Les fils invisibles

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Peu après le mariage de Sophie, Alexandre s’en va. Sans prévenir. Il n’emporte rien. Même pas le labo photo. Il s’était tellement éloigné de tout le monde que son absence passe presque inaperçue. Même Rachel ne s’en formalise pas : il a quitté son cœur depuis longtemps. Deux départs déjà. Le troisième, elle ne l’a pas vu arriver. Celui qui lui arrache les entrailles.

Ce dimanche, elle a préparé un gratin de chou-fleur pour le déjeuner et s’apprête à mettre le couvert. Aster contemple, contrarié, le plat posé au centre de la table. Ce même gratin, jeté à la poubelle avec rage, ce soir où Eve a décidé de le quitter. Ce gratin qu’il tient pour responsable de l’échec de son mariage. Depuis il n’en a plus jamais voulu. Il s’éclipse, invoquant la fragilité de son estomac. L’histoire du gratin de chou-fleur, Rachel ne la connaît pas. Pour elle, ce n’est qu’un faux prétexte dont Aster est coutumier. Comme d’habitude, on la prend pour une bonniche. Viko et Patricia, eux, ont trouvé à s’occuper autrement. Bien que leur chambre soit suffisamment éloignée pour qu’on ne puisse percevoir le moindre bruit, elle est persuadée de les entendre. Elle ne décolère pas, assise seule à digérer ses rancœurs plus que son repas. C’est alors que Pipo déboule, annonçant qu’il prévoit de sortir et qu’il lui faut les clefs de la voiture.

  • Tu attendras, Pierre-Paul. Je mange.
    Est-ce la surprise de l’entendre user de son véritable prénom ? Ou la frustration ? Il réplique, piqué au vif :
  • Tu devrais bouffer moins !

La gifle part. Mon Dieu, qu’a-t-elle fait ? C’est arrivé si vite. Pipo quitte la pièce sans un mot et monte à l’étage. Elle l’entend remuer pendant un temps qui lui paraît étonnamment court, puis le voit s’éloigner sur le chemin pierreux, sac de voyage à bout de bras. Un tout petit sac. Il reviendra, c’est sûr… Au moins pour prendre ce qu’il a laissé... Et s’il ne revenait pas ? Elle pleure. De rage. De chagrin. Son préféré, le plus tendre, le plus attentionné, il n’est plus là.

La maison semble désormais trop vaste. Aster est déboussolé. Il s’est entiché de Noé, certes, mais lui porte trop peu d’attention pour que cela remplisse ses journées. Il préfère rester à la galerie, plutôt que traîner sans but. Lionel est devenu de plus en plus invisible. Il s’enferme dans sa chambre, n’en sortant que pour de discrètes escapades nocturnes. Ou bien il reste dans les parages et rôde furtivement dès la nuit tombée. Il fait le tour de la maison. Par la porte-fenêtre, il voit Aster se préparer pour le coucher. Dans la pièce voisine, c’est Elisabeth qui tapote sur son ordinateur ou se démaquille devant son miroir. Il longe les quartiers de Viko et Patricia, et ralentit avant d’atteindre le théâtre de toutes les luxures. Derrière la porte, lui parviennent des gémissements, des cris aigus qui s'amplifient à mesure qu’il avance. À proximité, sur une corde tendue entre deux piquets, flotte au vent, un déshabillé de soie jaune. Il décoche un coup de pied dans l’un des poteaux et le déshabillé disparaît sous un amas de culottes, caleçons et serviettes humides.

Rachel s’ennuie. Elle s’affaire à sa manière, en balayant les feuilles mortes accumulées sur la terrasse. De plus en plus obsessionnelle, elle s’acharne, malgré le vent qui les fait tournoyer. Lorsqu’elle se rend à l’évidence qu’elle ne viendra pas à bout de sa tâche, elle s’en prend à Aster.

  • Tu pourrais mettre ton assiette et ton verre dans le lave-vaisselle ! J’en ai assez de toujours ramasser après vous.
  • Il est plein.
  • Eh bien vide-le, espèce de feignasse !
  • Si ce n’est pas rangé à ton idée, tu t’énerves.
  • Tu n’as qu’à sortir les poubelles alors. Il ne faut pas de compétences particulières pour ça.

On les dépose sur le bord de la route, au bout du chemin, là où on récupère le courrier, dans une boîte aux lettres verte, jamais fermée parce qu’on a perdu la clef. Une corvée. Aster revient de son expédition épuisé, imprégné de l’odeur caractéristique des immondices. Rachel fronce les sourcils, en le voyant s’essuyer sur son pantalon.

  • Tu ne peux pas te laver les mains ?
    Elle inspecte une pile de linge, le regard noir.
  • Encore un truc qui ne va pas ?
  • Je l’ai dit cent fois, de plier les torchons avec la couture à l'intérieur. Ce n’est pas compliqué.
  • Quelle couture ?
  • La couture de l'ourlet ! Je le répète tout le temps !

Rachel rabâche. Personne ne l’écoute.

  • J'ai bien droit à un apéro, estime Aster.
  • Ce n'est pas le moment, on va manger.
  • Je n’ai pas faim.
  • Tu n’as jamais faim. J’en ai marre.
  • Tu en as marre de tout.
  • Absolument pas.
  • Tu n'aimes rien.
  • Ce n’est pas vrai ! On n'aime simplement pas les mêmes choses.
    Aster quitte la cuisine pour aller boire ailleurs.
    C’est au tour de Viko d’essuyer la mauvaise humeur de Rachel.
  • Tu viens à table, Viko ?
  • Plus tard. Je vais faire une sieste.
  • Maintenant ?
  • Parce qu’il y a un horaire spécial pour la sieste ?
  • Vous ne faites que glander, de toutes façons.
  • J’ai travaillé toute ma vie, réplique Patricia. J’ai obéi sans me plaindre et sans discuter à des ordres idiots. J’ai bien le droit de vivre comme je l’entends, et je n’ai pas besoin qu’on me balance des réflexions.
  • Toi, oui.
  • Et avec qui je veux !
    Viko s’esclaffe, entourant ostensiblement le buste de sa dulcinée, pour en soulever l’opulente poitrine.
  • Vous êtes écœurants. Un peu de pudeur, quand même !
    Patricia attrape la main de Viko pour l’entraîner avec elle, et lance avant de sortir :
  • La pudeur, c’est pour les laiderons, ceux qui ont du mal avec leur image.
    Rachel, qui comprend que la remarque lui est destinée, sent la colère monter.
  • Ils ne pensent qu’à ça, s’indigne-t-elle. En plus, ça les amuse.
  • Je ne vois pas pourquoi ils ne devraient pas en rire, commente Elisabeth.
  • Ils m'agacent.
  • Pourtant, sans eux, ce serait bien triste ici, maintenant.
    Rachel coupe des tranches de rôti, qu’elle fait glisser dans des assiettes. Elle s’assoit et concède, du bout des lèvres :
  • Je suis bien obligée de l’admettre. Si j’avais su qu’un jour, j’apprécierais presque leur présence.

Elle apporte ensuite des crèmes au caramel, puis débarrasse la table, fourmi laborieuse. D’ailleurs, elle ressemble à une fourmi : des membres fins autour d’un long corps séparé en deux parties, le bas plus volumineux que le haut. Elisabeth déteste la maniaquerie de Rachel. Elle y voit l’expression d’un esprit rigide et un manque de fantaisie. Elle se demande comment on peut prendre plaisir à des tâches répétitives et ingrates.
Comme pour répondre à sa question muette, Rachel affirme vivement :

  • Si je ne range pas, personne ne le fait. Ce n’est pas sorcier de remettre à sa place ce qu’on a laissé traîner sur une table.
    Elisabeth sait que c’est elle qui est visée.
  • Il n’y a que toi que ça dérange.
  • Imagine le bazar dans cette baraque, si je n’étais pas là.
  • L’extérieur, c’est une façade, il veut mieux mettre de l’ordre à l’intérieur de soi.
    Rachel hausse les épaules. Cette discussion, elles l’ont eue cent fois. Il est préférable de changer de sujet :
  • On n’a pas vu Lionel, aujourd’hui.
  • Il est sorti.
  • Depuis un bout de temps, non ?
  • Il est parti hier soir, et il n’est pas rentré.
  • Je vais en profiter pour faire sa chambre.
  • Tu as raison, murmure Elisabeth. Profite...

Rachel s’attaque d’abord au lit, le nez pincé à cause de l'odeur. Un vieux garçon qui vit encore chez son père, songe-t-elle en balançant les draps et les taies d’oreillers par-dessus la rambarde de la mezzanine. Ils atterrissent plus bas avec un plouf pathétique. En époussetant, elle déplace un carton qui s'ouvre tel Jack-in-the-box. Dans une bande dessinée de son enfance, elle se souvient d’un clown qui surgissait d’une boîte, sur un ressort : le fameux Jack. Mais ce n’est pas un clown qui se déploie. C’est quelque chose qui ressemble à une bâche, couleur chair. « Oh mince ! Une poupée gonflable ! » Elle est affublée d’un soutien-gorge bleu pâle qui ne va pas avec sa carnation claire. Ouf, il est beaucoup trop grand. Ce benêt n’a pas pu avoir eu l’idée de le piquer dans ses affaires. La poupée est plutôt laide. Il paraît pourtant qu’on fait désormais des modèles plus réalistes, avec des cheveux naturels. Elle a même entendu dire que des messieurs en achètent pour leur tenir compagnie, assises dans leur salon ou sur le siège passager de leur voiture, et qu'elles font illusion, au point qu'on les prend pour de vraies femmes. « Cet idiot a le cerveau dans le slip, je l'ai toujours pensé ! »

Lionel a eu un chagrin d’amour. Un seul, car depuis, il fuit les femmes qu’il juge malfaisantes, susceptibles de lui faire du mal. Sans doute faut-il atteindre une certaine maturité pour admettre qu’on se remet de tout, que le premier émoi n’est que le prélude d’une série plus ou moins longue. Chez Lionel, cette blessure avait ravivé la douleur des séparations anciennes. Il s’était juré que ce serait la dernière. Seule Elisabeth avait su lire les signaux émis par l’adolescent : ses maux de ventre, son insatiable appétit. C'est un crève-cœur d'imaginer ce qu'aurait pensé Eve si elle avait vu ce que devient son fils adoré. On le dit paresseux, désordonné, phobique, mais également méticuleux à l’excès. Par son attachement irrationnel à des futilités, il tente de prendre le contrôle sur sa vie, mais ne réussit qu’à créer des tensions au sein de la fratrie. Il a hérité du penchant de son père pour la boisson. Contrairement à lui, il a l’alcool honteux, et passe régulièrement par des périodes de sevrage, qu'Aster ne comprend pas. Pourquoi s’arrêter quand il n’y a aucun problème avec ça ? On prétend qu’il ne s’intéresse à rien. C’est faux. Enfant, il démontait ses jouets, réalisait des montages électroniques de plus en plus sophistiqués. Cette passion lui est restée. Il en a une autre. Secrète. Le jeu. Il gagne, il perd, parfois beaucoup. Alors il mange pour éviter d’y penser.

Sa chambre regorge de boîtes méthodiquement ordonnées. Le matériel électronique est trié, les papiers classés dans des dossiers, les livres alignés au millimètre. Les papiers cadeaux, soigneusement défroissés et pliés. Le reste tient du foutoir. Rachel replace la poupée, désinfecte toutes les surfaces, ramasse ce qui jonche le sol, met le linge sale dans un sac, lave le plancher. Se livrer à ces activités la calme. Elle est interrompue par un bruit de moteur. C’est inhabituel, car les visites sont rares à Raspaioun.

Par la fenêtre, elle distingue une voiture de police qui se gare sur le parking. La maisonnée sort s’enquérir auprès des hommes en uniforme de ce qui les amène. Ils sont deux et saluent, avant d’expliquer qu’un promeneur a repéré une voiture dans un ravin, à une cinquantaine de kilomètres de là. Vu la topographie, il a fallu intervenir avec un hélicoptère. À l'arrivée des secours, l’automobiliste était déjà décédé. Il s'agit de Lionel Willau, âgé de quarante et un ans. Ils laissent planer un moment de silence, le temps que chacun digère la nouvelle. Selon les enquêteurs, la voiture a quitté la route, avant de dévaler une pente abrupte sur une centaine de mètres. Ils sont désolés. L’un d’eux s’enquiert de la présence éventuelle d’autres passagers. On n’a retrouvé que le conducteur. Il était ivre. Le corps a été hélitreuillé et sera transporté aux pompes funèbres, où il pourra être vu par la famille. Le secteur va être ratissé afin de s'assurer qu'il n'y a pas d'autres victimes. Les hommes repartent en proférant des condoléances, laissant le groupe hébété.

  • Mince, on ne s’était même pas aperçus qu’il n'était pas là, dit Aster.
  • Si, on s’inquiétait justement, murmure Elisabeth.
  • Oui, on venait d’en parler, confirme Rachel. Quand je pense que je viens de nettoyer sa chambre.

Avec une sollicitude inhabituelle, elle monte à l'étage, s’empare de la poupée de latex et la glisse dans sa voiture, en priant de ne croiser personne. Le paquet est plus grand et plus lourd qu'elle l’imaginait. Elle déambule longuement dans le cœur de la ville la plus proche, et s'en débarrasse dans une poubelle publique. Ni vue ni connue. Adieu la poupée !

Elisabeth soupire avec lassitude.

  • Heureusement qu'Eve est morte. Elle n’aurait pas supporté ça.

Patricia, qui partage ce ressenti, éprouve soudain le besoin de s’épancher.

  • Nous nous étions éloignées. J’ai assisté à son mariage, j’ai vu naître Lionel, mais je ne l’ai pas connu. Tout ça parce que je n'appréciais pas Aster. On se voyait de moins en moins, vu qu’elle batifolait avec sa bande de son côté : Antoine, Viko… Aujourd’hui je vis ici avec eux, et je m’y sens bien. C'est fou, non ?
    Elisabeth reste silencieuse. Patricia poursuit :

… Ensuite, je n’ai pas assuré, quand j’ai appris son cancer. Pourtant, elle n’était plus avec Aster. J’étais la marraine de Blanche. J’aurais dû être là, alors que c’est toi qui as pris le relais. Je suis mal à l’aise avec la maladie, mais ce n’est pas une excuse. Aster n'est pas un mauvais bougre. J’ai eu tort de le dénigrer. Il a raison de ne pas se préoccuper des autres.

  • On ne peut pas dire ça. Il y a une forme de générosité chez lui, à nous accueillir tous dans sa maison.
  • C’est aussi celle de Rachel.
  • Non, Rachel n’est qu’une invitée, comme nous.
  • Ils ont eu des gosses ensemble, tout de même.
  • C’est vrai.
  • Tu sais ce que je pense ? C’est qu’Aster est un solitaire. S’il veut tant de monde autour de lui, c’est parce que ça lui permet de vivoter tranquillement. Il compte sur les autres pour gérer sa boutique : Antoine, qui s’est tué à la tâche. Rachel, qui finance. Toi, à qui il a refilé Noé.
  • Et Viko, tu le mets dans quelle catégorie ?
  • Celle de l’amuseur. Ils boivent ensemble, il a besoin de ça.
  • Le bouffon.
  • Et moi, j’ai un rôle secondaire dans ce théâtre.
  • Comme moi.
  • Pas du tout. Tu es… tu as été… D’ailleurs pourquoi tu n’as pas eu d’enfant ?
    Elisabeth hausse les épaules.
  • Je n'ai pas eu ce courage.
  • Les gamins, c’est facile à faire, mais il faut les élever ensuite. Avec Viko, on n’aurait pas pu. On est trop centrés sur nous-mêmes, je suppose que c’est ce qui nous réunit. C’est agréable, un homme qui ne cherche pas à tout prix à procréer. Les femmes comme moi, on les appelle des nullipares. Alors que ce sont elles qui s’occupent des œuvres de charité et des chiens abandonnés.
  • Tu t’occupes de ça, toi ?
    Patricia sourit, amusée.
  • Non, bien sûr que non. J’essaie seulement de me donner bonne conscience. Même si chacun mène sa barque comme il l’entend, après tout.
    Patricia s’interrompt un instant avant de reprendre :

… Je ne suis pas sûre qu’on s’épanouisse dans la maternité. Dès qu’elles ont des mioches, les femmes deviennent inintéressantes. Elles ne parlent plus que de couches, de rots, de coqueluche ou de varicelle. Elles se transforment en donneuses de leçon, comme Rachel.

  • Rachel n’est pas très maternelle.
  • C'est le moins qu’on puisse dire
  • Si, avec Pipo.
  • Il n’y a que Pipo qui compte, d’ailleurs.
  • Eve et sa fille, ce n’était pas la joie non plus. Il n’y en avait que pour Lionel.
  • Chacune son préféré. Quelle hypocrisie ! Celle qui a vraiment assuré, c’est toi.
  • Pas du tout ! Je n’ai pas su m’y prendre. La preuve : Lionel est mort.
  • C'est un accident.
  • Il avait bu. On ne saura jamais s'il n'a pas pu contrôler sa voiture, ou s'il voulait en finir. Peut-être qu'on l'a simplement laissé mourir. Nous tous. Moi.

Elisabeth se sent terriblement coupable de n’avoir pas tenu la promesse faite à Eve de veiller sur les siens. Elle n’a pas réussi à empêcher la dérive de ce fils qui n’était au fond qu’un grand enfant, qu’il fallait protéger. Noé choisit ce moment pour venir tirer la jupe d’Elisabeth. Patricia s'accroupit, incline légèrement la tête, comme pour tester son éventuel capital sympathie auprès du petit garçon, qui sourit avant de s’éloigner.

  • Ce morveux est vraiment facile. Tu crois qu’il a hérité ça d’Angélique ? Ce serait une gentille fille finalement ?
  • Je n’en sais rien. On ne s’est pas donné la peine de la connaître.
  • Elle n’a pas essayé non plus.
  • Sans doute que pour elle, on était juste des vieilles connes.

Quand Alexandre se tourne vers elle au sortir du sommeil, Angélique se blottit entre ses bras. Elle lui trouve quelque chose d’inquiétant qui le rend particulièrement séduisant. Ses yeux envoûtants ont la couleur de l'hématite, ses iris sont teintés de noir. Elle tend vers lui une main qu’il ignore.

  • D’accord...
  • Quoi d’accord ?
  • Tu pourrais te montrer un peu tendre.
  • Tu m’emmerdes, avec ta tendresse.
  • Tu as eu ce que tu voulais.
  • Tu crois que je voulais quoi ?
  • Me sauter.
    Il éclate de rire. Quand elle essaie de s’éloigner, il la retient par le coude, cale ses hanches entre ses cuisses et emprisonne ses poignets d'une main, l'autre esquissant une caresses sur son corps, amusé de la fascination qu’il sait exercer sur elle. Elle prétexte qu'elle ne se sent pas bien, à cause de son estomac vide.
  • Tu crois que je ne sais pas reconnaître le désir d'une femme ?
  • Tu te trompes, je n’ai pas envie.
  • Arrête de jouer avec moi, gronde-t-il à voix basse.
  • Je ne veux pas que tu partes.
  • Lâche-moi avec ça Angie ! Ce ne sont pas tes affaires.

Après l’amour, il prépare son sac, pendant qu’elle grignote un croissant rassi de la veille, accoudée à la fenêtre.

  • Tu l'as vue ? dit-elle en observant un oiseau qui sautille de branche en branche.
  • Quoi ?
  • Une mésange bleue. Si elle vole de gauche à droite, c'est bon signe. De droite à gauche, ça porte malheur.
  • Et là, elle vole comment ?
  • Pour l'instant elle fait des acrobaties. Écoute-la, avec son espèce de rire ! Psi-ti, uhuhuhu… Ça pourrait être quelqu’un de ma famille.
  • Tu es folle, rétorque Alex.
    Et il le pense. Cette fille est un peu frappadingue.
  • Papa est mort, il y a plus de dix ans. Maman a été enterrée l'année suivante, ensuite mon frère. C'est peut-être l'un d'eux qui essaie de m’envoyer un message. Et si c’était mon papy ou mon cousin Théo ? Je vais faire quoi quand tu seras parti ? Je vais rentrer dans ma coquille et rester dans mon lit, à me faire dévorer par les punaises de lit.

Alex écoute distraitement, en inspectant les recoins de la chambre, afin de s’assurer de ne rien oublier. C’est ici qu’ils ont couché ensemble pour la première fois, dans cette chambre d’hôtel qu’il occupe, depuis qu’il a quitté Raspaioun.

Ils descendent jusqu’au restaurant, où ils s'attablent. Angélique commande une tequila qu’apporte la patronne. Elle s’appelle Félina. Alex l’invite à s’asseoir avec eux. Les deux femmes lèchent un peu de sel entre leur pouce et leur index, avalent le contenu de leur verre en riant, et mordent dans une rondelle de citron. Angélique effleure de son pied la jambe de son amant, histoire de bien montrer qu’il est avec elle. Alex reste impassible. Une nouvelle tournée arrive, à laquelle il ne touche pas pas plus qu’à la première.

  • Vous ne buvez pas ? demande Félina.
  • Mon père est alcoolique, dit-il, en guise d’explication.

Un appel sur son portable l'interrompt. Il s’écarte légèrement pour répondre.

  • Il part dans les Îles grecques, commente Angélique. Il est photographe.
  • C'est ton mec ?
  • Oui.
  • Tu ne fais plus dans le troisième âge ?
  • Pourquoi tu dis ça ?
  • Je t'ai déjà vue avec un vieux.
  • C'est son père, j'ai changé de génération.
  • Tu te tapes toute la famille ?
  • Possible.
  • Celui-là, il doit les faire tomber comme des mouches.

Félina a remarqué Alexandre dès son arrivée, mais c’est la premières fois qu’ils s’adressent la parole. Elle prend le temps de le détailler. Il est de dos, les jambes solidement ancrées au sol ; des mèches blondes effleurent son col à chacun de ses mouvements. Lorsqu’il revient s’asseoir, elle sert un repas léger, puis s’en retourne à ses affaires, en les épiant de loin. Lui, absent, ailleurs. Elle, en quête d’un regard. Tandis qu’ils se lèvent et se dirigent vers la sortie, elle dissimule difficilement son irritation, en observant Angélique chalouper dans une jupe en daim très courte qui remonte sur ses hanches et qu’elle ne prend pas la peine de réajuster. Elle l’envie.

En s’éveillant, Sophie éprouve le besoin de se rendre à Raspaioun. Hugues la dépose en fin de matinée, à hauteur de la boîte aux lettres. Elle poursuit seule, sur le chemin semé de rochers blanchâtres, pareils à des ossements sortis du sol, entre buissons secs et arbustes rabougris. Jamais elle n’a remarqué à quel point le paysage est décharné. Tout lui est si familier. Alors pourquoi cette impression d’étrangeté ? Suffit-il donc d’une si courte absence pour ne plus se sentir chez soi ? Rachel salue sa fille du bout des lèvres. Elle a la tête des mauvais jours. Elisabeth lui demande avec bienveillance :

  • Ça va Sophie ? On allait se mettre à table, tu veux manger avec nous ?

Sophie ne répond pas. Elle s’assoit sur les pierres du foyer, devant la cheminée, éteinte depuis des lustres.

  • Toujours aussi aimable... grince Rachel, en se détournant de la robe bleue, la chevelure blonde, le visage trop pâle.

Sophie est venue pour son chat. Lorsqu'elle a constaté qu'il ne revenait pas, elle ne s'est d’abord pas véritablement inquiétée. Elle l'a attendu sans le chercher. Puis elle s’est dit qu’il ne reviendrait peut-être jamais, qu'il ne l'aimait plus, qu'elle-même ne s'aimait plus. Ce matin, elle s’est levée avec la certitude qu’il allait rentrer. Pourtant, il n’est pas là. Sophie, tellement jolie ! Ses yeux sont devenus si profonds qu’ils reflètent le néant. Elle a toujours l’air d’une petite fille. En n’acceptant pas de quitter l'enfance, elle refuse de se détacher d’Alex. Mais il est parti. Il a définitivement renié cette maison, où il se sentait étranger, entre une mère qui lui préfère ouvertement son frère, et un père indifférent, qui n’a su s’attacher qu’à un vieux paysan asocial et à ses chèvres, laissant les siens aller à la dérive. Elisabeth s’interroge sur ce qui rend Sophie de plus en plus transparente. On dirait un chagrin d’amour. Ne vient-elle pas d'épouser Hugues ? Il y a un truc qui ne va pas, se dit-elle, avec l’intuition confuse que c’est Alex qui a, d’une façon ou d’une autre, chassé sa sœur, l’a mise à part et éloignée de sa famille. Elle s'approche.

  • Sophie...

Sophie, qui semble se briser en deux.

  • J'en crève de n’être plus rien pour lui.

Elisabeth sait bien de qui elle parle, d'Alex et de son caractère de glace, celui d'Aster. Et le reste : sa voix, son sourire, sa démarche, ce qui le rend si attirant. Oh combien Elisabeth comprend Sophie ! Elle-même a tout quitté pour vivre auprès d’Aster. Avec son lot de frustrations : ce crève-cœur de le voir partager le quotidien de Rachel, puis d’entendre à travers la cloison les soupirs d’Angélique. Y penser lui donne des sueurs froides, lui coupe le souffle. Et c'est elle la seule responsable. Elle qui l'a investi d'un pouvoir qu'il n'a pas. Aujourd’hui, elle vit ici uniquement pour rester près de lui. Soudain Sophie se met à trembler.

  • Qu'est-ce qu'elle a ? demande Patricia.
  • Il ne m'a pas appelée. Jamais !
  • Elle raconte n’importe quoi, tranche Rachel.
  • Bande de minables !

Elle est presque à danser, en hurlant. Ça jaillit comme l'eau bouillante d'une marmite.

… C’est à cause de vous. C’est vous qui l’avez fait partir ! Ce gros con de Lionel qui a fini par se foutre en l'air, cet obsédé de Viko, le vieux qui s’affiche avec une gamine, Elisabeth qui se consume dans son adoration débile.

Elisabeth est mortifiée. En quelques mots, Sophie, sa sœur d’infortune, vient de souiller ses sentiments si purs, de piétiner son amour inébranlable.

Après avoir couché avec Aster, Elisabeth avait coupé les ponts. Peu soucieuse de morale, elle n’en était pas moins consciente que rester proche d’Eve, suite à ça, serait indécent. Elle n’avait rien oublié pour autant. Aster lui avait fait don d’un bien infiniment précieux : le privilège d'aimer totalement, intensément. Et ce n’était pas tout. Alors qu’elle souffrait de douleurs tenaces à l’estomac, une série d’analyses avait révélé une grossesse déjà avancée. Rien ne l’avait alertée. Pas de nausées, pas de sensation étrangère dans son corps, pas de ventre. Déni de grossesse. Le terme lui était inconnu. Six mois s’étaient écoulés, plus question de déloger l’intrus. Elle avait espéré qu’il se détacherait de lui-même, mais il s’accrochait obstinément. Ce qui se tramait en elle devenait une réalité incontournable. Elle se sentait seule. Elle s’en voulait de n’avoir rien pressenti, trahie par un corps silencieux. Elle redoutait l’issue, se révoltait à l’idée de souffrir pour un être dont elle ne voulait pas. Ceux qui la disaient plus mère que femme, comme ils se trompaient ! Elle accoucha sous X. Un accouchement insupportablement long. Elle entendit un cri, un corps tiède et léger reposa un instant sur sa cuisse. On ne le lui tendit pas. Elle en pleura de se sentir si vide, si démunie. À sa question, si c’était une fille ou un garçon, on lui signifia qu’elle n'avait pas à le savoir. Refuser d'être mère était un droit que la loi lui accordait, mais il ne fallait pas trop en demander. Il était exclu de créer avec cet enfant un quelconque attachement, qui renforcerait son impression d'être abandonné. Elle comprit qu’on la jugeait. On la condamnait pour une décision prise dans la peur, née de cette certitude intime qu’elle n’aurait pas su aimer. Elle espéra très fort que ce petit trouverait un foyer. D’autres bras. Plus solides.

Il paraît qu’on oublie. C’est faux. Parfois dans le rire de Noé, elle croit entendre un sanglot, qui la secoue comme un pantin. Elle pensait avoir clos le chapitre, enterré l’envie de savoir. Et pourtant... une adresse entrée sans réfléchir, suivie d’un simple clic. Que fait-elle sur ce site ? Il pleut. Une pluie fine et grise coule sur les vitres comme une mémoire liquide. Elisabeth reste là, immobile, le front pressé contre la vitre, à regarder sans voir. L’ordinateur est allumé. La page est toujours ouverte.

RECHERCHE DE VOS ORIGINES,

DE VOTRE IDENTITÉ,

D'UN FRÈRE OU D'UNE SŒUR,

RECHERCHE DE VOTRE ENFANT,

DÉPOSEZ VOTRE ANNONCE ET BONNE CHANCE À VOUS !

En dessous du titre, une annonce, dont chaque mot réouvre une blessure qu’elle croyait refermée. Il est là, le spectre du passé, celui qu’elle n’a pas gardé, qu’elle n’a jamais nommé. L’abandonné, l’oublié. C’est donc un garçon. Et celle qu’il cherche, c’est elle. Elle sait que la loi autorise désormais à lever le secret des origines, mais il lui paraissait évident qu’on ne peut pas désirer retrouver quelqu’un qui vous a rejeté. Il y a une photo. Elle scrute ce visage inconnu, cherche dans les traits, les yeux, la peau mate, une ressemblance avec le père. Le minuscule bébé, ce poids inconsistant, est devenu un homme. Quarante ans. Le fils d’Aster. Aster qui s'attache à rassembler une famille autour de lui, que penserait-il s’il savait que sa descendance s’égaille ailleurs ?

Bien plus tard, elle avait renoué le contact avec Eve. Pourquoi ? Pour garder un lien avec Aster, se racheter, accéder à une forme de rédemption ? Ou peut-être après tout, parce que rien n’arrive par hasard et qu’un fil ténu s’était tissé afin de la ramener auprès de lui.

Elle entend Aster qui l’appelle de sa chambre. La voix geignarde. Il est couché, à cause d’un mauvais rhume. Elle le rejoint et tente de le réconforter. Il a beau se plaindre souvent, il est rarement malade, et il a du mal à le supporter.

  • Ils m’abandonnent tous ici comme un minable. Ils s’en fichent de moi.
  • Voyons… Il y a Rachel, Antoine, Viko. Tu comptes beaucoup pour eux. Il y a eu Ange. Et tes enfants, même si tu ne le mérites pas.
  • Toi aussi ?
  • Moi aussi.
  • Et Angélique ?

C'est étrange, cette soudaine envie d'être aimé.

  • Elle doit tenir à toi plus que tu l’imagines. La preuve, elle a choisi ton double.
  • Alex n'est pas mon double.
  • Oh que si !
  • Physiquement, peut-être.
  • Pas seulement physiquement.
    Il soupire, l’air accablé.
  • Je n’intéresse personne. Il ne me reste plus qu’à m’occuper de mon corps usé : le soigner, le déplacer. Ça prend toute mon énergie.
  • Tu es malade. C’est normal, c’est ça qui te déprime.
  • Tu sais que j'ai maintenant l'âge de mon père, quand il est mort ?
    C’est la première fois qu’il évoque son père devant elle.
  • Ça te fait peur ?
  • Je ne sais pas... Oui, je crois. Finalement, je n’aurais jamais dû venir ici.
  • Tu dis n’importe quoi. Ça doit être la fièvre
  • Tu pourrais l’écrire, toi, l’histoire de Raspaioun.
    Elisabeth sourit, rassurée.
  • Avoue que tu l’aimes cette maison.
  • Pas toi ?
  • Moi… c’est autre chose que la maison que j’aime.
    Elle hésite, elle a envie de s’épancher, de dire ce qu’elle a sur le cœur.
    Ne va pas tout gâcher, Elisabeth. N’es-tu pas arrivée à une certaine forme de bonheur ?
  • C’est vrai. Raspaioun existe surtout avec ceux qui l’habitent. J’aurais dû l’appeler l’Arche.
    Elle ignore s’il n’a pas saisi l’allusion, ou s’il a choisi de ne pas l’entendre. Un silence..
  • Oui tu aurais pu.
  • L’Arche de Noé... Avec mon fils pour l’empêcher de couler ?

Noé. Voilà qui ravive la blessure. Chaque jour qui passe est de plus en plus difficile à affronter pour Elisabeth. Les détails du quotidien l’indiffèrent, il faut lui répéter les choses. Elle vieillit, se dit Aster. Ce qu’elle s’efforce d’oublier, ce sont les mots qu’elle a lus, la photo qu’elle aurait préféré ne pas voir.

Et puis, une lettre. Signée Olivier.

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