Olivier

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Félina a passé la nuit avec Alexandre. Au lever du jour, elle rabat un peu le drap, pour contempler son amant endormi. Après une douche rapide, elle est prête à partir. Elle s’arrête pourtant, quand il ouvre les yeux :

  • Tu ne m'as pas parlé de ton voyage. C’était comment ?
  • Parfaitement bien.
  • On ne te voit presque plus, tu es toujours sur les routes.

Il lui tourne le dos. Sans insister, elle s’engage dans l'escalier.

Félina est une femme élancée, la peau café au lait, le front large, les pommettes hautes, qui lui donnent un air exotique. Posséder un hôtel, un bar et un restaurant lui confère une sorte de gloire locale, et il lui faut souvent repousser les avances appuyées des hommes. Avec tact cependant : le commerce avant tout. Elle ne manque pas d'aplomb, mais Alex la désarçonne. Elle n’a même pas envisagé de lui résister. Elle l’a voulu dès le premier regard. Sa froideur n’avait fait qu’attiser sa détermination, c’était devenu un défi de le séduire. Elle est attirée par ce genre d'homme : mystérieux, méprisant, incontrôlable, sur lequel personne n'a de prise. Elle l'a emmené chez elle, au prétexte d’être incapable de faire l’amour dans son hôtel, parce qu’elle aurait l’impression de se conduire comme une pute. Il sait bien que ce qui la dérange, c’est l’état minable des chambres qu’elle loue. Sans allumer la lumière, ils ont monté à tâtons l'étroit escalier, traversé un long couloir pour arriver dans une pièce tapissée de velours vert, avec au centre, un lit en pin recouvert d’un plaid à carreaux. Désireuse de le surprendre, elle avait immédiatement dénoué son chignon et descendu la fermeture éclair de sa robe. Depuis, elle se considère comme sa maîtresse, et estime avoir des droit sur lui.

La matinée est déjà bien avancée quand il descend enfin. Le cœur de Félina s’emballe, en le voyant passer la porte. Elle se glisse près de lui pour murmurer à son oreille :

  • Tu as des yeux extraordinaires, c’est ce qui m’a plu tout de suite chez toi.

Il ne se montre pas sensible au compliment.

… Comme ceux de ton père.

  • Mon père est un connard.
  • Lui aussi s'est tapé Angélique, il lui aurait fait un enfant.

Elle ne peut se retenir, se découvrant jalouse. Alex reste de marbre. Elle propose de se libérer en début d’après-midi, mais il prétexte n’avoir pas le temps et s’installe à table.

  • Sers-moi vite, j’ai faim.

Un signe à sa serveuse, et Félina s’assoit en face de lui, fière de s’afficher en compagnie d’un si bel homme. Le rejet qu’elle vient d’essuyer la déstabilise pourtant. Elle doute un instant d’être désirable. Mais respirer son odeur ravive le souvenir de leurs ébats, sa fougue pendant, sa désinvolture ensuite.

Il est arrivé la veille au soir, veste sur l’épaule, chemise défaite, l’air fatigué, et ce sourire si singulier. Elle n’a pas dissimulé à quel point il la troublait. Elle est envoûtée par son imperfection, charmée par sa virilité, son rire si rare, son regard couleur d'orage. Alex c’est la dérobade. Pas celle du lâche, non. Il ose la défier frontalement. Celle de l’animal indomptable. Il traîne une réputation d'homme à femmes. Dénué d'émotions. Mais elle imagine qu’il n’est qu’un sensible qui s’ignore, un écorché qui se protège derrière sa carapace. Elle saura la lui retirer. Elle prend la moindre miette d'affection comme une preuve de son attachement, et qu'elle commence à compter pour lui. Peu importe qu’il ne soit pas le prince charmant, elle le sauvera de ses démons, percera son cœur de pierre. Personne ne lui a jamais résisté. Elle choisit d’attiser sa curiosité :

  • J’ai un truc à te dire.

Il pose ses coudes sur la table et attend.

  • Je t'écoute.
  • Un homme est venu hier, un peu avant toi. Il a pris une chambre, et il a demandé si on connaissait une femme qui vit chez vous.
  • Une femme ?
  • Elisabeth.
    Alexandre hoche la tête.

... C’est qui exactement ?

  • La belle-mère de ma demi-sœur, en quelque sorte.
  • Vous êtes une famille compliquée.
  • Pourquoi tu me parles de ça ? En quoi ça me concerne, ton histoire ?
  • Tu veux savoir son nom ?
  • Ce que tu fais n’est pas très professionnel. Tu devrais rester discrète sur la vie de tes clients.

Félina insiste, déçue, blessée :

  • Il s’appelle Olivier. C’est normal que je m’intéresse à ce qui se passe dans mon hôtel.
    Elle avance sa main pour caresser la barbe naissante qui dissimule à peine la fine cicatrice, juste sous sa lèvre. Il se raidit, le regard fixe.
    Elle se retourne. Dans l’encadrement de la porte, une silhouette immobile, silencieuse. C’est Angélique, qui finit par s’approcher, submergée par la jalousie, les traits déformés par la rage.
  • Quand je pense que je n'ai pas voulu croire que tu t’envoyais en l’air avec la pouffe de l’hôtel !

Elle constate de ses propres yeux ce qu'on lui a raconté, mais qu’elle a refusé d’admettre. Elle a eu tort de négliger les rumeurs, elle aurait pu s'habituer en douceur. Au contraire, la réalité lui éclate en pleine face. Si brutalement qu'elle en perd toute mesure.

  • Espèce de pourriture !
  • Tais-toi !
  • Ordure !
  • Ferme-la !

La main d'Alex qui s’abat sur sa joue la calme instantanément. Incrédule, elle glisse ses doigts sur la morsure cuisante.

  • Ton père, au moins, n’était pas brutal.
    Ce qui attise encore la colère d’Alexandre :
  • Dégage et fous-moi la paix ! Tu n’as qu’à te remettre avec le vieux. Vous commencez à me saouler, autant l’une que l’autre, avec mon père. Personne ne me dicte quoi que ce soit, tu m'entends l'Angélique ? Et pareil pour toi, Félina !

Angélique hésite. Elle se tourne successivement vers Félina, puis Alexandre, et renifle comme une enfant injustement réprimandée. Elle semble perdre sa consistance, réduite à l’ombre d’elle-même. Ainsi se termine sa romance avec Alex. Il sort sans un mot, laissant les deux femmes régler leurs comptes sans lui. Aucune ne sait quoi dire, ennemies, mais néanmoins unies dans une tristesse et une rancœur communes, qui leur tord l'estomac.

Le soir venu, Alexandre cherche une boite de nuit. Au sein de ce monde nocturne, il aborde et séduit sans mal une fille qui s'ennuie au milieu d'un groupe de jeunes gens. Adossé négligemment au comptoir, il ne choisit pas la plus belle, mais celle avec la robe la plus courte et le décolleté le plus vertigineux. Il n'a aucun effort de conversation à faire. Elle lui murmure à l’oreille des choses qu’il n’entend pas et dont il se moque. Quand il la sent réceptive, avec son corps qui se presse languissamment contre le sien, qu’il perçoit la chaleur qui s’en dégage, il la laisse en plan et passe un coup de fil à Sophie.

Sophie n’avait pas anticipé combien ce serait difficile de coucher avec un autre. Pourtant elle est mariée pour de bon, pas pour rire. Elle sait désormais que son mariage n’a rien d’une union, mais signe une rupture. En l’abandonnant à cet homme maladroit, devenu son mari, Alex l’a rayée de sa vie. Alors en recevant son appel, elle a l’impression qu’une énorme chape de plomb lui tombe des épaules.

Il est tard. Un taxi la dépose à mi-hauteur du chemin pierreux, là où il est encore possible de faire demi-tour, sans aller jusqu'au parking. Elle ne tient pas à réveiller les gens de la maison. Elle se hâte sur la courte distance qui la sépare de la grange, où il a dit de le rejoindre. Rien n’a changé. Elle soupire, soulagée, en s'installant dans l'espace inhospitalier qui a l’éclat d'un palais. Elle l’attend. Pour s’occuper, elle ouvre un tiroir et découvre une série de photographies, qu’elle examine à la lueur d’une lampe de poche. Il s’agit d’Angélique, dont les yeux impassibles lui renvoient une froideur égale à la sienne. Quelle ironie ! Elle, Alex n’a jamais voulu la photographier, même le jour de son mariage.

  • Je n’ai pas d’intérêt pour les gens, juste les évènements, avait-il dit.
  • Mais mon mariage, c'est un événement.
  • Je ne parle pas de ce genre de futilités !

Sophie soupire. Elle voudrait réduire les photos en miettes. Mais elle n’a pas à toucher aux affaires de son frère, et remet soigneusement tout en place. Elle a mal. Elle l’a aperçu récemment dans la rue. Il ne l’a pas vue. Il marchait sur le trottoir d’en face, une femme à son bras, celle de l’hôtel où il a partagé une chambre avec Angélique. La nouvelle conquête rayonnait.

Le bruit du moteur d’une voiture, une porte qui se referme bruyamment, un pas parfaitement identifiable. C’est Alex qui s’en moque qu’on l’entende. Elle s'enveloppe dans les draps qu'il repousse en arrivant. Anxieuse, immobile, la respiration plus courte, elle frissonne quand il pose ses mains sur elle, engloutie par un désir bien connu. Elle ne prononce pas un mot, ne pose aucune question. Il lui ordonne de se déshabiller, et la prend sans précaution aucune, brutalement, en silence, on dirait qu’il lui fait payer quelque chose. Elle s’en fiche, il peut bien lui faire payer n’importe quoi. Plus tard cependant, en ajustant sa robe, elle aimerait entrer dans ses pensées, percer le secret de l'expression impénétrable de son visage. Le rêve qu'elle a tant caressé vient de se réaliser, elle a eu sa nuit. Une étreinte rapide qui ne lui apporte pas la satisfaction escomptée, et la laisse anéantie. Elle a besoin de le toucher, l’envie de recommencer, d’en avoir plus, mais le regard d’Alex est fuyant. Comme s’il luttait contre les regrets et la culpabilité. Accablée, elle comprend que leurs attentes ne coïncident pas. Qu'est-ce qui l'a amené ici, ce soir en particulier ? Quelle est sa vie actuellement ? Qu'en sera-t-il d'elle si elle ne parvient pas à renouer les liens qu’ils ont tissés ensemble, et qu’elle ne pourra jamais recréer ailleurs ?

  • Tu me manques, dit-elle.
    Il a déjà l’esprit ailleurs.
  • Ma pauvre petite, tu te trompes de combat, celui-là ne mène pas au paradis.

Il la congédie d’une claque sur les fesses.

Je te raccompagne. Dépêche-toi, ton mari t'attend ! C’est ton devoir d’être une épouse fidèle et serviable.

La suite lui brise le cœur :

Ça ne se reproduira pas.

Alex s’arrête non loin de chez elle, et elle descend de la voiture sans se retourner. Dans la clarté imperceptible de l'aube, les employés de la voirie charrient les ordures. L'un d'eux la siffle. Elle baisse la tête et avance d'un pas plus vif.

Quand elle pénètre dans l’appartement qu'elle occupe avec Hugues, elle accroche ses clefs au tableau, près de l’entrée. Dans la cuisine, elle se débarrasse de son sac, qui laisse échapper une partie de son contenu. Le visage figé d'Angélique tombe à terre, comme pour la persécuter. La jeune mannequin est de profil, l’air rêveur, le menton levé. Son visage a une apparence lisse qui n'est pas le reflet de la réalité, les cils sont très longs, elle a presque l'air jolie. Sophie ramasse la photo et la déchire. Tandis qu'elle s'applique à la réduire en minuscules fragments, elle aperçoit Hugues dans l’encadrement de la porte du séjour. Il est habillé comme pour sortir : un sweater et un jean ont remplacé sa tenue du week-end, dans laquelle il prétend se sentir à l’aise et qui ne le rend guère sexy. Mais y a-t-il quelque chose qui peut faire paraître Hugues sexy aux yeux de Sophie ? Alex reste séduisant en toutes circonstances, lui. Par la fenêtre ouverte, elle regarde le ciel pâlir avant le lever du soleil.

  • Tu sortais ?
    Le visage anguleux de son mari est encore plus creusé que d'habitude.
  • Je pensais...

Sans le laisser terminer, elle s’approche et l'agrippe fermement, l’obligeant à lui faire face.

  • Fais-moi l'amour, dit-elle, avec détermination et une certaine dose d'agressivité.

Décontenancé par une urgence si soudaine à laquelle il n'est pas habitué, il se raidit nerveusement.

… Je veux savoir si je suis encore un peu vivante, si je ne suis pas tout à fait morte.

Il voit bien que ça ne tourne pas rond dans la tête de Sophie. Pourtant elle le subjugue avec son air de petite fille, dans sa robe trop large, les joues rosies par l’air frais du matin. Il tend la main pour caresser son visage, mais elle le défie :

… Arrête tes simagrées ! Dépêche-toi !

Il en perd ses moyens. Il s'exécute cependant. Il y a si longtemps qu'elle ne s'est pas donnée à lui que tout se termine très vite. Sophie lisse ses vêtements froissés et gagne rapidement sa chambre. La pièce est quasi-monacale, des murs couleur de lin, meublée d'un lit et d'une table de chevet, sur laquelle est posée une lampe, avec un variateur pour en régler l'intensité. Un bureau, deux chaises, un écran plat, une armoire et un épais tapis bleu. Une fenêtre haute éclaire les lieux, avec des stores pour filtrer la lumière. Il n'y a ni livres ni linge mal rangés, Hugues a le goût de l’ordre. Elle se déshabille et jette rageusement ses vêtements dans un coin. Puis s’allonge sur la couverture de coton blanc et s’endort.

A peine éveillée, elle se plonge dans un bain tiède, presque froid. L'étroite salle de bain est également austère, et ses minces cloisons laissent entendre les allées et venues des voisins. En entrant dans l'eau savonneuse, elle pense à Angélique, ses fesses rondes et ses seins menus, dans le bassin où elle éclaboussait Alex, le jour de son mariage. Tandis qu’elle s’enfonce dans la baignoire, elle remarque que son mari l’observe, depuis la porte entrouverte, un verre à la main.

  • Tu bois ?
  • Je me tiens compagnie.
  • On dirait mon père.
  • Je suppose que ce n'est pas un compliment.

Il sait peu de choses des rapports qu’entretiennent Sophie et Aster. En fait, elle nourrit pour son père des sentiments contradictoires, elle l’aime et le déteste, c’est une combinaison douce-amère des deux. Son penchant pour la boisson lui déplaît. Comment serait-il s’il ne buvait pas. Alex n’a pas ce défaut. En contrepartie, il est dur. Aster est-il flegmatique et accommodant, à cause de l'alcool qui l'engourdit ? Qu'a voulu dire Alex avec son histoire de paradis ? Il semble totalement incapable de se laisser aller à la douceur de vivre, comme Aster. C'est la première fois qu'elle se risque à comparer les deux hommes.

Campé sur le seuil de la salle de bain, Hugues est torse nu. Elle se détounne, mal à l'aise. Sa carnation pâle, quand Alex a la peau mate. Son corps décharné, contre celui musclé d'Alex. Son air de chien battu, et le regard gris acier d'Alex. Mais qui pourrait rivaliser avec Alex ?

  • Tu as dormi longtemps, dit Hugues. Si tu veux, j’ai préparé à manger.

Il tourne les talons, et elle l'entend s'activer. Les assiettes tintent calmement. Il n'est pas homme à exposer ses états d’âme et se montre placide en toute circonstance. Malgré le froid qui la gagne, elle hésite à sortir du bain. Elle veut continuer à se laver de l'épisode sordide de la matinée. Elle le rejoint et entame les hostilités :

  • Tu as eu d’autres filles avant moi ?

Il remue gauchement une épaule.

  • Oui, un peu.
  • Raconte !
  • Tu es folle !

Oui, elle est folle, elle cherche le conflit et ne sait pas comment l'engendrer.

  • On a déconné tout à l’heure. On a baisé sans préservatif.

Hugues tique, il n’a aucun désir de devenir père pour l’instant. C’est vrai : ils ont fait n’importe quoi.

… Et si j’étais enceinte ?

Avec Alex non plus, ils ne se sont pas protégés. Ce serait l’enfant d'Hugues ou celui d'Alex ?

À cet instant, elle a la certitude qu'elle n'a pas agi par hasard.

Hugues élude la question et tente d’enlacer sa femme. Elle le repousse.

… Laisse-moi tranquille.

  • Tu m'aimeras un jour, Sophie.
  • Jamais, si tu t'y prends comme ça !

Quand il a accepté le marché d’Alex, Hugues a imaginé qu’il réussirait à conquérir le cœur de Sophie. Mais il n’est qu’un pion, un pis-aller. « Cette fille n'est pas pour toi, avait prévenu sa mère. Elle n’a pas un comportement normal ». S’il n’était pas aussi amoureux, il admettrait qu’elle a raison.

Après avoir déposé Sophie, Alex ne se décide pas à rentrer à l’hôtel. Il retourne à Raspaioun. Livide et l’air accablé, il entre dans la cuisine, où Elisabeth s’affaire à préparer du café.

  • Eh bien Alex, ça fait longtemps que tu n’es pas venu, dit-elle, en ignorant la mine renfrognée et l'évidente mauvaise humeur du jeune homme.

Elle est la seule à s'adresser à lui sans appréhension, les autres préférant l’éviter. Ils craignent son humour acerbe, son acrimonie permanente. Sauf Sophie bien sûr. Mais Sophie n'est plus là. Elisabeth constate avec surprise qu’il titube.

  • Je suis crevé. Et j'ai envie de gerber.
  • Tu as trop bu ?
  • Je ne bois pas. L’exemple du vieux m’a écœuré. Et puis...
  • Et puis ?

Elle attend la fin de la phrase qui ne vient pas.

  • C'est bien calme ici.
  • Il est tôt encore. Et puis, il ne reste pas beaucoup de monde : ton père, ta mère, Viko, Patricia et Noé.
  • Ah oui, Noé.

Il se lève et fouine dans le frigo, d'où il sort une barquette de carottes râpées qu'il pose sur la table. Il s’assied, coupe un morceau de pain, et se met à manger.

  • Tu n'as plus envie de vomir, finalement ?
  • Non.
  • Qu'est-ce qui t'amène ?
  • Je n'ai plus l'âge de mourir jeune. Je vais partir. Mais garde l'info pour toi.
  • Que de mystères ! Tu ne comptes pas en parler à Sophie ?
  • Surtout pas à Sophie. S'il te plaît, ne lui dis rien.

Alexandre éprouve une fascination pour la mort. Il admire ceux qui acceptent de donner leur vie pour des idées. Quand il a appris l'accident de Lionel, il n’a ressenti aucune émotion. Il est convaincu qu'il s'agit d'un suicide, et il n’a aucune compassion pour ceux qui commettent cet acte d’une lâcheté absolue. Le courage, c’est autre chose, il se doit d’avoir un sens. Il accorde peu de considération à ceux qui, comme son père, n’aspirent qu’à une vie tranquille. C’est pourtant de ce père, qu’il dénigre et à qui il s’efforce de ne pas ressembler, qu’il tient ce peu de potentiel émotionnel, qui permet au loup noir de gagner peu à peu la partie.

Il est captivé par la guerre qu’il veut photographier. Suivre les traces d’un certain Ernesto Silver, c’est son rêve. Un photographe reconnu. Si jeune et si beau. Qui inonde les médias, et dont les clichés apparaissent partout dans la presse. Ce qu'il ne sait pas encore, c'est que sa légende est bâtie sur un mensonge, on ne l’a jamais vu sur aucune scène de conflit, les photos qu'il publie sont volées, même son visage n'est pas le sien. On apprendra l'année suivante qu'il n'est qu'un imposteur, une illusion, qu'il n'a pas existé. Plus le temps passe, plus Alex sent l'étau se resserrer, car pour l'instant, il n'a rien fait, rien accompli. Il lui faut se réveiller avant qu'il ne soit trop tard. C’en est terminé du tiraillement entre les fauves qui se livraient bataille en lui. Il sait désormais lequel est le vainqueur : il est clair qu’il jouit de la violence et de l’infliger. Il se laisse pousser la barbe, se comporte de plus en plus en dominant, se sent l'âme d'un conquérant. Croît en lui le besoin d’être l'objet d'une adoration unilatérale et c'est ce que lui offre Sophie. Il pourrait commettre les pires méfaits, rien ne peut briser l’amour absolu qu’elle lui porte. S'il se fatigue de l'adulation des femmes, il ne se lasse pas de celle de Sophie, c'est la raison pour laquelle il lui réserve le châtiment le plus insupportable, la laisser sans nouvelles. Elisabeth acquiesce et s’enquiert avec un certain intérêt :

  • Tu comptes faire quoi ?
  • De bonnes photos. Un jour, je serai reconnu et exposé.
  • Je n'en doute pas. Tu vas les faire où ces photos ?
  • Si on te demande.…
    Alex se lève.
    Arrivé à la porte, il fait volte-face
    Il lance, négligemment, avant de sortir :

… À propos, il paraît qu’il y a un type qui te cherche, un certain Olivier.

Si Olivier n’avait pas été désiré à sa naissance, des parents l'espéraient quelque part, prêts à l’accueillir pour le reste de sa vie. On l’adopta à l’âge de quatre mois, sans le lui cacher. Sa mère était employée à la mairie, et son père travaillait à l’usine d’à côté. Une vie simple et laborieuse. C'étaient des gens attentionnés, dont il était le fils unique et qui lui assurèrent une enfance heureuse. Il ne savait rien de sa mère biologique, mais tant qu’il était petit cela n'avait pas trop d'importance, dans la mesure où il se sentait apprécié et choyé. Au collège tout devint plus compliqué parce qu'on lui posait des questions pour lesquelles il n’avait pas de réponse, notamment comment et pourquoi on en arrivait à délaisser son enfant. Chez lui, il y avait un tiroir avec un dossier qu'on lui avait montré : un carnet de santé, un certificat attestant qu'il pouvait être adopté, des bribes de son histoire qui le rattachaient à une inconnue. Dans son arbre généalogique, une branche sans attache tendait de timides rameaux vers lui. Sa maison était modeste, avec un jardin et un puits au milieu. De la fenêtre de la cuisine, on voyait défiler les hommes et les femmes qui arrivaient des villages voisins pour travailler à l’usine. Après l’école, Olivier jouait au ballon avec ses copains, sur le terrain près de l’église. En hiver, ils faisaient de la luge en dévalant la colline, qu'on apercevait de la fenêtre de sa chambre. En été, ils se baignaient dans la rivière en bordure du jardin. En continuant jusqu’au bout de sa rue, on accédait à un chemin, au milieu des broussailles. On pouvait y cueillir des mûres ou ramasser des noix. Un peu plus loin, à l'écart, vivait un peintre, un marginal, toujours vêtu d'une blouse maculée. Ses parents lui interdisaient de le fréquenter, mais Olivier aimait venir regarder ses toiles, de grandes toiles avec beaucoup de texture. L'homme lui expliqua que c'était parce qu'il y avait des couches en dessous, et encore d'autres, c’est ce qui rendait son travail mystérieux, difficile à déchiffrer. Si on enlevait les strates successives, on découvrirait ce qu'il avait voulu exprimer.

« Et ce qu'il y a là-dessous est bien pire ! » ajoutait-il.

Le jeune garçon en frissonnait. Il se sentait mal à l'aise devant ces œuvres, qu’il ne comprenait pas, mais dont il ne pouvait se détacher, habité par une peur teintée de fascination, se demandant ce qu'elles cachaient. Sombres, étranges, troublantes, il n'aurait su comment les qualifier. Quoi qu’il en soit, elles étaient dérangeantes. Olivier supposait que c'était l’aspect torturé de sa peinture qui faisait la mauvaise réputation de l’homme, car il n'était pas si effrayant que ça, finalement. Même si les visages fous et les corps disproportionnés le ramenaient à des terreurs anciennes, aux contes qu'il avait entendus, peuplés d'ogres, d'enfants abandonnés, de marâtres et de mauvaises mères, qui constituent l'essentiel de la littérature enfantine. En grandissant, il élargit son cercle d’amis aux autres quartiers. Il fit partie d’un club de football, sport pour lequel il se passionnait. Chez lui, on parlait un patois qu’on lui interdisait d’utiliser. Plus il avançait dans ses études, plus il prenait conscience des limites intellectuelles de ses parents, qui ne parvenaient plus à l'aider dans ses devoirs. À dix-huit ans, la terre ferme sur laquelle il s'était construit s'effondra brutalement au suicide de son père. Insupportable à concevoir, quand on croit être important pour quelqu’un, et qu’on n’imagine pas qu’il lui viendra l’idée de vous lâcher en chemin.

C’est à ce moment-là qu'il songea à entreprendre des recherches concernant sa naissance. Il y renonça cependant, pour ne pas chagriner davantage sa mère. Il alla étudier en Belgique pour devenir vétérinaire. Il rentrait régulièrement chez lui, et allait boire un verre, au café où il retrouvait ses anciens amis. Il y fit la connaissance de Jessica qu’il épousa, et avec qui il eut deux petites filles. Au décès de sa mère, il sentit de nouveau croître en lui le désir de savoir d'où il venait, de percer le mystère de sa conception. Il lui devenait de plus en plus difficile de vivre sans racines. Il prit contact avec le Conseil national d'accès aux origines personnelles. Outre les documents officiels à remplir, on l'invita à exposer par écrit les motifs de sa requête. Dans cette lettre, il exprima une colère et une frustration qu’il n’avait jamais soupçonnées. En la postant, il éprouva ensuite de l’angoisse à l'idée d'apprendre les circonstances qui avaient provoqué son rejet. L'ignorance n'était-elle pas parfois préférable ? Quand il voulut consulter son dossier, on lui signifia que sa démarche était inconvenante. Puisque sa mère biologique avait pris ses dispositions pour garder le secret autour de sa naissance, il n’y avait pas lieu aujourd’hui de venir l'embêter avec ces trucs-là. Tout était dit. Il se contenta de cette fin de non-recevoir, persuadé qu'il n'aboutirait nulle part.

La vie reprit son cours. Il veillait sur ses enfants, heureux de leur offrir ce qui lui avait manqué : un foyer biologique, une lignée naturelle. Être né d'une union sexuelle, un homme investissant le corps d'une femme pour y inscrire une existence, un partage de semence destiné à donner la vie. Lui-même avait eu l'amour, mais il n'avait pas eu ça. Au début d’une grossesse, la préoccupation est surtout centrée sur les modifications physiologiques, les nausées, les malaises ; dans un deuxième temps, le bébé devient une réalité et submerge la mère de sensations et d’images. Olivier supposait qu'il n'avait vécu que la première phase, avec quelqu'un qui n'avait vraisemblablement pas développé par la suite la fibre maternelle. Il ignorait qu'il avait aussi été privé de l'étape initiale. Une erreur, un bébé confondu dans les organes de sa mère, déjà inscrit dans le statut d'entité négligeable. S’il établit avec ses filles une relation fusionnelle, c’est parce que, dans son inconscient, il voulait leur transmettre la certitude d’avoir été désirées. Jessica avait parfois du mal à comprendre cette affection débordante, cette inquiétude constante. Il n’en restait pas moins qu’ils étaient unis, et dans l'ensemble plutôt heureux. L'ambiance chaleureuse qui régnait à l'occasion des fêtes de famille en attestait, cela le réconfortait et l’emplissait de fierté.

Il était devenu vétérinaire. C’était un rêve né dans l’enfance, mais aussi une activité dévorante, qui ne lui laissait guère le loisir de penser. Il ouvrit son propre cabinet, ce qui apporta son lot de tracasseries. Jessica l’assistait, et la cohabitation professionnelle, les divergences d’opinion entre les époux furent source de difficultés supplémentaires. Une fois les choses en place, la clientèle fidélisée, la routine installée, il disposa de plus de temps libre. Ou du moins, pouvait-il l’ajuster à sa guise. Ses vieux démons le reprirent alors. Il retourna au CNAOP, dans l’espoir de glaner, malgré tout, quelques renseignements. Cette fois, il fut reçu très courtoisement et on lui affirma que, contrairement à ce qui lui avait été dit précédemment, il avait parfaitement le droit d’accéder aux informations qui le concernaient. Le plus souvent, les dossiers étaient vides, mais pas le sien ; il y avait là le nom et l'âge de sa mère, dont le secret venait de voler en éclats. Ce fut un choc immense, il se dit que si elle avait laissé ces indications, c'était pour qu'il puisse la connaître un jour, quand il en manifesterait le désir. Ce n'était pas le cas, elle avait reçu l’assurance que son enfant ne saurait jamais rien de ce qui la concernait. Mais c'était avant la loi qui changeait les choses.

Olivier disposait d’un nom. Elisabeth Richard. La situation restait cependant compliquée, car il y en avait des tonnes. Comment trouver la sienne ? Il publia sur un site, destiné à rechercher des parents perdus, une annonce dans laquelle il s’efforça de ne se montrer ni intrusif ni agressif. Il espérait ardemment une réponse, en consultant chaque jour son ordinateur. Rien ! Une déception à la hauteur de son impatience. La bouteille jetée à la mer n’avait pas été repêchée. Ou bien peut-être l’avait-on ignorée. Ainsi cette pièce manquerait toujours dans le puzzle de son existence. Décidé cependant à ne pas abandonner, il fit appel à un détective privé. À sa grande surprise, au bout d’à peine quelques semaines, il reçut un courrier. Ainsi se terminait sa quête. C’était donc si facile ?

Le voilà aujourd’hui avec une adresse sur un bout de papier. Il ne sait plus s'il ressent de la joie, du soulagement ou de la crainte. C’est un comble d’aboutir à ce qu’on a si totalement désiré et d’éprouver si peu de satisfaction ! Il hésite longuement avant d’envoyer une lettre qui reste sans effet, ce qui le met en colère et renforce sa détermination. Elle s’imagine quoi ? Il n'a pas besoin d'une nouvelle famille, il veut savoir, ce n’est pas tant demander ! La frustration peut se révéler un puissant catalyseur. Cette fois il n’abandonnera pas. Il va aller la traquer cette bonne femme qui se terre depuis si longtemps, et il la fera sortir de son trou. Profitant de la souplesse de son emploi du temps, il décide de s’absenter quelques jours. Jessica l’encourage à faire le déplacement, mais préfère rester sur place pour garder un œil sur la clinique. Elle ne l’accompagnera pas. En fait, elle estime que c’est son histoire à lui, qu’il vaut mieux le laisser la régler tout seul. Peut-être alors cessera-t-il de se torturer. On est en hiver, elle prépare des vêtements chauds et lui propose d’emporter un sandwich à grignoter sur la route, ce qu’il refuse. Il s’arrêtera pour déjeuner. Il lui faudra se ménager une pause avant de continuer.

Sur le dernier kilomètre, il commence à se poser des questions. Est-ce juste ? Est-ce raisonnable ? Il tente de s'en persuader. Quarante ans de silence. Il est temps d’affronter la vérité, non ? Et s’il y avait un mari, une famille, qui risquent de tomber des nues en apprenant la nouvelle. Eh bien, tant pis pour elle ! Il réfléchit au genre de personne à qui il aura affaire. Une sale égoïste, méchante et aigrie ? Comment sera-t-il accueilli ? À son arrivée, il choisit un hôtel et s’y installe. Dès le lendemain, il ira à la rencontre de son passé.

Aster guette la douleur qui vient de sa hanche. Lui, qui a fait si souvent semblant de boiter, supporte maintenant réellement ce tiraillement qui revient régulièrement. Il se rend sur le parking où il a entendu une voiture se garer. C’est une Peugeot 308 GT bleue, rutilante.

  • Belle caisse, dit-il courtoisement.

L’inconnu a une quarantaine d’années, il s’avance lentement, la main sur ses lunettes, qu’il enlève avant de les ranger dans l’une de ses poches. Sous son bras, il serre un cartable de cuir usé, de ceux qu'on voit aux professeurs d'université ou aux maîtres d'école avec à l'intérieur, sans doute, des papiers annonciateurs de désagréments. Aster, qui pressent qu'on vient lui vendre ou lui réclamer quelque chose, se tient sur ses gardes. Ce n'est pas le genre d’individu qu’on a pour habitude de recevoir ici.

  • Merci, bonsoir, répond l’homme.

… Jolie région. Chouette climat, ajoute-t-il.

Aster regarde autour de lui avec circonspection : le ciel un peu chagrin et les arbres parés de dentelle blanche.

  • Salut l'ami, je suppose que vous ne vous êtes pas égaré dans le coin pour me parler de la météo.

L'homme relève ses yeux sombres, secoue une mèche qui lui tombe sur le front, et fronce légèrement les sourcils.

  • Non effectivement, je ne suis pas là par hasard. En fait, je suis venu voir Madame Richard. On m’a dit qu’elle habitait ici.
  • Je suis Alfred Willau.
  • Olivier, Olivier Bechler. Enchanté de vous rencontrer, Monsieur Willau.

Aster juge toute cette politesse un peu suspecte.

  • Suivez-moi, mon brave, on va tâcher de vous la trouver, votre Madame Richard.
    Puis haussant la voix :

... Elisabeth, quelqu’un pour toi ! Un monsieur qui s’appelle Olivier.

Lorsqu’elle a reçu sa lettre, Elisabeth n’a pas jugé utile de répondre à cet Olivier, qui se prétend son fils. Lui dire quoi ? Nier ? Demander qu’on la laisse tranquille ? Il ne lui a pas suffi de s’imposer dans son corps des années plus tôt, il faut qu’il vienne maintenant perturber le cours de sa vie.
Elle a replié le courrier, avec la certitude qu’il ne renoncerait pas. On ne se manifeste pas après si longtemps pour reculer. Il est un fait qu’on n’est jamais absout de ses actes, qu’on finit toujours par recevoir la facture. Si au moins elle était croyante, elle pourrait demander pardon à Dieu. Mais il n’est nul salut de ce côté-là. « Il paraît qu’il y a un type qui te cherche, un certain Olivier » a dit Alex, ce matin, en partant.
Alors, quand lui parvient le bruit d’une portière qui claque, elle sait qu’il est là ! Aster l’appelle.
Ça y est. Elle va être confrontée à son fils. Si elle sait ce qu’elle redoute, elle ne sait pas ce qu’il espère. Devant cette mère qu’il ne connaît pas, Olivier observe ses cheveux, son visage, sa silhouette. Elle ne correspond pas à l’image qu’il s’en était faite. Brune aux traits méditerranéens, grande, naturellement élégante. Son regard sombre est d'un bleu profond, presque velouté. La bouche figée dans un fin sourire trahit un mélange de douceur, de bienveillance et de pudeur. Une présence discrète mais assurée. Il s’attendait à de la froideur et de l’indifférence. Au contraire, elle le considère avec un certain intérêt.

  • Venez ! dit-elle, d’une voix singulière, légèrement voilée.
  • J'y crois pas ! Elle a un amoureux, s’exclame Aster.

Elisabeth s’écarte légèrement pour laisser son hôte passer le seuil de sa chambre, et tente de le rassurer.

  • Ne vous inquiétez pas, ils sont juste curieux.

Elle prend place dans un fauteuil, en désigne un autre dans lequel s'installe son visiteur, les fesses à l'extrême bord, son sac de cuir sur les genoux. Elle se demande ce qu'il peut bien contenir, tandis que l'homme entre directement dans le vif du sujet.

  • Vous savez qui je suis.

Ce n’est pas une question.

  • J'ai eu votre lettre.
  • Vous n’avez pas répondu.

Une sourde inquiétude le saisit soudain.

Et si ce n'était pas elle ? Si elle l'éconduisait en prétendant qu'elle n'a rien à voir avec lui ?

Mais elle dit gentiment :

  • C'est joli, Olivier.
  • Vous pouvez me tutoyer.
  • Ça va être difficile, on est des étrangers l’un pour l’autre.
  • Vous êtes ma mère.
  • J'ai un peu l'impression d'être une usurpatrice.

Elle hoche lentement la tête, et trouve enfin le courage de plonger ses yeux dans les siens. Il les a gris, plus foncés que ceux d'Aster, mais gris quand même.

  • Il ne faut pas voir les choses comme ça.
  • Vous m'en voulez, n'est-ce pas ?
  • Très honnêtement, je ne sais pas. En fait oui, je crois que je vous en veux.

Il assène avec une certaine brusquerie :

… J'ai logé dans votre ventre, j'ai connu l'intérieur de vos cuisses.

Elisabeth frissonne au souvenir du corps menu contre sa peau. Il tente de créer entre eux une intimité qu'elle ne souhaite pas. Elle décide délibérément d'éviter le tutoiement.

  • Vous comptez rester un peu ?
  • Je n’y ai pas réfléchi. Je suis arrivé hier au soir.
  • Vous avez pris une chambre à l’hôtel ?
  • Oui.
  • Lequel ?
  • Celui près de la mairie. Je ne savais pas qu’il y en avait plusieurs.
  • C’est une région touristique.
  • C’est vrai…
  • C’est là aussi que s’est installé Alex.
  • Alex ?
  • Alexandre Willau, le fils d'Aster. Aster est l'homme que vous avez vu tout à l'heure, le maître des lieux.

Il a la délicatesse de ne pas demander quel lien les unit et garde le silence, espérant sans doute une explication qui ne vient pas. Elle n'a rien à raconter. Prétendre que c’est pour son bien à lui qu’elle l’a abandonné serait un mensonge auquel elle ne se risque pas. Alors quoi dire ? Elle secoue la tête, imaginant malgré elle ce qu’aurait été sa vie si, avec Aster, ils avaient élevé cet enfant. Ils auraient sans doute fini par se détester.

… Je ne sais pas ce que vous voulez de moi.

Il s’abstient de dire qu’elle, en tout cas, n’a pas voulu de lui.

  • Ce qui me ferait plaisir évidemment, ce serait de comprendre les circonstances de ma conception, de ma naissance, et pourquoi...
  • Je suis désolée… mais non.
  • Je n'insiste pas. Je vous laisse mon numéro de téléphone. Si vous le désirez, on pourrait se revoir.

Il tend une carte de visite. Elle note qu’il est vétérinaire, sans y accorder véritablement d’importance.

Noé, qui jouait dans la chambre voisine, pousse la porte, dévisage l’homme et trottine vers Elisabeth.

  • C'est Noé, dit-elle en le prenant dans ses bras. Nous vivions ici avec les enfants d'Aster, mais ils ne sont plus là. Il ne reste que celui-ci, le dernier.

En prononçant ces mots, la culpabilité se mêle à la honte, de serrer ce petit garçon contre elle. Aussi le repose-t-elle à terre en le priant de s'en retourner d'où il vient. Elle reprend alors sa position face à celui qui est son fils, et ils se jaugent en silence. L'espace entre eux semble immense : la gêne d'un côté, l'incompréhension de l'autre. Ainsi cette femme est ma mère, songe Olivier. On dirait une madone, altière. Qui ne demande pas de pardon.

… Alors vous avez perdu vos parents.

  • Oui, de bonnes personnes. Vous avez lu ma lettre.
  • C'était mon souhait, je suis contente. Pas qu'ils soient morts bien sûr, mais qu’ils étaient de bonnes personnes.

Le silence se fait. Quand il a suffisamment duré, Olivier saisit la sacoche de cuir qu'il n'a pas ouverte, et se lève pour prendre congé. Après son départ, Elisabeth subit un flot de questions de ses colocataires.

  • Tu l’as vite éconduit, ton amoureux.
  • Il aurait pu boire l’apéro avec nous.
  • C'est un admirateur, ce bel homme ?
  • Alors Elisabeth, c'était qui ?
  • Mon fils.

Rachel manque de s’ébouillanter avec sa tisane. Elle reste un long moment, comme pétrifiée.

  • On dirait qu’il n’y a que nous, qui n’avons pas des vies palpitantes, résume Patricia.
  • Mais tu le sors d'où ? s'exclame Rachel, avec une absence totale de tact.
  • Comme tout le monde, de mon ventre.
  • Ah ben toi alors !

Le visage inexpressif d’Elisabeth dissuade l’une et l’autre de demander des détails. Il y a bien longtemps que Patricia s'interroge sur les raisons pour lesquelles cette jolie femme est restée célibataire, d’autant qu’elle a plutôt bon caractère. Elle la découvre aussi fermée qu'une huître, face à l'attaque d'un bigorneau-perceur. Rachel, quant à elle, ne parvient pas à déterminer si elle est offusquée, ou au contraire ravie, de constater qu’on peut être plus mauvaise mère qu'elle. S'il est surpris, Aster n’en montre rien et ne fait aucun commentaire. Il n’a pas pour habitude de s’immiscer dans les jardins secrets des autres.

Suite à cette entrevue, Olivier reste prostré dans sa chambre d’hôtel, à se demander s’il y a quelque chose à espérer, ou s’il vaut mieux s’en aller au plus vite. La journée se passe sans qu’il réussisse à prendre une décision. Le lendemain, il a la surprise d’un coup de fil d’Elisabeth, qui propose de le rejoindre. Elle a beaucoup hésité pour finalement admettre que, s’il est encore là, elle lui doit bien ça. Après tout, il a parcouru tant de kilomètres pour elle. Pour lui aussi, bien sûr.

Tandis qu'elle déambule dans les rues de la ville, elle a l’impression d’une présence derrière elle. Elle se retourne. Il n’y a rien ni personne. Pourtant, des pas sont calqués sur les siens, on accélère et on ralentit au même rythme. Une marche synchronisée. L’ombre de celle qu’elle était la suit.

Olivier sent Elisabeth moins lointaine, plus sereine, mais toujours pas disposée à lui conter son histoire. Elle met immédiatement cartes sur table. Elle l’accueille en son cœur comme son fils, à condition qu’on ne parle pas du passé. Peut-être un jour, ce n’est pas sûr. Par contre, elle le questionne sur sa vie. Il a une épouse et deux filles, Manon et Chloé. Elle est grand-mère. Il tend des photos, tirées du cartable qu’il avait apporté lors de sa précédente visite. Il avait donc projeté de les lui montrer à ce moment-là. S'est-elle révélée à ce point hermétique, qu’il n’a pas osé ? Elle en est troublée, et même un peu émue.

  • Manon a huit ans, explique-t-il. Je ne sais pas si je l'ai trop couvée, c'est ce que dit Jessica, ma femme. C'est une pré-ado parfois difficile. Chloé a cinq ans, elle est plus jeune bien sûr, mais elle est très différente. Je m'aperçois en les élevant, que c'est l’interaction entre notre caractère et celui de nos enfants qui donne un ocktail plus ou moins détonnant. Avec Manon, c'est une horreur, une lutte permanente pour le pouvoir. C’est elle qui gagne : elle sait comment me prendre. Elle est souvent arrogante et égocentrique, sans compter le reste, bordélique et, il faut bien le dire, un peu paresseuse.

Amusée, Elisabeth se reconnaît dans ce portrait.

…. Ma fille est adorable tant que l'on n'attend rien d'elle et qu'on trouve parfait tout ce qu'elle dit ou fait. À partir du moment où on la contrarie, c'est foutu. Mais je suis heureux de savoir qu'en dehors de chez nous, elle est appréciée et on me complimente sur son éducation. Cela dit, elle est intelligente, créative et parfois rigolote, plutôt débrouillarde.

Tandis qu’Olivier disserte sur Manon, Elisabeth se demande s'il en reste un peu pour Chloé. Elle n'a pas d’informations sur la cadette, et n’en réclame pas.

  • Je te les amènerai, si tu veux.
  • Pourquoi pas ?
  • Elles seront contentes de te rencontrer. Elles sont curieuses de savoir si elles vont voir un jour cette grand-mère inconnue.

Elisabeth ne sait pas quoi en penser, elle n’y croit pas vraiment.

C’est plus dérangeant qu’agréable, de savoir qu’on parle de vous chez des gens dont on ignore l’existence.

Quand elle regagne Raspaioun, elle constate qu’elle a déjà oublié l’âge de ses petits-enfants.

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