Un noël ordinaire

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  • Une femme aimable, réservée, un peu distante.

C’est en ces termes qu’Olivier parle d’Elisabeth à Jessica.

  • Tu es satisfait ? Tu ne regrettes pas ?
  • Non, bien sûr. Elle ne s’est pas mariée, elle n’a pas eu d’autres enfants.
  • Alors tu n’as pas de frères et sœurs. Enfin si, peut-être du côté du géniteur.
    Jessica reste un instant songeuse.

C’est probable d’ailleurs. Mais vu qu’elle ne t’a pas dit qui c’était.

  • Elle n’a pas voulu en parler. On a discuté de plein de choses, mais pas de ma naissance. Je n’ai pas constaté tellement de points communs entre nous. Pourtant elle fait partie de ma vie, et moi de la sienne.

Jessica ne partage pas cette vision des choses.

  • Chéri, elle t'a abandonné. Elle n’a jamais cherché à savoir ce que tu devenais.
  • J’ai envie de te la présenter.
  • Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. J'ai du mal à me dire que c'est quelqu'un de bien : elle ne t’a même pas donné un prénom.

Il se moque de son avis. Il ne l’écoute pas. Elle se demande si ce n'était pas mieux avant.

  • Les filles ont le droit de connaître leur grand-mère.
  • Je pensais que tu voulais juste la rencontrer. Pas que tu allais tous nous impliquer là-dedans.

D'autant qu'il n’a pas l’air plus heureux.

Il tient le morceau manquant du puzzle, mais il ne parvient pas à l’emboîter. Après avoir obtenu ce qui mobilisait toute son énergie depuis tant d'années, il n'en retire aucune quiétude. La vérité, c’est qu’il n’en a pas assez : on ne lui a pas dit ce qu’il voulait entendre. Elisabeth lui a opposé poliment et fermement une fin de non-recevoir. Dans une sorte de désinvolture, elle désavoue l’importance que tout cela a pour lui. Il admet néanmoins que, quand il a enfourché son cheval de bataille avec ses attentes démesurées, il a délibérément occulté, que cette mère de l'ombre avait pu se séparer de son enfant dans une grande solitude et une immense détresse. Le voir surgir brusquement de nulle part réveille peut-être des douleurs anciennes.

Le jour où Olivier était repassé à Raspaioun pour dire au revoir à sa mère, Aster, séduit par sa fraîcheur et sa spontanéité, lui avait fait visiter son domaine. Il l’avait également invité à revenir le voir plus tard avec sa famille.

  • Je ne sais pas si j’aurai le temps, avait objecté Olivier.
  • Tu le trouveras, petit.

Depuis, cette proposition le taraude. Même s’il se remet au travail avec acharnement et assure que tout va bien, Jessica n’est pas dupe de cette bonne humeur affichée. Elle devine qu’il ne va pas en rester là. On est en octobre. Alors que les vacances de la Toussaint approchent, se vérifie ce qu’a affirmé Aster et que redoute sa femme. Olivier annonce qu’il s’accorde quinze jours de congés, jusqu’au début de novembre. Il confie son cabinet à un de ses confrères, embauche une remplaçante pour Jessica, et entraîne son petit monde vers Raspaioun.

Dans la froideur de l’aube, on porte les fillettes ensommeillées dans la voiture. Au sortir de l'autoroute, ils se perdent et le couple se dispute dans une ambiance tendue. Jessica boude. Ça commence bien. Une fois complètement réveillées, les filles trépignent et manifestent bruyamment leur impatience. Ils s’arrêtent pour délasser leurs membres engourdis, et se détendent au bord d’un lac noyé de verdure. L'atmosphère s'apaise avec la tombée du soir, quand le vent léger dispense les parfums de la terre. Il reprennent la route et s’engagent enfin en cahotant dans le chemin, sur lequel on circule mieux à pied qu’en voiture. Ils sont arrivés.

  • Tu as raison, c'est vraiment paumé, maugrée Jessica.
  • On est où ? interroge Manon.
  • On sera bientôt chez votre grand-mère. C'est beau, n'est-ce pas ?

Olivier est enthousiaste, les autres beaucoup moins. Aster leur réserve un accueil chaleureux. Il convie Olivier et Jessica à prendre leurs quartiers dans la mezzanine, à côté de la chambre de Rachel, et conduit Manon et Chloé au grenier. Quand chacun a déposé son barda, ils se réunissent autour de la table de la cuisine pour souper d’une salade verte avec des tourtons. Des beignets croustillants garnis de pommes de terre, de viande et d'oignons, qu’Aster a préparés dans l’après-midi. Les filles paraissent intimidées. Jessica se montre polie mais distante, elle desserre à peine les dents. Elle observe. Elisabeth n’est guère loquace non plus, plutôt froide. Elle découvre cette famille, sans réussir à concevoir que c’est la sienne. Elle a beaucoup entendu parler de Manon, mais pas des problèmes de surpoids de Chloé, qui lui rappellent Lionel et la mettent mal à l’aise. La petite se goinfre de bonbons, de gâteaux, de jus d'orange qu'elle boit à la bouteille, et de confiture qu'elle engloutit à même le pot, avec ses doigts. C'est une brunette coiffée d'une queue de cheval montée haut sur le crâne, avec de fines mèches, qui encadrent gracieusement son visage, aux traits charmants et réguliers. Manon a des cheveux plus clairs, à la lisière du blond, qui lui grignotent les joues, un air boudeur qui ne la quitte pas, et une allure nonchalante. Elle passe ses journées allongée sur le canapé, malgré les exhortations d'Olivier pour la faire participer aux activités de la maison. Mais quelles activités ? se demande Elisabeth.

Après un début de cohabitation chaotique, chacun réussit à se positionner, la bonne humeur s'installe. Olivier remarque, en désignant le figuier :

  • Il n’était pas si grand la dernière fois.
    La terrasse ombragée dispose désormais d’un four en briques, en complément du barbecue qui avait jadis tant contrarié Antoine. Aster décrit par le détail, avec emphase et fierté, les différents aménagements réalisés. On croirait que c’est lui qui a tout fait. Il sort les pizzas fumantes avec une certaine théâtralité, et sert une part à chacun.
  • C'est trop cuit, pinaille Manon.
  • J'aime pas les anchois, chouine Chloé.
  • Elles sont compliquées, ces gamines, conclut Aster, qui ne comprend pas qu’on critique ses pizzas.

Pour compenser, Olivier et Jessica affirment qu'elles sont délicieuses. Dans la soirée, ils se rendent tous en contrebas, pour allumer un feu au milieu d'un cercle de grosses pierres. Ils se lancent dans de grandes discussions, ça fuse dans tous les sens, pendant qu’il font griller des guimauves, leurs silhouettes changeantes sculptées par la lune. Les rires se mêlent aux crépitements du bois. Aster sert de la bière et du vin, pendant qu’on déguste les confiseries roses et blanches piquées sur des bâtonnets. Manon entame une danse effrénée, à l’écart du groupe. Chloé, tranquillement assise, partage des friandises avec Ulysse, le compagnon à quatre pattes, tout juste adopté par Aster. Elle a noué avec l’animal une complicité, née de leur amour commun de la nourriture. Jessica l’observe, soulagée de voir sa fille sourire grâce à ce nouvel ami. La vie est revenue, la magie de Raspaioun opère. Olivier est sous le charme. Il découvre peu à peu ceux qui vivent ici : le couple improbable que forment Viko et Patricia, l’austère Rachel, Aster en maître incontesté des lieux. Et le petit Noé qui saute sur ses genoux, comme s’il le prenait pour un membre de la famille. Oh mon Dieu ! pense Elisabeth en regardant la scène, ces deux-là sont frères. Olivier note l'humour parfois involontaire de tous ces personnages, leurs écorchures, leurs fêlures visibles ou dissimulées. Il en apprend un peu plus sur sa mère dont il perçoit les contradictions, une femme à la fois distante et chaleureuse.

La quinzaine passe agréablement. Les Bechler profitent des derniers jours qui leur restent. C’est le soir. Ils devisent, les uns assis sur les marches du perron, les autres sur le banc appuyé contre le mur. Au terme de cette tiède journée d’automne la température s’est rafraîchie. On enfile un pull, on pose un lainage sur ses épaules.

  • Je suis une éternelle angoissée, dit Rachel. Dès que quelque chose se passe bien, je me dis que ça ne va pas durer et aller de travers.
  • C’est un peu comme être superstitieux.
  • Ou voir le verre à moitié vide.
  • Ce serait trop beau, si tout était toujours parfait.
  • Ça n’arrive jamais.
  • Quel verre est vide ? s'écrie Viko, soudain captivé par la conversation.
  • Vous vous sentez bien dans votre chambre ? demande aimablement Rachel à Jessica.
  • Très bien. Mais j’ai déplacé le lit pour avoir la tête au nord.
  • Il paraît que c’est mieux. À l'est ça donnerait de l'énergie. Au nord-est, ça rendrait ambitieux.
  • Ah voilà ! C’est tout à fait vrai. Je dors justement au nord-est, moi, dit Aster, avec un sens de l'orientation très aléatoire.
  • Toi, tu es à l'est.
  • Ah bon ?
  • Il suffit de voir où le soleil se lève le matin.
  • Le matin, je dors.
  • Je dirais qu’il est plutôt à l’ouest, Aster.
  • On préconise aussi un lit en bois, continue Rachel.
  • Pour quelle raison ?
  • Peut-être parce que les arbres sont source de bien-être.
  • Des conneries tout ça !

Elisabeth réajuste le plaid sur ses pieds. Un instant de silence. On entend seulement Ulysse qui ronfle bruyamment sous la table.

  • J'ai envie d'un thé, dit Jessica à Olivier, qui se lève pour le préparer.
  • Tu l'as bien dressé, ton mari, constate Patricia.
  • On s’est réparti les tâches. Il descend les poubelles. De mon côté, je fais en sorte qu’on ait toujours du café et du dentifrice. On travaille ensemble. J’ai accepté d’être son assistante, à la condition qu’il s’occupe bien de moi.
  • C'est un bon compromis.
  • Je trouve aussi.
  • Même si on rêve souvent d'un homme gentil et attentionné, j’ai plutôt un faible pour les machos, poursuit Patricia.
  • Quand tu parles de macho, tu penses à Viko ? plaisante Aster.
  • Il est le contraire de mes fantasmes. Mais je ne regrette rien, il a ses qualités.
  • Ça m’a surpris, que tu t’intéresses à lui.
  • C’est d’autant plus bizarre qu’il est aussi paresseux que toi, et que ça m’énervait à l’époque.
  • Je ne suis pas paresseux.
  • Si peu.
  • Je n'aurais jamais cru qu'un jour tu habiterais avec nous.
  • Avec mes goûts de poule de luxe, c'était peu probable.
  • Vous vous connaissez depuis longtemps ? s’étonne Jessica.

Aster regarde successivement Viko qui dort à moitié, Elisabeth qui fixe rêveusement l’horizon, et Patricia dont les yeux brillent par intermittence dans la lumière des appliques fixées à la façade, qui donne à sa chevelure des reflets tirant sur le prune.

  • Oui. Et vous, toi et Olivier, ça ne vous dirait pas de venir vivre ici ?

Elisabeth sursaute.

  • Pourquoi pas ? fait Olivier.
  • Des vétérinaires on en a besoin partout. Tu pourrais t'installer dans le coin, on vous logera, il y a assez de place. En plus, tu soignerais mon chien et mes chèvres.

Jessica, même si elle a l’air plus conciliante qu'à son arrivée, s'insurge violemment :

  • Tu n'y penses pas ! On ferait quoi du cabinet ?
  • Ça ne se vend pas, ces trucs-là ?
  • Ce serait totalement idiot.

Aster sent le ton monter et préfère changer de sujet.

  • Tu aimes les truffes, Olivier ?
  • Je n'en sais rien.
  • C’est tout ou rien. Certains en raffolent, d'autres détestent.
  • Dans ce cas, il ne me reste qu'à essayer.
  • Demain, je t'emmène avec moi. Tu vois ce chien en train de roupiller comme un abruti sous la table. C’est un chien truffier.
    Rachel s’esclaffe :
  • Un chien truffier ? Elle est bien bonne, celle-là !

Le jour suivant, Aster entraîne Olivier à la recherche de ce diamant noir, qui l’intrigue, depuis qu'on lui a certifié que son chien était capable de le dénicher. Il a hâte de vérifier si c'est vrai. Encore faut-il que l’animal coopère. Or Ulysse est fougueux, ni calme ni docile. Il se précipite vers n'importe quelle bestiole qui passe. Ou bien, c’est Aster qui ne sait pas le canaliser.

  • J’essaie de faire son éducation, explique-t-il. Il suffit de l’habituer à la truffe.
  • L’habituer ? Comment ?
  • C’est assez simple. Tu en mets dans sa gamelle, ensuite dans ses jouets. Tu les caches et il doit les chercher.
  • Mais ça coûte horriblement cher !
  • On prend de l’arôme de truffes, voyons, pas des vraies. Tu vas m’aider à le dresser.
  • Moi, je ne fais que les soigner.

Ulysse se promène allégrement, secouant son collier de velours, orné de pierres blanches. Il sautille, court ventre à terre, revient en arrière, sans se soucier des injonctions d'Aster.

  • Tu lui as lancé des trucs tout à l'heure, tu l'as amusé et tu l'as énervé. Bordel Olivier, tu dois bien savoir comment le faire obéir !

Ils atteignent le sommet d'un coteau, une pente abrupte couverte de ronces. De là-haut, on embrasse l'horizon. Olivier s'inquiète d’une clôture qu’il hésite à franchir ; Aster, lui, est contrarié à cause de terriers creusés par des lapins qui, eux aussi, raffolent des truffes.

  • C’est la saison au moins?
  • Je ne sais pas trop. La meilleure période, c'est mi-décembre à mi-janvier. Si tu as envie qu’on y retourne, tu n’as qu’à venir pour Noël.
  • C’est possible. Il faut que je demande à Jessica. Elle a finalement l'air de se plaire ici.
  • Ce n'est pas gagné, déclare Aster avec un clin d’œil.
  • Tu as pourtant réussi à la séduire.
    Aster hausse les épaules, avec une feinte modestie.
  • Tu n’as pas faim ? demande Olivier.
  • Si, il est temps de rentrer. Tu sais quoi ? On va acheter des truffes au marché, on dira que c’est nous qui les avons ramassées.
Les vacances achevées, Olivier s’en repart avec les siens. La vie reprend son cours habituel. Jusqu’à ce que Rachel annonce son déménagement. Elle a longuement médité les propos de Carrie Braccassi sur la dépendance et cette peur de retrouver sa liberté. Au terme de cette réflexion, elle a choisi de prendre son destin en main. Ce destin a pris les traits d’un médecin, rencontré au cours d’une réunion de parents d’élèves. Passionné de sport, il l’a convertie au jogging. Voilà donc Rachel, qui méprisait ceux qui courent sans raison, en train de jogger avec plaisir. Ce qui déclenche l’hilarité générale. Indifférente aux sarcasmes, ou peut-être exaspérée, elle s’est décidée à sauter le pas avec son nouveau compagnon. Aster ironise : « Rachel est comme une tique qui croise un humain : elle se jette sur le premier venu. » C’est si totalement gratuit et injuste qu’Elisabeth le soupçonne d’être jaloux. Pour sa part, c’est plutôt un soulagement. Elle n’aura plus à affronter les allusions déplacées ni les questions insidieuses. Car Rachel, en bonne comptable, a fait ses calculs. Olivier avait une douzaine d’année quand Elisabeth est arrivée avec Blanche et Lionel. Il y a quelque chose de choquant à délaisser son propre enfant pour élever ceux d’une autre.

C’est ensuite au tour de Viko et Patricia de quitter la maison. Ils veulent se rendre en Espagne.

  • Pourquoi l’Espagne ? désapprouve Aster.
  • Il y fait chaud.
  • Mais il fait chaud ici aussi !
  • Et parce que Patricia a de la famille là-bas.
  • C’est nouveau ça !

Le ton est acide, même s’il est à deux doigts de pleurer. Dès leur départ, Raspaioun lui semble désespérément vide. Il passe une partie de la matinée avec Noé, fait une sieste, puis se consacre à peindre dans sa galerie. Les bruits familiers lui manquent, la vie s’en est allée. Il propose à Noé d’allumer la cheminée. C’est une première, elle n’a jamais servi. Elisabeth habille chaudement le petit, noue une écharpe autour de son cou, et père et fils s’en vont ensemble chercher de quoi faire du feu. Ils reviennent avec du bois humide. La cheminée tire mal et la cuisine se remplit de fumée. Ça le fait rire, Noé.

  • On fait le feu.
  • J’essaie, mais je ne suis pas très doué.
    Une flamme hésitante danse dans l’âtre, et tous deux restent à la regarder. Quand elle s’éteint, Noé est déçu.
  • Il fait froid.
  • Oui, il fait froid.
    Décidément, Aster ne parvient pas à se réchauffer.
    Comme si ces départs successifs ne suffisaient pas, Angélique l’informe qu’elle passera Noël avec son fils. Après Rachel, Viko et Patricia, perdre Noé lui est insupportable. Et c’est avec une certaine hargne qu’il demande :
  • Tu t’es trouvé un mec ?
  • Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
    Il en déduit qu’elle a effectivement trouvé quelqu’un.

Voilà, Noé est parti. L’hiver s’installe. L’automne, avec ses couleurs sublimes, cède la place à des teintes argentées. L’air est glacé. Le long du chemin de terre qui mène à la maison, les arbres ont perdu leurs feuilles et les branches nues frissonnent. Le givre s’incruste sur les vitres. Raspaioun s’est figé. Reste à Aster l’espoir qu’Olivier viendra.

Et puis, un matin, le téléphone sonne. C’est lui. Il arrive. Quand Aster raccroche, son cœur bat plus fort. Il attend jusque tard dans la nuit. Alors que le silence pèse comme un manteau trop lourd, des voix s’élèvent au loin. Des pas, des rires, des cris. Olivier est là, avec femme et enfants. L’effervescence, la chaleur sont revenues. Chacun retrouve sa place. Aster respire. Ce Noël tiendra finalement ses promesses.

Le jour précédant le réveillon, ils se rendent tous dans la ville voisine, fermée aux voitures pour laisser déambuler une parade. Placés en rang d'oignon au bord de la route, ils regardent les chars se succéder. Elisabeth n'aime pas ça. Mais ce sont ses petites filles. Elle peut bien faire l’effort de s’intéresser au gros Obélix, au Petit Chaperon Rouge, au grand méchant Loup, à la Belle avec sa Bête et à Mary Poppins. Les gamines sont enchantées, occupées à suivre l'interminable cortège, ou le nez levé vers le ciel où les étoiles tracent des sillons lumineux. Après le défilé, ils entrent dans une église admirer une crèche avec des santons. En plus de la Sainte Famille, du bœuf, de l’âne, des rois mages et des bergers, des villageois traversant un pont au-dessus d’une rivière bordée d’arbres, semblent s’animer sous leurs yeux. Un Noël insolite, et pourtant ordinaire. Une famille tout à fait banale, mais Elisabeth est la seule à savoir quels véritables liens les unissent. Au retour, ils mangent des tartines du rabassier : des lamelles de truffes arrosées d’huile d’olive, sur du pain de campagne grillé. Manon et Chloé préfèrent des biscottes, recouvertes de pâte à tartiner. Il y a un sapin décoré spécialement pour elles, sous lequel seront déposés les cadeaux. Un appareil photo, des bijoux et des livres, destinés à Manon. Pour Chloé, ce sera un tour de potier, un kit de fabrication de savons, et la paire de sandales qu'elle a repérée un peu plus tôt en ville. Le soir venu, Elisabeth monte au grenier et lit une histoire aux enfants. Elle n'a pas l'habitude. C'est un conte écrit par Sophie, dans lequel deux fillettes turbulentes, kidnappées par leur baby-sitter, découvrent un monde fantasmagorique, tout droit issu des délires de Lewis Carroll. Elle ne sait pas dans quelle mesure le récit est apprécié. Peu importe, les filles s'assoupissent rapidement, épuisées par la journée. Leur grand-mère les scrute dans leur sommeil, le visage poupin de Chloé, celui de Manon qui a enfin perdu son air boudeur. Elle les trouve jolies, mais ne ressent aucune émotion. Cela la conforte dans le bien-fondé de la décision prise jadis. Toutes deux ressemblent trop à Jessica pour l'attendrir. Olivier, par contre, a des traits communs avec Aster. Certes, il n'a pas hérité de son exceptionnelle beauté et de son incomparable élégance, cependant il y a dans ses gestes et ses attitudes des détails qui ne mentent pas. Elle se demande si Aster va un jour être interpellé par certains indices et une correspondance de dates. Il est tellement impénétrable, qu'il est impossible de savoir s’il se pose des questions, ou si cela le troublerait d'apprendre qui est vraiment cet Olivier, qu'il a si spontanément adopté. Elle tire la porte, descend l'échelle de meunier, puis l'escalier qui mène au salon.

  • Elles dorment ? demande Jessica.
  • Oui, elles avaient l'air fatiguées.
  • Tant mieux, elles seront en forme demain.

Olivier sourit avec, dans le regard, quelque chose qui s'apparente à de la reconnaissance. Si Jessica ne croit guère en l'amour d’Elisabeth pour ses petites-filles, lui ne semble pas en douter.

A Noël, c’est dinde farcie, gratin d'épinards et omelette à la truffe. Ils boivent différents vins, et le repas se termine par les treize desserts auxquels tient particulièrement Aster. C'est Ange qui lui a parlé de cette coutume provençale, inspirée de la Cène. Bien qu’il n’ait aucune conviction religieuse, il apprécie cet amoncellement de douceurs. En souvenir de son vieil ami, il insiste pour servir des fruits, du nougat, du chocolat, de la confiture et la pompe à l'huile, parfumée à la fleur d’oranger. Il faut déguster un peu de tout pour s’assurer la chance et le bonheur dans l'année à venir. Les gamines sont déçues, elles espéraient une bûche, sans laquelle Noël n'est pas vraiment Noël. Leur mère promet de leur en confectionner une le lendemain.

Les fêtes sont terminées. Le séjour touche à sa fin. Il est temps de se dire au revoir. Chloé serre Ulysse contre elle, les yeux brillants, avant de monter dans la voiture.

  • Une future vétérinaire, remarque Aster avec un sourire.
    Olivier observe sa fille, puis le chien, et lance :
  • Dis donc, on a oublié d’aller aux truffes.
    Aster grimace légèrement.
  • On n’a pas eu le temps. De toutes façons, j’ai merdé avec le chien. Il n’est pas encore au point. Tu vas devoir revenir.
    Son regard se voile d’une soudaine inquiétude.

… Vous serez là pour mon anniversaire, hein ?

  • Ce serait une bonne idée, appuie Elisabeth, attristée par cet accès de mélancolie.
  • Ça te fera quel âge ? demande Olivier.
  • Soixante-quatre.
  • Tu es vieux, grogne Manon.
  • Pas tant que ça, réplique Aster, un brin agacé.

Raspaioun est redevenu désert et muet, et c’est avec soulagement qu’Aster accueille le retour de Noé, après les festivités. Avec Elisabeth, ils ne sont plus que trois. Les lieux ne résonnent plus que du babillage continu du garçonnet. Aster l’écoute distraitement pendant qu'il s'absorbe à sa peinture. Il peint à la maison maintenant. Avant, c’était plus facile. Quand la maison bruissait d’éclats de voix et de rires, ça évitait de ruminer. Maintenant qu’ils se sont tous évaporés, il est seul à tenir le cap, gardien inutile de cet endroit qui a perdu son âme. À quoi peut bien servir son talent, puisqu’il n’a plus rien ni personne à épater ? Désemparé, il erre sans but. Le soir, il va, à pas feutrés, jusqu'à la couche de son fils, dépose un baiser sur le front du petit, qui dort désormais dans une chambre à lui, les bras rejetés en arrière, son fin visage luisant dans l'obscurité. Il se demande comment lui-même était à cet âge. Noé se souviendra-t-il de son enfance ? Lui ressemblera-t-il ? Ce serait bien s'il avait un peu plus les pieds sur terre. Cet enfant calme aux yeux clos, comme il est beau ! Il est le rempart contre la vieillesse qui le guette.

Mais ce n’est pas le moment de baisser les bras. C’est bientôt son anniversaire. Il prévoit d’organiser une réception à la galerie, une occasion d’exposer ses nouvelles œuvres. Contre toute attente, il a considérablement progressé dans sa peinture, au point de recevoir une critique favorable dans le journal local, qui salue ses compositions simples, presque naïves, aux couleurs vives. Auparavant, il ne peignait que la nature et les saisons, dans une veine contemplative. Puis, au milieu de ces paysages, il a glissé la ferme d’Ange et la silhouette d’un vieil homme, marchant aux côtés d’une chèvre blanche. Récemment, il s’est attelé à la réalisation d’une série de portraits. Les formats sont plus petits que ceux qu’il a l’habitude d’utiliser. Ce sont les visages des gens qui ont peuplé la maison. Il les a stylisés, accentuant les particularités de chacun, une approche qui prouve qu’il porte à ceux qui l’entourent plus d’attention qu’on pourrait l’imaginer. Il termine par celui d’un enfant blond. L’été approche. On est au milieu du mois de juin, quand Angélique passe la porte de la cuisine, pénètre dans le salon où se tiennent Aster et Elisabeth, et balance directement, sans se donner la peine de saluer :

  • Je récupère Noé.

Aster ne comprend pas immédiatement le véritable sens de ces mots.

  • Bien, fait-il simplement.
  • Je quitte la région, naturellement je l’emmène avec moi.

Cette fois, le message s’impose clairement. Aster tente d’encaisser sans perdre pied. Cet intrus qui dérangeait tant, dont personne ne voulait, c’est un crève-cœur de le voir partir.

  • Tu ne vas pas le reprendre maintenant, depuis tout ce temps qu’on l’élève.
  • Noé est mon fils, il vient avec moi.
  • Mais moi je suis son père. Et je n’aurais aucun droit?

Son regard s’accroche à celui d’Elisabeth, comme s’il attendait d’elle un avis ou un conseil. Il a l’air si totalement perdu qu’elle hasarde :

  • Je ne sais pas, je suppose que si.
  • Je suis bien son père, Angélique ?
  • Crétin !

Elisabeth trouve aussi que c’est idiot de douter que ce blondinet si gracieux soit bien de lui. Aster ne réalise pas ce qui lui arrive. Il espérait accompagner l’enfant jusqu’à l'âge adulte, il imaginait l'aider à franchir le cap de l'adolescence, cet obstacle longtemps hors de portée, qui disparaît aussitôt qu’on l’a atteint. Il voulait tellement expliquer tout cela à son fils. Après tout, même en mauvais père, il est aussi compétent et légitime qu’Angélique. Pourtant il sait profondément, et depuis longtemps, que Noé est perdu pour lui.

  • Tu t’en vas bientôt?
  • Dans deux mois environ.
  • Alors il peut rester avec nous jusque là.
  • Il faut qu’il s'habitue à moi.
  • C’est malin d’y penser seulement maintenant !
    Il marque une pause avant de continuer :

Tu seras encore dans le coin pour mon anniversaire. Tu pourras venir avec le petit. Je fais un truc à la galerie.

Angélique acquiesce silencieusement.

Il espère avoir réussi à grappiller cette infime faveur.

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