une clôture, installé une mangeoire et une couche couverte de paille, cette fameuse couche surélevée, où elles apprécient de dormir, avait dit son vieil ami. Il veille à leur propreté et a aménagé un environnement agréable, avec des rochers, un tonneau, des ronces, du lierre. Un véritable parc d'attraction miniature. Il s’amuse de les voir courir, à grand renfort de cabrioles. Un tour, et encore un autre. Ce sont des animaux intrépides, cabochards et extrêmement attachants. Elles se plaisent à Raspaioun, où elles se sont adaptées sans problème. Elles se baladent joyeusement, choisissant avec soin le moindre brin d'herbe, délaissant ceux qu’elles trouvent trop durs, dédaignant les orties et les chardons. Elles raffolent des fleurs, des feuilles tendres et des fruits frais.

  • On dirait que ça leur est égal que leur maître est mort, constate Pipo.
    Il est vexé et blessé de la complicité que son père a établie avec elles. Rachel partage ce point de vue :
  • C’est quand même dingue ! Il a plus d’affection pour ses biques que pour ses enfants.

Elle n’a pas tout à fait tort. Aster a pour ses chèvres une vraie tendresse, celle qu’il portait à leur propriétaire. S’il n’y avait que les chèvres qui indisposaient Rachel. Il y a aussi Patricia qui n’a toujours pas quitté Raspaioun. Et le comportement de Viko ajoute à sa mauvaise humeur. Il passe son temps à tourner autour de sa belle, collé à ses flancs, comme ces chiens qui se frottent à vos jambes en vous reniflant de partout.

  • Ma parole, il est amoureux ! s’étonne Aster.
  • Il est ridicule, s’agace Rachel.
    Elle ne supporte pas de le voir enfouir son nez dans le cou de la rousse, lui pincer les fesses, se rengorger comme un coq de basse-cour

… Ça ne va pas durer, pronostique-t-elle. Une semaine au plus, et elle aura déguerpi.

Elle se trompe. Patricia se plaît avec eux, et négocie la prolongation de son séjour avec Aster, qui ne laisse personne s’installer sous son toit sans son accord.
Sauf Alex, qui n’a rien demandé pour prendre ses quartiers dans la grange. Mais Alex est incontrôlable. Antoine se sent de trop dans la chambre qu’occupe maintenant le couple. Il comprend qu’il faut laisser la place. En fait, l’idée trotte dans sa tête depuis que sa compagne lui a proposé de la seconder dans l’agence de publicité dont elle assure la direction. Une activité à la fois artistique et technique, en accord avec la rigueur et la minutie qui le caractérisent. Et tout bien réfléchi, pourquoi ne pas tenter l’aventure avec Sylvie en partageant son quotidien ? Un départ à son image, sans cérémonie, mais qui laisse malgré tout un grand vide.

Plus son ventre s’arrondit, plus Angélique peine à travailler. Il lui faudrait un nouveau book. Aster, qui s’est acheté un appareil photo tout neuf, propose de s’en charger. Il passe des heures à feuilleter des magazines, à la recherche d’idées pour mettre en valeur les courbes de sa compagne. Il ignore qu’elle s’est déjà adressée à Alexandre. Alexandre a été un enfant assez ordinaire. Il n’aimait ni l’école ni ce qu’on y enseignait, mais restait persuadé qu’un destin glorieux l’attendait quelque part. Deux loups se disputaient en lui, l’un protecteur et l’autre destructeur, et il ignorait alors ce qui sortirait de ce combat. Tout petit, il volait le vieil appareil photo d’Aster, grisé par ce double pouvoir de capturer le monde et de duper son père. Quand il eut son propre appareil, il comprit qu’il ne voulait pas juste prendre des photos. Il voulait faire de la photographie. Rien à voir avec les conneries de paysages d’Aster. Il investit la grange pour y monter son labo, cette grange qu’il occupe actuellement.

Aujourd’hui il est photographe.

  • Tu veux bien te charger de mon book ? lui demande Angélique.
  • Je croyais que tu faisais ça avec le vieux.
  • Il n'y connaît rien, c’est mieux si c’est toi.

Il esquisse un sourire narquois. Il éprouve du mépris pour la récente acquisition d’Aster. Ce sombre imbécile croit qu’il suffit d’appuyer sur un bouton, pour obtenir une belle image. Partager ce que tout le monde voit, des montagnes, un coucher de soleil, quelle fumisterie ! C’est aussi vain et vide que sa peinture. Un paysage, un portrait convenu, ça ne véhicule aucun message. Lui, il a l’ambition de figer des instants qui témoignent d’évènements majeurs. Il ne veut pas vendre du rêve ; il s’intéresse à des sujets autrement plus graves. Les conflits armés par exemple, qui le fascinent. C’est ça, sa vocation, participer à une cause héroïque d’une façon ou d’une autre. Il prend son temps avant de répondre à Angélique.

  • Il en pense quoi, Aster ?
  • On ne lui dira pas. Ce sera notre secret, rien qu’à nous.
    Ce qui arrache à Alex un éclat de rire.
  • Tu parles comme une gamine.
    Il reprend plus sérieusement :

... Vois-tu, ce n'est pas du tout mon trip. Je fais du photo-reportage, qui ne laisse pas le temps de choisir la lumière, ou de donner des instructions à son modèle. Où il faut improviser dans l’urgence. Je suis allé à Sendai après la catastrophe de Fukushima, au Chili pendant l'incendie du Torres del Paine, et aux manifestations d'Istanbul. Il ment. Ces histoires, il les a lues en ligne. Angélique, qui gobe ses paroles, ouvre des yeux ébahis. Et lui, ça lui plaît de fanfaronner auprès de cette cruche.

  • Tu aurais pu mourir.
  • Héroïquement, en faisant mon taf, pas comme un vieillard dans son lit, fatigué d’avoir photographié des filles en cloque.
  • Donc tu ne veux pas ?
  • Je dois partir bientôt.
  • Tu vas où ?
  • Si on te demande...
  • Alors c’est non ?
  • Il faudrait me payer.
  • Je paierai.
  • C'est quoi ton but finalement ? Continuer le mannequinat, enceinte ?
  • J'aimerais bien. Certaines marques bidouillent des faux ventres, heureusement d’autres veulent des filles comme moi.
  • Je parie que tu t'es fait faire un mouflet exprès.
  • Mais non, voyons !
  • Tu aimes ça, t’exhiber devant l'objectif ?
    Elle le gratifie d'un sourire renversant, pétillante, féline. Oui, elle a envie de jouer la star, de montrer ses rondeurs, et aussi de le provoquer.
  • Tu réussis à emballer souvent avec ton métier ?
  • Pas mal.

Alexandre finit par se laisser convaincre. Il organise avec elle quelques séance de pose, puis lui remet une série de clichés, qu’elle juge réussis et s’empresse d’envoyer à des agences. Les réponses ne tardent pas. Elle est engagée par des marques de vêtements destinés aux futures mamans. Jusqu’à l’approche de l’hiver. Jusqu’à l’arrivée de Noé.
L’enfant naît en décembre, dans une totale indifférence. Passé l’émoi initial, on l’a oublié. Un matin pourtant, Angélique se présente avec le bambin. Sa silhouette retrouvée lui permet de reprendre une véritable activité professionnelle. Elle sort le minuscule paquet gigotant de son couffin, pour le coller dans les bras d’Aster. La porte se referme sur elle, sans une explication.

Noé est un bébé sage, au visage rond, qui tend spontanément ses menottes potelées dès qu’on s’approche de lui. Un duvet blond pousse sur son crâne chauve. Il dort beaucoup, la faim le réveille, puis il sombre de nouveau dans le sommeil. Un enfant modèle, qui ne fait pas de bruit, peu de vagues. Et la vie continue, dans son train-train quotidien. Au début, sa mère vient régulièrement le chercher. De plus en plus rarement ensuite, en fonction des contrats qu’elle décroche. Finalement, Noé reste à Raspaioun. Il a beau se montrer calme et paisible, ce trouble-fête dérange par sa simple présence.

  • On dirait bien qu'il ne va plus repartir, constate Rachel. Aster va quand même en avoir marre et la virer, son Angélique.
  • Il ne gêne pas tant que ça, ce petit, note Viko.
  • Parce que personne ne s’en occupe, rétorque Elisabeth.
    Elle est la seule à le bercer, le changer et le nourrir. Des gestes inédits et pourtant instinctifs. Parfois le soir, dans la maison endormie, elle le tient un peu plus longuement contre elle, le front de l’enfant sur sa joue, le souffle tiède dans son cou.
  • C’est n’importe quoi, déplore Rachel. On se demande quel avenir il aura, ce gosse.
  • Le même que les autres, soupire Lionel. Ni plus ni moins.
    Aster est surpris de la remarque de son fils, qui s’exprime si rarement. Conscient de la mauvaise humeur ambiante, il conclut, comme s’il parlait d’une paire de souliers à élargir :
  • On va s'y faire.
    Mais on ne s’y fait pas.
  • Cette Angélique est une sorcière, elle a réussi à te piéger ! grogne Rachel.
    Patricia ajoute son grain de sel au climat déjà tendu :
  • Ça s’est passé comment exactement ? Elle a oublié sa pilule, ou bien elle lui a fait un coup tordu ?
  • Il s'est fait pigeonner, résume Viko.
    Aster choisit de ne pas répliquer que ça ne risque pas de lui arriver à lui, avec sa vieille.

Si petit, et malgré tout si présent. Noé s’incruste dans la vie d’Aster de manière inattendue. Ce drôle de petit bonhomme, confronté au désintérêt général, continue de sourire et de gazouiller. De qui tient-il cet heureux caractère ? Si un bébé se fait à deux, celui-là se fait tout seul. Lorsqu’il lève ses grands yeux à la couleur indéfinissable, Aster le regarde avec une sorte de stupéfaction, voire d'effarement. Cet être en devenir, privé de sa mère, et pour lequel il peine à se sentir père, éveille en lui des sentiments contradictoires. Si certains souffrent de naître par accident, Noé ne s’en soucie pas. Être désiré n’est pas nécessairement un gage de bonheur futur ; à l'inverse, ceux qu’on n’a pas souhaités peuvent, par la suite, être choyés tout autant, voire davantage. Et c’est ce qui est en train de se produire. Pour Aster, les préférences parentales n’existent pas, mais Noé bouscule ses certitudes. Ses émotions ne sont pas du domaine de l'explicable. Ainsi le scrute-t-il avec étonnement. Il examine à son insu ce parfait inconnu, parfois même, poussé par un élan incontrôlé, il le prend dans ses bras. Si on admet difficilement un quelconque favoritisme dans une fratrie, Aster ne s’encombre pas de culpabilité inutile. Penché sur son fils, il le respire avec ivresse. Cet enfant si singulier… Oui, il l’aime. L'amour se porte souvent sur celui qui nous ressemble ; il va aussi parfois vers le plus conciliant, qui donne l’impression de savoir s’y prendre. Dans le cas de Noé, c’est un mélange de tout cela. C’est également la conséquence du manque d'implication d'Angélique, qui rend ce bébé vulnérable et laisse le champ libre à l'improvisation. Noé perçoit parfaitement l’amour de son père. Quant aux autres, ils considèrent le jeune usurpateur avec une incompréhension grandissante. Qui est-il ? Que vient-il faire là ? Pourquoi ?

Il n’est pas toujours bon d’être le favori. Cela provoque jalousie et rancœur. C’est le cas de Sophie qui ressent à l’égard de Noé une profonde antipathie.

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