Le départ d'Alex
Depuis qu’Alex a quitté Raspaioun, Aster s’est mis en tête de débarrasser la grange. « Ça y est, je m’y mets », répète-t-il chaque fois qu’il passe devant. Mais cette fois, il s’y met pour de bon. Il ne prend pas la maisonnée en traître. Il a prévenu suffisamment tôt pour que chacun puisse faire l’inventaire de ce qu’il veut garder, avant le déblayage total. Les intéressés ignorent la menace, ou bien ils s’en foutent. Aster en déduit que tout est est inutile, ou carrément oublié. Il fait le compte de ce qu’il y a à évacuer : vélos, pneus, moteurs, outils, mobilier hors d’usage. Ainsi que le labo photo d’Alex. Il tombe sur un poste de télévision qu’il croyait avoir jeté ; Rachel, elle, met la main sur un lot de vêtements de bébé, chargés de souvenirs.
S'entasse sur la pelouse un énorme amas d’objets hétéroclites. Difficile d’imaginer que ce bric-à-brac tenait dans un si petit espace.
- C’est à nous tout ça, ou bien c’était déjà là avant ? demande Aster.
- Tu devrais le savoir. C’est toi qui es arrivé le premier, répond Rachel.
- Je n’en ai aucune idée.
- On pourrait vendre quelques trucs.
- Pas la peine, autant s’économiser du temps et du stress.
- Je parie que les vinyles valent une fortune.
- Tu parles !
- Et dans ce carton, ce sont des cadeaux qu’on m’a faits. Je ne vais pas les jeter quand même.
- C’est complètement idiot de vouloir les garder. On ne sait même plus qui les offerts.
- Moi, je m’en souviens.
- Tu n’avais qu’à y penser avant. Maintenant, je fais place nette.
Pour éliminer ce fatras, on a fait appel à un gros balourd, poilu et barbu, au ventre impressionnant, qui vient prêter main forte avec son camion. Il semble doté d’une force surhumaine et balance dans la benne tout ce qui lui tombe sous la main, sans effort apparent.
- Rien à voir avec nos gars, grimace Rachel, en fixant ostensiblement le colosse.
- Il ne te plaît pas ? On rêve pourtant d’un mec musclé non ? l’asticote Patricia.
- Un mec musclé, pas un type sur le point d'accoucher.
Quand Aster se redresse, le torse luisant dans sa chemise déchirée, Rachel ressent une émotion inconnue depuis longtemps. Les hommes suent et boivent en conséquence, ignorant la présence des femmes. Noé suit avec intérêt les opérations, en gambadant joyeusement. Il devient de plus en plus turbulent et tient Elisabeth éveillée jusque tard dans la nuit. Au matin il file rejoindre son père dans sa chambre. Attendrie, elle les découvre endormis côte à côte, le petit soudain calmé, leurs cheveux blonds emmêlés. Deux princes. Pour l’heure, le gamin refuse de lui laisser le moindre répit. Elle entend le frottement de ses bottines sur le sol, tandis qu'il la suit.
- Je veux que tu donnes de l'eau.
Elle l’emmène dans la cuisine et le soulève, afin qu’il puisse faire tourner le robinet. Puis elle le repose, en lui tendant à boire.
- Tu ne vas nulle part avec le verre. Alexandre s'est blessé comme ça.
- Comment il s'est blessé ?
Noé parle relativement bien. On ne comprend pas tous les mots, mais il fait de véritables phrases. - Il était un peu plus grand que toi, il buvait en courant, et il est tombé.
- Obé ? répète Noé.
- Quand il était petit.
- Il était petit, Aksandre ?
- Oui, il était petit. Tu n'étais pas encore né.
- Comme moi ?
- Le verre s'est cassé, il a toujours les cicatrices. On ne les voit presque plus, mais c’est ça, les marques autour de sa bouche.
- Je veux voir.
- Il n'est pas là, Alex.
- Il est où ?
- Je ne sais pas. Tu ne voudrais pas que ça t'arrive à toi ?
- Non, je ne veux pas.
- Alors reste tranquille !
Elle caresse les cheveux fins et bouclés. Bon sang, elle en aura passé du temps à s'occuper des gosses d'Aster ! Noé est surexcité. Il a peur de rater le départ du camion qu’il salue de la main quand il s'éloigne, avec tout en haut du chargement, la paillasse d'Alex. Aster est ravi, il considère avec satisfaction la grange désormais vide et son sol en terre battue. Il se réjouit de l’absence de fondations, qui en facilitera l'élimination définitive.
Dès que le véhicule disparaît dans le premier tournant, la cour semble étrangement silencieuse. Ne reste qu’un nuage de poussière.
— Une bonne chose de faite ? dit Aster.
— Dis donc ? Elle a l’air sacrément grande du coup, la grange.
— Il reste des trucs ?
— Non, tout est parti.
— On a fait vite.
Aster se souvient soudain qu’il a promis d’aller chercher sa fille pour l’emmener en ville. Il disparaît dans la maison pour se précipiter sous la douche et enfiler des vêtements propres. Pour une fois qu’elle lui demande de lui rendre un service, il est en retard. Elle fait les cent pas devant chez elle. Dès que son père arrive, elle monte dans la voiture sans un mot et allume la radio.
- Éteins, dit-il.
- Tu n’aimes pas la musique ?
Elle sait bien qu’il déteste ça. - Qu’est-ce que tu dis ?
- Tu es sourd.
À peine le temps de finir sa phrase, qu’il freine brusquement à cause d'un animal qui traverse devant eux. - Tu ne vois pas très bien non plus, on dirait.
- J’ai failli enquiller la bestiole.
- Arrête-toi ! s’écrie-t-elle soudain.
- Pourquoi ?
Elle se retourne, regarde longuement par la vitre arrière. Elle a cru que c’était son chat. Un espoir aussitôt déçu. - Laisse tomber. Ce n’est pas lui.
- Qui ?
- Personne... Je me suis trompée.
Aster n’insiste pas, surpris par la voix lasse et désabusée de Sophie. Il continue à rouler en silence et s’arrête au centre ville pour la déposer, avant de se garer sur le parking le plus proche. Pendant qu’elle vaque à ses occupations de son côté, il se balade un peu, puis monte l’escalier qui mène à la vieille ville, longe la ruelle bordée de maisons en pierre, passe devant l’église et la fontaine recouverte de mousse. Le village a l’air de dormir. Laissant la mairie sur sa gauche, il s’installe à la terrasse du café où Sophie ne tarde pas à la rejoindre. Elle s’assoit en face de lui, un peu gênée. Ils sont si rarement seuls. Ils n’ont jamais été proches, et c’est difficile de communiquer avec cet homme, qu’elle ne connaît pas vraiment. Leur relation est maladroite, aucun ne sait comment s’y prendre. Il se détourne légèrement, offrant son profil. Elle remarque que sa peau se parchemine. Malgré tout, il est encore d’une exceptionnelle beauté. Il se ride sans amertume autour des lèvres, sans regrets. Sa beauté n'est pas percutante comme celle d’Alex, elle est calme et sereine, elle coule de source. Chemise ouverte, chevelure négligemment défaite, il a cette éternelle nonchalance, avec une promesse hypothétique de feu sous la glace. La propriétaire des lieux s’approche, celle-là même qui marchait au bras d’Alex. Sophie n’en est pas surprise. Si elle a choisi ce lieu de rendez-vous, c’est précisément dans l’espoir de la rencontrer et de glaner des informations sur son frère. La femme leur offre un large sourire, elle a reconnu de loin le père de son amant. Quand elle apporte les boissons, elle demande, l'air de rien, s'ils ont des nouvelles d’Alexandre. Aster répond que non, et elle leur apprend qu’il est parti avec un ami, qu’il a séjourné un peu à Nuremberg, d’où il a envoyé quelques messages. Il est ensuite allé en Turquie. Depuis plus rien, et elle est inquiète. Il serait en Syrie, mais elle n’en est pas certaine. - C'est qui ? demande Aster, lorsqu’ils ne sont plus que tous les deux.
- Je ne sais pas.
- Elle a pourtant l'air de nous connaître.
- Une copine d’Alex, sûrement.
Sophie n’a toujours pas touché son verre. Aster termine le sien, et en commande un autre. La patronne ne revient pas. Celle qui prend le relais est une fille pas très jolie, mais avenante, en jupe noire et débardeur mauve, un piercing planté au milieu de la joue.
- Ce n’est pas un canon, dit Aster, en la regardant s’éloigner. L’autre avait vraiment plus de classe.
- Tu trouves ?
- Ta mère était belle.
- Ah ? fait Sophie, surprise.
- Eve ressemblait à Mona Lisa.
- Mais Eve n'était pas ma mère !
Les yeux dans le vague, Aster repense à cette épouse disparue, parée de l'aura indéfinissable des défunts. Il s’est recroquevillé. Ses vêtements ont soudain l’air démodés, trop grands. Il se sent ténébreux, veuf, inconsolé. Sophie ne se laisse pas émouvoir par celui qui ne sait même plus qui est qui dans sa propre famille. C’est à Alex qu’elle songe et son père enchaîne, comme s’il l’avait deviné :
- Je ne sais pas si j'ai envie de revoir Alex. Et puis, il est un peu dingue.
- Alex n'a jamais été dingue !
Ça ne dure pas longtemps, cet air chagrin. Il se redresse, retrouve sa posture de vainqueur.
- Je n'ai pas été un bon père. À ma décharge, je n'ai pas eu d'exemple. Je n’avais autour de moi que des femmes qui n’étaient pas à la hauteur.
Sa mère, revêche et acariâtre. Eve insatisfaite. Rachel, tyrannique et maniaque. Angélique, qui couche avec son propre fils. - Ce n'est pas une raison.
- Tu es la seule qui mets un peu de douceur dans tout ça.
C’est fou, cette association systématique de la douceur à la blondeur. Sophie y voit la confirmation qu’il ne s’est jamais préoccupé d’elle, qu’il n’a jamais pris la peine de comprendre qui elle est.
… Toi au moins, tu seras l’épouse parfaite pour un homme.
Décidément, c’est une obsession chez le père et le fils Willau.
… Ton mari a de la chance. Et quand tu auras des enfants...
- Je n'aurai pas d’enfants.
Sauf si Alex ne revenait pas, si je portais son petit.
- Moi non plus, je n’en voulais pas. On est pareils, toi et moi.
- Je ne veux pas être comme toi.
- Ceux de mon sang, vous êtes les seuls qui vous en foutez de moi. Mes compagnes m'ont aimé. Un temps seulement bien sûr, mais elles m'ont aimé. Mes amis aussi.
- Tant mieux pour toi !
- Allons-y, dit-il en éclusant un dernier verre. Tu rentres à la maison avec moi ?
- Ce n'est plus chez moi. En plus, je n’ai pas tellement envie de voir du monde,
- Je crois qu’ils sont tous de sortie. Il ne reste qu’Elisabeth. Tu lui tiendras un peu compagnie. Je te reconduirai après.
Elisabeth accueille l'arrivante, avec un plaisir manifeste. Sophie constate que, comme son père, elle vieillit avec élégance, elle n’a pas l’air aigrie ni abîmée par la vie. Aster les laisse en tête-à-tête, pour aller s'occuper de ses chèvres.
- Il n'y a que ses biques qui l’intéressent, soupire Sophie.
- Alors te voilà enfin ! coupe Elisabeth. Tu aurais pu venir de temps en temps. Tu es bien installée ?
Sophie fixe le visage soucieux qui la scrute, et lâche ce qu'elle a sur le cœur.
- Alex est parti.
- Ça y est ?
- Tu le savais ?
- Oui, il me l’avait dit.
- Tout le monde est au courant, sauf moi. Je compte donc si peu pour lui ?
Elisabeth ne trouve pas de mots pour la rassurer.
… Sur le chemin, dans la voiture, j’ai cru voir mon chat.
- Ah ! Tu l’as retrouvé ?
- Non. Il a disparu pour de bon. Comme Alex.
- Tu ne sais pas où il est ?
- Il serait en Syrie. Tu crois qu’il fait quoi là-bas ?
- Je ne sais pas Sophie, Alex est une énigme.
- Il avait changé, il était devenu inquiétant, taciturne, je ne le reconnaissais plus. La dernière fois, il m'a parlé de combat et de paradis.
- De paradis ? C’est surprenant en effet.
- Ça m’angoisse de ne pas savoir où il est, ni ce qu'il fait. J’y pense du matin au soir. Il n'était plus le même, il n'était pas heureux, il semblait tiraillé.
- Alex n'a jamais eu l'air heureux.
- Je veux qu'on me le rende !
- Il n'est pas à toi. Il est comme Aster, il n'est à personne.
Elisabeth repousse son assiette. C’est pénible de manger avec Sophie, qui vous épie comme pour vous culpabiliser. Elle a des habitudes alimentaires très particulières : le blanc de poulet doit être sans peau, soigneusement épongé dans une serviette en papier, les légumes bouillis, triés et longuement mâchés. Elle ne boit qu’avec une paille qu'elle transporte partout. Se nourrir ressemble à une corvée.
- Je suis amoureuse de lui, dit-elle.
- Comme moi d'Aster, soupire Elisabeth.
Ça lui a échappé. Elle n’a pas réfléchi, et regrette aussitôt. C'est la première fois que ces mots sortent de sa bouche, et c’est étrange de les prononcer, de les entendre.
Sans doute est-ce aussi le cas de Sophie. Ces confidences ne sont un secret ni pour l’une ni pour l'autre, mais elles ne les ont jamais formulées ouvertement. S’ensuit un instant de silence. Elisabeth ajoute :
… C'est pour ça que je peux te comprendre. Mais je ne saisis pas le rôle de Hugues là-dedans. Pourquoi l'avoir choisi, lui ? Pourquoi n'avoir pas préféré, au moins quelqu’un d’un peu plus amusant ?
- C'est Alex qui voulait.
- Il t'a manipulée à ce point ?
- Il ne m'a pas forcée.
- C’est ce que tu crois.
- Il n'a rien promis non plus ? C’est ma faute à moi, à personne d’autre.
- Rejeter la faute sur la victime, il sait y faire. Il a cette touche maléfique.
Cette impassibilité glaciale, cette froideur émotionnelle qu'il tient d'Aster.
- Je ne sais rien de ses désirs, de ses sentiments. Je ne sais même pas ce que je veux exactement avec lui.
- Il entretient cette confusion. Pendant que tu cherches quel sens donner à ce lien entre vous, il est en train de te broyer. J'ai vu comment il s’adressait à toi, la transformation de son visage, ses phrases assassines, ses remarques qui seraient passées inaperçues, s'il n'y avait cette lueur inflexible dans son regard.
- Alex n'est pas comme ça. D'ailleurs, je croyais que tu l'aimais bien.
- Oui, je l'aime bien. Mais la vérité, c'est que j'aime ce type d'homme insaisissable.
- Il avait promis de me protéger.
- C'est contre lui qu'il faut te protéger, votre relation est malsaine.
- Parce qu'il est mon frère ?
- Parce qu'il abuse de toi. Il est le marionnettiste et tu es sa poupée.
- Et si ça me plaît à moi ?
- C'est ça le problème, cette situation n'existe que parce que tu en es à la fois l’actrice et la réalisatrice.
Sophie déverse alors son amour et sa haine pour Alex, sa rancœur, sa souffrance.
- Il prétendait m'aimer au-delà de tout. Je n'ai jamais rien voulu autant que lui. Je n'ai jamais vécu quelque chose d'aussi beau, le grand bonheur si rare, la sensation de marcher sur l'eau, de vivre dans un éternel présent. Chaque fois qu'il me faisait l'amour, j'avais envie de pleurer. On n'a pas le droit de gâcher un amour comme ça. Il m'a oubliée d'un coup, et je voudrais tellement lui faire autant de mal qu'il m'en fait.
- Tu n’as plus d’importance à ses yeux, tu es devenue banale, inintéressante, alors qu'il est le centre de l'univers pour toi. Il t'a éloignée des amis que tu aurais pu avoir, et surtout d'un éventuel amoureux. Il t'a choisi un mari, il t'a liée sexuellement à lui, il n'a plus besoin de toi, puisqu'il te contrôle à distance. Même absent, il exerce son pouvoir.
- Je l'aime tant, ça m'effraie.
- Aimer est parfois une sacrée punition.
- Quitte à souffrir, il vaut mieux que ce soit d’aimer trop que pas assez.
Sophie pense à Hugues, à quel point la vie est terne à son côté. Elisabeth est frappée par l'abîme qui les sépare toutes les deux. Oui, il est préférable d'aimer. Mais tandis qu'elle, se nourrit de sa passion pour Aster, Sophie se consume dans la douleur que lui inflige Alex. Il est vrai qu’Aster est auprès d’elle, tandis qu’Alex est parti. Et il n’est pas certain qu’il revienne un jour.
- Comment ça va avec ton mari ?
- Mal.
- C'est triste, vous êtes tous les deux malheureux dans cette histoire.
- Si Alex n'est plus là, ça n'a plus aucun sens de rester avec Hugues.
- Ça en avait tant qu'il était présent ?
- Je suppose.
- Aujourd'hui, ton père a vidé la grange.
- Qu'est-ce qui lui a pris ?
- Je n'en ai aucune idée, une envie de se débarrasser du superflu.
- Et les affaires d'Alex ?
Sophie songe brièvement aux photos d'Angélique.
- Il a tout viré.
- Son lit aussi ?
- Il ne reste rien.
- Alors il ne me reste plus rien, à moi non plus.
- Il a l'intention de la démolir.
- Démolir la grange ?
- Oui, ça a l’air décidé.
- Mais pourquoi ?
- Je suppose qu'il veut élargir le parking.
- Ça n’a pas de sens, il n'y a plus personne ici.
Elisabeth hausse les épaules.
- Peut-être qu'il compte recevoir du monde, va savoir à quoi il pense.
- Il a rayé Alex de sa vie.
- Mais non, c'est son fils.
- Il l'a oublié, il ne veut plus le revoir.
- Qu'est-ce qui te fait penser ça ?
- Il me l'a dit.
C’est difficile de déchiffrer, sur le visage de Sophie, ce qui se passe dans sa tête.
- Que vas-tu faire ?
- Je n’aurais pas dû quitter Raspaioun. C’est le seul endroit où je me sentais bien.
- Pourquoi tu ne reviendrais pas ?
Sophie pousse un long soupir.
- Je ne peux pas.
- Bien sûr que tu peux.
Le temps, le temps que rien n’arrête.
Le temps passait mais Biboo ne parvenait pas à grandir. Il avait un ami qui s'appelait Tommy, et Tommy était celui à qui il tenait le plus au monde. Les parents de Tommy ne l'aimaient pas, ce qui le rendait malheureux : sa maman ne l'aimait pas et son papa non plus. Un jour qu'ils s’étaient arrangés pour l'oublier sur la banquette d'un café où ils étaient venus boire un verre, le cafetier les avait rappelés à l’ordre au moment où ils franchissaient la porte. Ils avaient couru à toute vitesse jusqu'au coin de la rue pour tenter de disparaître loin, très loin. Le cafetier avait couru encore plus vite et les avait rattrapés. « Pourriez-vous garder l'enfant ? » avaient alors demandé le père et la mère de Tommy, « quelques instants, quelques heures, quelques jours ? » Le cafetier avait refusé et leur avait remis Tommy dans les bras, avec la valise posée à côté de lui. Ne sachant quoi faire, ils avaient bien été obligés de le reprendre.
Tommy se débrouillait donc sans l'amour de ses parents, il était plus âgé que Biboo et il veillait sur lui. Il veillait si fort sur lui qu'il trouva à Biboo une famille aimante et décida de leur confier ce petit Biboo qui refusait de grandir. Biboo ne voulait pas de famille aimante, il voulait juste rester auprès de Tommy. Tommy laissa cependant Biboo à ses nouveaux parents, et disparut en disant qu'il allait à la guerre. Biboo était bien triste, mais il était très patient, et il attendait son moment.
Un jour, Biboo prit son baluchon et partit à la recherche de cette guerre. Il ne savait pas grand-chose de la guerre, sauf qu'on y mourait souvent. Il alla d'abord chez le coiffeur, il tenait à être bien coiffé pour mourir, il entassa trois slips, trois paires de chaussettes, trois tee-shirts et un pantalon. Il se disait qu'un pantalon suffirait bien assez pour ce qu'il avait à faire, mais pour le reste, il tenait à en changer. Le premier jour il enfila un slip, une paire de chaussettes et un tee-shirt sortis de son sac ; le deuxième jour, il les lava et mit un nouveau slip, une nouvelle paire de chaussettes et un nouveau tee-shirt ; au troisième jour, il laissa sécher les vêtements qu'il avait lavés, ainsi pourrait-il remettre des effets propres et secs au quatrième jour. Mais il n'y eut pas de quatrième jour. Biboo n'avait pas pensé à prendre à manger ; au matin du quatrième jour, il était devenu si maigre, si pâle, si translucide qu'il se transforma en libellule.
A force de voler partout, il réussit à la trouver cette satanée guerre, il aperçut Tommy et se posa enfin, apaisé, sur son épaule. Tommy regarda la libellule, si jolie, si douce, si attendrissante, qui se laissa capturer sans rien dire. Il lui arracha les ailes et l'écrasa du revers de sa main.
Sophie referme son cahier. Elle continue d’écrire des contes. Ils sont de plus en plus décousus et finissent toujours mal. Comme la plupart des contes, finalement. Ce petit Biboo si fragile qui recherche désespérément son frère de cœur, c’est elle avec sa folle histoire ridicule !

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