Le mariage de Sophie

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Personne ne comprend pourquoi Sophie a choisi ce grand garçon amorphe, pas très avenant, peu causant, et surtout la raison pour laquelle elle est si pressée de convoler. Les parents du jeune homme aussi s’interrogent sur cette précipitation. Hugues, d’ordinaire souple et malléable, refuse d’écouter le moindre conseil. Il est déterminé. La future mariée semble peu concernée par les préparatifs. Elle laisse les choses s’organiser autour d’elle, sans elle. Stupidement, elle avait imaginé qu'ils ne seraient que trois avec Alex, et découvre avec effarement que tout Raspaioun va se mêler de l’affaire. Ainsi que la famille de Hugues. Et chacun compte sans doute amener son conjoint, ses enfants, voire ses amis... Pour accueillir tous ces gens, on hésite entre la galerie d’Aster et la terrasse de Raspaioun. En haut, le grenier est enfin aménagé. Le majestueux escalier extérieur, avec ses paliers et sa rambarde en fer forgé, est resté à l’état de croquis dans le calepin d’Aster. Seuls les plus alertes pourront grimper par une échelle de meunier. Sophie n’apprécie guère qu’on y installe des lits d’appoint. Depuis peu, cet espace est devenu le sien. Elle rechigne à le céder à des inconnus, sans réaliser qu’épouser Hugues va l’arracher à son univers familier.

Le mariage est sur toutes les lèvres. C’est d’abord le choix du thème.

  • Que diriez-vous de la Provence ? Le printemps ? Des teintes olive et mauves ? propose Blanche.
    C’est sans compter sur Rachel qui, en tant que mère de la mariée, prend d’autorité les choses en mains.
  • Je vois plutôt quelque chose de féerique. Du pastel, du blanc, avec des étoiles, des guirlandes lumineuse et des ballons flottant dans l’air.
  • Mais oui, bien sûr. Et un karaoké, pouffe Patricia.
  • Pourquoi pas ?
  • Non, par pitié ! s’exclame Aster. Quand l’envie vous prend, allez vous défouler sous la douche comme tout le monde.
  • Encore faudrait-il en avoir une qui marche, grince Rachel.
  • Ça ne va pas recommencer ces jérémiades. Vous n’avez qu’à apprendre à l’utiliser.
  • On ne pourra pas chanter alors ? s’amuse Patricia.
    Aster sent l’énervement le gagner.
  • Vous m’agacez !
  • Ça va coûter un bras à organiser, fait remarquer Rachel, qui se demande dans quelle mesure elle pourra compter financièrement sur Aster.
  • Déjà en train de calculer celle-la !
  • Tout dépend de combien on sera, en fait.
  • Comme à l’anniversaire.
  • Non, il y aura une famille en plus.
  • On peut se passer d’un traiteur.
  • Je crois bien qu’on n’aura pas le choix.
  • Que dites-vous d'un méchoui ?
  • Pas question ! Et pas de Braccassi non plus ! s'exclame Aster, qui n’a pas digéré Tristan et Carrie dégustant son cochon.
  • Quoi encore avec les Braccassi ? s'offusque Rachel.
  • Monsieur et Madame Je-sais-tout, des crétins qui croient épater la galerie en parlant fort.
  • C’est toi qui parles plus fort que les autres.
  • Je ne supporte pas ceux qui se donnent des airs supérieurs.
  • Tu n'acceptes simplement pas qu'on te tienne tête.
  • Tu ne devrais pas défendre ces abrutis. Tu crois que je n'ai pas vu ce vicelard de Tristan reluquer Angélique ?
  • Tu dis des conneries.
  • Avec sa rombière, il ne doit pas s'amuser tous les jours.
  • Parce que toi, tu t’amuses avec ton sac d’os ?
  • Tu deviens vulgaire, Rachel !
    Il ne voit donc pas qu’elle a mal, que la situation avec Angélique lui est insupportable ? Carrie avait bien raison. C’est difficile de vivre auprès de quelqu’un qui ne vous aime plus.
  • On pourrait manger une des chèvres, plaisante Patricia pour faire diversion.
  • Jamais de la vie !
  • Un buffet froid, alors ?
  • Sans oublier la pièce montée.
  • Évidemment, avec des mariés sur le dessus.
  • Tu parles ! Aster va oublier.
  • Székelykàposzta !
    Tous les regards convergent vers Viko.
  • À tes souhait !
  • Székelykàposzta, répète Viko.
  • C’est quoi ?
  • Une choucroute hongroise.
  • C’est aussi compliqué que le nom ? demande Aster.
  • Pas du tout. Seulement, il faut la préparer en avance.
  • C’est parfait ça, je suis pour. Va pour ta Séké...
  • Székelykàposzta.
  • Comme tu dis.
  • Une bonne choucroute pour faire péter dans les culottes, commente Patricia. Rien de tel pour mettre de l’ambiance dans la nuit de noces.
    Rachel proteste :
  • On ne va pas servir de la pâtée pour chiens. C'est un mariage quand même !
  • C’est le plat de ma maman pour les fêtes.
  • Si c’est le plat de ta maman.
  • Pour les fêtes, en plus.
    Aster a tranché. Székelykàposzta, et c’est tout.
    Reste à décider du lieu.
  • La galerie, propose Aster.
  • Ce serait plus pratique ici, dit Rachel.
  • Moi, je préfère la galerie.
  • Non ! coupe Sophie. Je veux que ce soit ici !

C’est si rare, si étrange de l’entendre donner son avis, qu’on ne songe pas à la contredire. On profite de la toute nouvelle implication de la future mariée pour lui demander :

  • Tu penses inviter qui ? Quels sont les gens que tu voudrais avoir à ton mariage ?

On lui parle souvent comme à une enfant, en répétant les choses. Sophie ne sait pas quoi répondre. Il apparaît soudain qu’elle n’a pas d’amis. C’est très bizarre pour une jeune fille de son âge.

La réception se tiendra donc sur la terrasse de Raspaioun. Rachel s’octroie les pleins pouvoirs. Elle dirige les opérations et distribue les tâches. Pour Elisabeth, ce sera le plan de teable. L’achat et le service du vin seront confiés à Aster et Viko, Patricia supervisera le déroulement du repas. Sylvie et Antoine réaliseront les faire-parts.

  • Il faut commencer par la liste des invités. On compte Angélique ? demande Rachel.
  • Bien sûr, répond Aster.
  • Tu ne peux vraiment pas te passer d’elle.
  • C’est normal. Il y a Noé.
    Rachel grommelle.
  • Noé et Angélique. On les a toujours dans les pattes, ces deux-là.
  • Si c'est comme ça, je ne me marie pas ! intervient Sophie.
  • Ne t'inquiète pas ma fille, je saurai faire bonne figure.
  • Souhaitons surtout qu’il fasse beau.
  • Il faudra agrandir le parking.
  • Ou au moins boucher les trous, il est dans un état lamentable.
  • Il y a éternellement quelque chose qui ne va pas, avec vous, grogne Aster.
  • Alors je ne me marie pas, répète Sophie, que personne n’entend.

Désorientée, elle tente de fuir cette fourmilière. C’est sans compter sur sa mère, qui l’apostrophe dès qu’elle l’aperçoit.

  • Tu en es où avec ta robe ?
  • Ma robe ?
  • Il sera habillé comment, Hugues ?
  • Je ne sais pas.
  • Tu es désespérante, Sophie. Tu aurais pu te renseigner.
  • Pourquoi ?
  • Pour que vous soyez assortis, godiche !

Tout est un peu confus dans la tête de celle qui ne parvient pas à réaliser que ce n’est pas Alex qui sera à son bras. À la réception des faire-part, elle prend conscience de la matérialité des choses. Dans une pochette irisée, fermée d’un ruban de satin gris, le bristol n’a rien d’original. Antoine a demandé une photographie du couple, mais il n’en existe aucune. Alors, de sa propre initiative, il a dessiné une femme assise, tournée vers l’horizon, cheveux au vent ; un homme debout, légèrement penché vers elle. Lui attentif, elle lointaine.

  • J’aurais pu prendre de belles photos, ronchonne Aster.
  • Tu ne l’as pas fait.
  • Il fallait demander.
  • Je te l’ai dit.
  • Pourquoi tu ne t’en es pas occupé toi-même ?
  • J’aurais bien voulu, mais je n’ai jamais réussi à les avoir ensemble, tous les deux.

L’organisation s’est discuté sans le marié. Personne n’a eu l’idée de le consulter. On a tendance à oublier ses désirs. Tout comme ceux de ses parents, vexés de découvrir qu’ils ont été délibérément tenus à l’écart.

Deux jours avant le mariage, Viko et Aster s’attellent à la préparation de la Székelykàposzta. On est prié de ne pas les déranger. Cuisiner est l’un des plaisirs d’Aster. S’il laisse Rachel aux commandes, c’est surtout pour éviter de la contrarier. Aujourd’hui, assisté de son ami, il prend possession des fourneaux avec entrain.
Les ingrédients sont disposés sur la table. Pour se donner du courage, les deux acolytes ouvrent une bouteille de vodka. Le verre plein et le cœur léger, ils lavent le chou, l’essorent, rissolent les oignons, coupent poivrons, tomates, saucisson et lard, jettent l'ensemble dans un immense faitout.

  • Plus qu’à ajouter la viande et laisser mijoter, conclut Viko.
  • Comment ça se passe avec Patricia ? demande Aster, d’un ton détaché.
  • Et avec Angélique ? répond Viko sur le même ton.
  • Imbécile !

Viko s’empare d’une grande cuillère en bois, qu’il essuie consciencieusement. Il semble peser chaque mot avant de répondre :

  • Je l’aime bien.
  • Et au lit ?
    Viko hume l’odeur du chou mijoté, mêlé aux épices. Il lâche enfin, avec un petit sourire entendu :
  • Une déesse de l'amour.
    Aster tente d’insérer un jambonneau dans la marmite, mais finit par renoncer.
  • Dis donc, on n'aura pas assez de place.
  • Je vais chercher une autre gamelle.
  • J’espère que tout le monde mange du cochon.
  • Tu ne t’es pas posé autant de questions pour ton anniversaire.
  • C'est vrai ! Pas une réclamation, sauf les Braccassi.
  • Les bras cassés ont râlé ?
  • Ils ont tiré la gueule pendant tout le repas. Souviens-toi de la tête de Carrie, quand tu as renversé les verres.
    L’allusion rend Viko nostalgique.
  • J'aimais bien notre trio avec Antoine. On se marrait vraiment ensemble.
  • Un lâcheur ! C’est parce qu’il ne boit pas.
  • Aucun rapport. S’il est parti, c’est la faute de ta déesse.
  • Pas du tout, on aurait pu s’arranger.
  • Finalement, il était de moins en moins amusant.
  • Il ne l’a jamais été.
  • Les femmes, ça rend les gens ternes, je l’ai souvent remarqué.

La veille de la cérémonie, Aster et Viko, sûrs d’eux et détendus, s’amusent de voir les autres s’agiter, se gardant bien d’intervenir.

  • On n'a plus qu'à apporter les boissons, et après on est peinards, se réjouit Viko.
  • Voilà ce que c'est, d'être organisés, fanfaronne Aster.

Il savoure ce moment avec la satisfaction du devoir accompli. Le rêve, jadis esquissé sur les pages de son petit calepin, a bel et bien pris forme. La terrasse permettra de recevoir l’ensemble des invités à l’ombre du figuier. À l’extrémité de la table, seront disposés les plats. Les assiettes, une fois remplies, seront distribuées de main en main.

  • Je n’aime pas l’idée de laisser les gens se servir tout seuls, proteste Patricia.
  • On ne va pas mobiliser quelqu’un, rien que pour ça.
  • Je croyais qu’Aster et Viko s’en chargeaient.

Aster est affairé à poser une planche sur deux tréteaux, celle-là même utilisée précédemment pour la rénovation des volets, et spécialement nettoyée pour l'occasion. Il se retourne vivement pour rectifier :

  • Juste pour le vin !
    Les hommes hissent les fûts de bière, plongent des bouteilles dans de grandes bassines pleines de glaçons, qu’il remplaceront dès que nécessaire, grâce à un congélateur acheté pour la circonstance.
  • Un mariage, ça se règle comme un ballet, commente Aster. De la coordination et une bonne chorégraphie .
    Les femmes s’activent autour des toasts. Elles coupent des tronçons de baguettes, les beurrent généreusement, puis les tartinent de rillettes, de mousses, de tapenade, d’œufs de truite ou de lentilles. Elles les enveloppent dans du cellophane, avant de les mettre au frais. Les frigos sont pleins.

On a prévu de la vaisselle jetable, sauf pour les verres, Aster refusant de boire dans du plastique. Des poubelles ont été disséminées un peu partout.

Sur la table de l'apéritif poussée contre le mur, sont disposés des chips, des biscuits sucrés ou salés, et des fruits secs qu’il faudra sortir de leur emballage, au dernier moment. Rachel fait presser des citrons pour la limonade, et part cueillir des fleurs.

Tandis que le jour décline, elle continue inlassablement à vérifier les moindres détails : les ballons, les guirlandes en papier, les rubans de soie, les lanternes, les bougies, les coussins jetés sur l'herbe fraîchement coupée. « C’est bon, ça ne ressemble pas à une guinguette », murmure-t-elle, soulagée. Mais en son for intérieur, elle s’inquiète. La météo prévoit un ciel maussade pour le lendemain qui n’aura sans doute pas la douceur lumineuse d’aujourd’hui.

Sophie entre dans la grange. Une odeur de bois humide flotte dans l’air. Elle détache un brin de paille fiché dans ses cheveux, et pousse la porte à sa droite. Elle se glisse dans l’espace entre le mur lézardé et le lit où repose son frère. S’attarde sur les paupières qui tremblent imperceptiblement, sur la cicatrice qui mord le coin des lèvres. Le visage endormi est un mélange harmonieux de raffinement et de rudesse.

  • So ? chuchote-t-il, sans ouvrir les yeux.
  • Je me marie aujourd’hui.
  • Je sais.

Elle s’insinue dans les draps chauds imprégnés d’effluves musqués. Des parfums qu’elle aime, d’aisselle et de sexe, un peu fort, presque rance. Il se redresse sur un coude, et elle se détourne quand il la regarde, incapable d’exprimer ce qu’elle attend de lui : un mot d'encouragement, un sourire ou une tape sur l'épaule, pour l’aider à avancer. Elle n’est ni sereine ni surexcitée, juste désemparée, sur le point de s'éteindre.

  • Tu n'as rien à faire ?
  • Comme quoi ?
  • Je ne sais pas, t'habiller, te coiffer. Ce que font les filles en général.
  • Ce n'est pas un jour heureux.
  • Tu n'es pas contente de me faire plaisir ?
  • Si bien sûr ! Tu le sais bien.

Les cernes attestent de son manque de sommeil. Elle s'est assoupie très tard, espérant qu’il vienne la retrouver. Mais il l’a laissée seule avec ses questions, et elle s'est réveillée avec un gros mal de tête, mélange de larmes, de fatigue, de tension. À quoi ça sert ? se demande-t-elle. Mais elle ne peut plus reculer.

Sur la terrasse, tout est arrangé conformément aux instructions de Rachel, qui fait le tour, vérifie, ajuste, lisse la nappe, remet une assiette en place. Elle admire son ouvrage, en se demandant où est sa fille, si elle sera prête à temps. Blanche est là, à zigzaguer entre les tables, ce qui l’agace. Aster vient de se lever. Il se dirige vers la cuisine où Viko, assis sur un tabouret haut, un verre de vodka à la main, surveille la Székelykàposzta.

  • Pourquoi tu réchauffes déjà ? On doit d’abord aller à la mairie.

Accommodant, le Hongrois coupe le feu sous les gamelles.

  • On n'a plus rien à faire alors ?
  • Pas pour l’instant. Sauf à se boire un coup.

Dans sa chambre, Elisabeth est penchée sur une ballerine, prisonnière de sa boite à musique, quand Sophie entre, sa robe serrée contre elle.

  • J'ai l'impression d'être comme cette danseuse, à tourner sans fin, dit-elle.

Elle se replie en tailleur sur le lit. Elisabeth s’approche et s’assoit à son tour.

  • Tu es si maigre, Sophie.
  • Et alors ? Tu veux que je ressemble à Lionel ?
  • Tu ne devrais pas te moquer de Lionel, il ne le mérite pas.

Sophie n'a pas d'avis là-dessus. Peut-être que je suis en train de mourir, songe-t-elle. Ça dérangerait qui, si je me taillais les veines, si je disparaissais ? Mais partir, c'est laisser Alexandre, et ça, elle ne le peut pas. Elle pose sa tête sur les genoux d’Elisabeth. La vieille femme hésite, ébranlée par la détresse de la jeune fille. Elle lisse doucement les mèches blondes.

  • Tu aurais pu aller chez le coiffeur, chuchote-t-elle.
    Pour dire quelque chose, parce qu’elle sait bien que Sophie sera magnifique, coiffée ou pas. La triste fiancée se relève courageusement.
  • Allons-y ! dit-elle.
  • Si tu as envie de…
  • Allons-y ! répète Sophie.

Elisabeth l'aide à s’habiller, une simple robe blanche, soulignée d’une fine ceinture argentée.

  • Il ne t'a pas offert de bague ? s’étonne-t-elle, voyant Sophie accrocher des boucles à ses oreilles et entourer son poignet d'un bracelet de perles.
  • J’ai dû la perdre.
  • C’est…
    Ne trouvant rien à dire, Elisabeth ajoute :

… Je crois qu’il ne pleuvra pas.

  • Quelle importance ?

L’important pour Sophie, c’est ce qu’Alexandre va penser d’elle. C’est lui qui a exigé la robe blanche. « Je te veux en robe de mariée », a-t-il dit, avec ce regard intense qui l’attire au bord du vide. Elle a choisi ce modèle fluide, au tomber léger sur les hanches. Elle est prête. Docile, elle patiente pendant qu’Elisabeth achève de se maquiller.

Aster va d’une pièce à l’autre en bougonnant.

  • On va être en retard.
  • Il manque du monde.
  • Tant pis, Hugues est arrivé. On attend Sophie et on part.

Hugues s’approche de son beau-père. Il se penche en avant et soulève une épaule en avançant mollement le bras, ce qui agace Aster. Il paraît que c’est parce qu’on a les mains moites, qu’on évite les poignées franches.

C’est vrai que le marié est particulièrement anxieux. Plus tôt dans la matinée, il a voulu se raser, mais son geste mal assuré l’a poussé à renoncer. Maintenant, il piétine, enlève ses lunettes embuées et les essuie avec son mouchoir. Finalement, il les glisse dans sa poche, il y verra bien assez. Avec son costume crème et son foulard blanc-cassé, il a presque l'air joli garçon. Sophie fait son entrée, accompagnée d’Elisabeth. Après une mauvaise nuit et sans maquillage, elle est plus belle que jamais. Rachel ressent un pincement proche de la jalousie. Elle, qui s’est donné un mal fou à lisser son visage froissé. Aster siffle d'admiration en voyant sa fille, et insiste pour prendre une photo. Hugues, gêné, détourne la tête. On place un bouquet de violettes dans les mains de la future épouse. « Mais enfin, tu n'y penses pas ! Elles incarnent l'amour secret, ça ne convient pas du tout à un mariage ! » s’était indignée Rachel, quand sa fille avait demandé des violettes. Sophie n’a pas cédé. Fleurs de chagrin, elles symbolisent, dit-on, les larmes d'Adam chassé du jardin d’Éden.

  • C'est la meilleure ! s'exclame Patricia. Les mariés sont prêts, et pas les autres.
  • On s'en fout. On décolle, déclare Aster. En route !
  • On ne peut pas y aller sans Alex, dit Sophie.
  • Tant pis pour lui !
  • J'en ai besoin. C'est mon témoin.
  • Il est déjà là-bas, explique Elisabeth.
  • Ah ! On est les derniers, alors !

Sur le parvis de la mairie, les invités piétinent. Sophie avance avec une grâce naturelle, ignorant Angélique, qui s’improvise aussitôt experte des podiums et lui lance : « Croise les jambes en marchant ! » Elle exhibe fièrement son fils, en paradant à côté d’Alex. Il est tellement beau. Sophie a l’impression qu’on lui poignarde le cœur. Il la voit dans la robe qu’elle porte pour lui. Elle paraît si fluette au bras de Hugues, qui n'a pourtant rien d'une armoire à glace, dans son costume qui semble trop grand pour lui. Alexandre sait bien que c’est elle qui mènera la danse, qu’elle n’en fera qu'une bouchée. Jamais ce pâle garçon ne sera à la hauteur. Il se prépare à souffrir beaucoup et longtemps.

Aster marche derrière Elisabeth. Il s’attarde sur le tailleur gris perle, la jupe courte, les escarpins. Il évalue sa silhouette comme s’il la découvrait. Le corps resté alerte, bien qu’un peu alourdi. Le style n’est pas celui d’une vieille femme. Pas d’une jeunette, non plus. Elle n’a pas vraiment changé, depuis l’époque où il l’a rencontrée. Elisabeth se retourne vers Aster, dont elle sent le regard. Le mouvement souple de ses épaules, comme s’il dansait. Ses cheveux blonds presque blancs. Sa peau dorée. Il est toujours aussi séduisant. Un homme s’approche d’elle et la complimente. Il évoque le temps un peu maussade qui ne se prête pas à l’évènement, ajoute que la mariée est ravissante, et qu’elle ne peut qu’en être fière. Elisabeth constate, amusée et un peu flattée qu’il la prend pour la mère. Rapidement, il se montre plus intime, parlant de lui, de son épouse qui l’a quitté ; il évoque sa solitude, son espoir de retrouver un jour l'âme sœur... Quand sa voix monte dans l’aigu pour se briser comme dans un sanglot, elle prétexte un truc urgent à vérifier, et le laisse en plan. Jeanine Fontignelles, la mère du marié, rejoint Rachel avec un sourire, lui assurant qu'elle se réjouit de ce mariage et que Sophie est très belle. Rachel sait bien qu’elle devrait répondre que son fils n’est pas mal non plus, mais elle n'en dit rien. On vérifie l’heure. On s’agace. Le maire est en retard. Un classique. Ces hommes-là sont débordés. Il prétend, avec mauvaise foi, que ce sont les mariés qui sont en avance. Sophie franchit le seuil, encadrée par Hugues et Alex.

  • C’est lequel le futur mari ? demande quelqu'un.
  • Idiot ! Le blond, c'est son frère.

Le maire lit solennellement les articles du Code civil : « Les époux s'obligent mutuellement à une communauté de vie... » Sophie est sur le point de fondre en larmes. Est-il vraiment nécessaire de remuer ainsi le couteau dans la plaie ? Tous se lèvent pour les consentements. La cérémonie s’achève rapidement avec la signature du registre. C'est fait, elle est mariée. Monsieur et Madame Fontignelles repassent le seuil de la mairie. Les appareils photo crépitent, et chacun se dispose à rallier Raspaioun. Viko jubile :

  • On va manger la Székelykàposzta !

Patricia lui tapote affectueusement le bras. Elle sait comment le prendre ; en dépit de ses extravagances, c’est une femme agréable à vivre, simple et franche. Et puis elle porte ce parfum qui le rend fou. C’est lui qui lui a offert pour son anniversaire. Avec une boule à neige, remplie de paillettes en forme de cœurs rouges. Devant eux, Aster marche sans boiter, en jetant des coups d’œil inquiets à droite et à gauche.

  • Qu’est-ce que tu cherches ? le taquine la rouquine.
  • Les Braccassi. Ils sont capables de s’être planqués quelque part. Je n'ai pas envie qu’ils s’incrustent dans notre choucroute.
  • Si tu les vois, tu fais quoi ?
  • Je les renvoie d'où ils viennent à grands coups de pompe. Mais je ne pense pas que Rachel aura osé.

C’est le cafouillage sur le parking. Pas assez de place pour toutes les voitures. Il faut les garer les unes derrière les autres, dans une file qui atteint presque le milieu du chemin. Rachel répète qu’elle l'avait bien dit. Ce n’est pas grave, il suffira de repartir dans l’ordre inverse de celui d’arrivée. Les invités affluent, on sert le vin d'honneur et les amuse-gueules.

  • Qui sont ces gens ? demande Viko.
  • Aucune idée. Parfois on oublie à qui on a envoyé les faire-part, répond Aster qui ne s’est pas du tout intéressé à ce détail logistique. Des Fontignelles sans doute.
  • Ou bien des parasites, venus squatter la noce.

Viko s’en va allumer le feu sous les plats. Aster hésite un instant, puis choisit de le suivre. Rachel sert à boire, propose des petits fours. Il y a ceux qui se ruent sur les plateaux, et ceux qui se font prier. De parfaits hypocrites, puisqu’il sont tous là pour se remplir la panse. Les Fontignelles maîtrisent parfaitement les codes : ils font dans la discrétion, acceptent du bout des lèvres, en multipliant les remerciements. Rachel passe de groupe en groupe pour trinquer. Elle tente de converser avec le beau-père de Sophie, qui observe en retrait. Elle capitule, dès qu’elle voit les mariés apparaître. Viko, qui a abandonné momentanément la cuisine, accueille le couple en jouant un air mélancolique de sa composition, un peu blues, un peu jazzy. Puis il pose son instrument et retourne à ses fourneaux. On s’aperçoit alors que personne ne s’est chargé de l’animation musicale.

  • Quelqu'un a choisi de la musique ?
  • Non.
  • Tu ne t'en es pas occupé, Aster ?
  • Pourquoi moi ?
  • Lionel alors ?
  • Je crois qu'on ne lui a pas demandé, Lionel ne fait que ce qu'on lui dit.

La mère de Hugues appelle à se regrouper pour une photo. Sophie se prête à l'exercice de mauvaise grâce, appuyée sur le dossier d'une chaise, l’air d’une condamnée qu’on mène à l’échafaud. Quand on lui réclame un discours, et que la belle-famille crie « Vive les mariés » !, elle panique. Son regard cherche Alex. Les larmes lui montent aux yeux en le découvrant, en train de discuter avec Angélique, filiforme et divine dans un fourreau ivoire.

  • Oh, elle est émue.
  • Laissez-la donc tranquille !

Aster, voyant le désarroi de sa fille, décide de prendre la parole. Il remercie rapidement l’assemblée, et conclut par un compliment à chacun des époux, histoire de faire bonne mesure. Leur souhaite une belle route commune, une affaire rondement menée. Il annonce ensuite une surprise pour la fin de la soirée. Antoine glisse à Elisabeth :

  • Il a prévu quoi, d’après toi ?
  • Je ne sais pas.
  • Un karaoké, s'esclaffe Patricia.

C’est le moment de servir le plat principal. Les marmites sont posées en bout de table comme prévu, et les assiettes passent de l’un à l’autre. Les filles Fontignelles se lèvent pour aider. Aster et Viko débouchent les bouteilles et les font circuler. Leur mission accomplie, ils s’accordent une pause. Finalement, Lionel prend l’initiative de diffuser une musique de fond, qui accompagne les convives. Tout se déroule à la perfection. Hugues semble sur un nuage, il est particulièrement prévenant auprès de sa femme, qui cache mal sa nervosité. Il veille à ce qu'elle ne manque de rien, verse du vin dans son verre, tend la corbeille de pain, ramasse sa serviette tombée à terre… Il est sincèrement heureux. Avec un optimisme inébranlable, il imagine que c’est le début du bonheur. Quelqu'un propose une partie de pétanque, idée accueillie avec un réel enthousiasme. On tire au sort les équipes, dans l’espoir de réunir les clans Willau et Fontignelles qui, tels l’eau et l’huile, refusent de se mélanger. On va chercher les boules, et on trace un cercle, qu’il est interdit de franchir sous peine d'élimination.

  • Qu'est-ce qu'on gagne ?
  • L'apéro !
  • On l'a déjà pris !
  • Suffira de remettre ça.

Personne ne sait vraiment jouer, et chacun invente un peu ses règles. Le moindre point devient un défi à relever contre l'équipe adverse. L'écart entre les boules et le cochonnet est évalué au millimètre. Les chamailleries provoquent des rapprochements inattendus. Patricia arrache un rire au beau-père, les belles-mères échangent des recettes de cuisine.

  • Il y a longtemps que vous vivez ici ? demande un Fontignelles à Aster.
  • Plus de trente ans.
  • Vous avez une maison sympa.
  • Merci mon vieux.
    Le Fontignelles devient instantanément le meilleur ami d'Aster.
  • Nous sommes aussi des expatriés, la Provence nous a adoptés.
  • Et maintenant, on est associés, s'exclame Aster, en lui assénant une énorme claque sur l’épaule.

Il a beau être ivre, il tient fermement sur ses pieds.

  • Joue, au lieu de discuter.

Les invectives pleuvent, dans le bruit des boules qui s'entrechoquent.

  • Couillon !
  • Tricheurs !
  • Menteurs !
  • Alors vous êtes peintre ?

C'est sans doute un autre Fontignelles qui pose la question, mais Aster ne réussit pas à déterminer qui est qui, dans cette famille où tous se ressemblent.

  • Oui, il faudra venir voir ma galerie avec votre petit... monde.

Il a failli dire votre petit troupeau.

  • Oh vous avez une galerie. C’est merveilleux. J’irai bien sûr. J'ai beaucoup d'admiration pour les artistes.

L'alcool fait son œuvre, chacun se montre très communicatif ; la partie s'anime et le comptage des points s’avère problématique, à la fois plus important et plus aléatoire.

  • Casse-toi ! C’est moi le plus près.
  • Du calme, l'ami ! Je mesure d'abord !
  • Bougre de cocu !
  • Prends-le ce foutu point, si tu y tiens tellement !
  • Et comment que j'y tiens !
  • Poussez-vous ! Vous marchez dans les boules !

Les boules qui s'écrasent bruyamment sur celles des adversaires, sans délicatesse, selon des trajectoires totalement imprévisibles.

Loin du tumulte, Sophie est assise sur les dalles du perron, sans se soucier de se salir. Tant qu'Alex rôdait dans les parages, elle se sentait rassurée, mais il reste introuvable. Hugues ne la quitte pas des yeux, accoudé à la balustrade en bordure du figuier. Son visage s’assombrit quand elle se lève. Sans lui prêter attention, elle descend le chemin creux qui court derrière la maison. Sur sa gauche, les deux chèvres broutent tranquillement, suivies à distance par quelques enfants. En contrebas, elle atteint la piscine de pierre. Une robe est posée sur le rebord, avec des sandalettes et des sous-vêtements. Angélique est dans l'eau jusqu’à mi-taille, et ses fesses rebondies émergent par intermittence. Sophie relève son jupon. Elle se tord les chevilles en avançant et décide d’enlever ses souliers. Alors elle le voit, ruisselant dans le soleil déclinant qui fait jouer des gouttelettes sur sa peau bronzée. Sa main se tend vers la poitrine d'Angélique, ils s'éclaboussent en poussant des cris, ils rient et leurs rires lui déchirent le cœur. Indifférents à la fraîcheur qui gagne, il s’ébattent au milieu de gerbes bleues : elle s’élance hors de sa portée, il plonge pour la rejoindre, puis se redresse, laissant ses cheveux recouvrir son visage pour mieux les rejeter en arrière dans une pluie d'étincelles. Sophie reste immobile, priant qu'on ne la remarque pas. À force de ne pas bouger, elle finira bien par se momifier. Elle entend l'eau qui tombe sur la roche, en dégoulinant des corps. Angélique se sèche au timide soleil, dans le plus total abandon. En une fraction de seconde, Sophie comprend ce qui a plu à Aster, ce qui plaît à Alex. Elle rebrousse chemin, les yeux noyés, sans se préoccuper des entailles qu'elle s'inflige. Une grappe de raisin foulée aux pieds, voilà ce qu’il en est de son pauvre cœur. Elle se marie pour garder son amour, elle le perd.

Quand elle regagne la terrasse, la partie de pétanque est terminée, et on mange le fromage.

  • Ça va ? demande sa mère, sans attendre de réponse.
  • Comment ça marche à la galerie ? s’inquiète Antoine auprès d'Aster.
  • Plus ou moins.

Décidément, cette galerie, dont personne ne parle d’habitude, suscite soudain un véritable engouement.

  • Tu la baises toujours, la Louise ?
  • Mais non, imbécile ! rétorque Aster.
    Un peu trop vite, un peu trop fort, avec l'accent de l'absolue sincérité.
  • Sans capote, elle aussi ?
  • Noé, c'était un accident.

On pousse les tables pour permettre à ceux qui le veulent de danser. Aster, qui aime cet exercice, se lance sur la piste improvisée.

  • Qu’est-ce qu’il danse bien ! s’extasie Jeanine Fontignelles.
  • C’est vrai, admet Rachel, subitement envahie d’une inexplicable fierté.

On sert du champagne avec la pièce montée. Rachel fait du café. La nuit est tombée. C’est le moment de la surprise d’Aster, qui colle un large sourire sur ses lèvres et exhorte Hugues et Sophie à l'accompagner au bord du chemin. Ils se faufilent entre les voitures. Les invités suivent. On laisse les enfants passer devant. Aster ouvre une mystérieuse valise. Fier de son effet, il s’amuse comme un fou en jouant les artificiers. La bouche ouverte, les yeux ronds, le public se retient de respirer, tandis que des gerbes lumineuses montent vers le ciel dans un long sifflement. On entend des « oh !!! »! et des « ah !!!!! » d’admiration, au moment où éclatent des corolles d'étoiles qui redescendent en pluie scintillante. À peine touchent-elles le sol qu’une nouvelle salve jaillit. Un joli spectacle multicolore. Des fragments de lumière qui s’enchevêtrent et s'éparpillent dans une danse endiablée, des lucioles qui tournoient, de la poudre de diamant qui s'égrène comme des notes de musique. Le tout dure trois minutes exactement. Un silence. Des applaudissements.

  • Ç’était comment ? demande Aster à un petit garçon.
  • C’est déjà fini ? soupire le gamin, désappointé.
  • C’était trop court, c’est vrai. Dommage que Noé soit couché, il aurait adoré.

C’est l’heure des premiers départs. Les invités s'éclipsent un à un, même si certains irréductibles semblent décidés à prolonger la fête jusqu'au bout de la nuit. À ceux-là, on sert des paninis à la tomate-mozzarella, à la mousse de foie, à la pâte à tartiner, au chocolat ou à la banane. Lionel est toujours aux commandes de la musique, qui résonne par-delà les collines.

Le jour s’est refermé comme un couvercle, étouffant les derniers rires.

Sophie n’a pas remis ses sandales. Le contact de l’herbe tiède lui procure un frisson. Elle n’a pas retenu grand-chose de la fête. Les événements se sont succédé dans une sorte de brume avec, en toile de fond, l’épisode de la piscine. Elle rejoint Alex dans son repaire et se niche au creux de ses bras. Auprès de lui, elle se sent vivante.

  • Hugues va se demander où je suis.
  • Laisse le, il ne se pose pas les bonnes questions.

Tandis qu’elle se presse contre lui, il lui murmure de ne pas s’inquiéter. Elle se souvient de ses mains enserrant ses poignets, de la chaleur de sa bouche, de ce soir lointain où elle a franchi le seuil de cette grange, vêtue d’une tunique de coton léger. Le sang qui battait sous sa peau. Un subtil changement sur le visage d’Alex. Elle y reconnaît la même exigence que naguère, et s’y soumet avec l'impression de sombrer dans un gouffre sans fond. C'est la dernière fois. C’est fini. Elle ne vivra plus ici.

  • Je pourrai revenir ?

Le sourire de son frère réchaufferait son cœur froissé, si les mots qu’il prononce ne venaient le fissurer :

  • Quelle vanité de ne se préoccuper que de soi !

Cette nuit, elle ne dormira pas à Raspaioun. Quand elle quittera la chaleur d’Alex, plus rien ne sera pareil. Demain c’est ailleurs, dans d’autres draps qu'elle s'éveillera. Allongée sur la couche inconfortable, dans sa robe de mariée chiffonnée, elle entend les hurlements de chats qui se battent. C’est la saison des amours. Les femelles, à l’odeur envoûtante et irrésistible, poussent de longs cris plaintifs, lancinants, persistants. Affolés par les phéromones de la belle, les mâles ignorent les dangers qui les guettent dès qu’ils s’aventurent sur des territoires interdits et férocement protégés. Les rivalités amoureuses sont de véritables combats, violents et impitoyables, songe Sophie en écoutant les bruits effrayants du dehors.

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