Chapitre IV (1/2)

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Je le revis quand même, mais de loin ! Quand les Lointains montèrent sur scène, après le repas de noces, le silence se fit et la magie nous emporta. Ils jouèrent une histoire d’amour impossible et de voyage au-delà des mers, une histoire de haine ancestrale et de bonheurs perdus, c’était à la fois très doux et très puissant, comme les contes de mon enfance. J’étais fascinée, je les regardais de toutes mes oreilles et si, pour l'occasion, ils s’exprimaient en champarfaitois afin d'être compris de leur public, ils gardaient un accent très fluide, mélodieux comme une symphonie.

Le fameux Orcinus n’était pas au centre de leur jeu, contrairement à ce que son attitude m'avait laissé croire. Au contraire, il était assis dans un coin, au pied de la scène, il semblait prendre des notes tout en discutant avec une dame d’un certain âge, dont les gestes et les vêtements étaient Lointains mais dont la peau sombre et les yeux de jais laissaient deviner des origines incertaines. Je les observai aussi discrètement que possible, surprise de voir des gens si différents de nous mais qui, pourtant, semblaient sereins et cultivés.

J’avais encore beaucoup de questions en tête lorsque le rideau retomba sur la scène, mettant fin à la représentation. Les invités applaudirent, les Lointains quittèrent les lieux silencieusement quelques minutes plus tard, et mon père nous envoya nous coucher, Suni et moi. Les festivités étaient terminées pour nous, et je pus enfin me délester de mon habit qui m’oppressait depuis des heures…

C’est ainsi que je survécus au mariage de ma sœur. En plus, il eut une conséquence inattendue et bien agréable : Ruti quitta définitivement notre chambre-grenier. Et la paillasse s’avéra bien plus confortable pour deux que pour trois ! Notre père dormait dans la pièce à vivre, à l’étage en-dessous, au plus près de ses livres bien-aimés. Alors Suni et moi pouvions prendre nos aises dans notre perchoir.

C’était petit, mais bien aménagé. Notre chambre était blottie sous les toits d’une tourelle, à l’est du château. Les murs étaient ronds comme un cocon, les fenêtres étaient étroites, secrètes, contrairement à l’immense baie vitrée qui baignait de lumière le reste de notre appartement. Nous disposions de deux petits bureaux, d’une grande bibliothèque et de quelques poupées qui nous avaient regardées grandir les unes après les autres. Nous menions une vie simple, loin des trépidations de la Cour, pourtant au cœur même du château.

Notre père vivait en solitaire, même si j’avais parfois l’impression d’entendre des chuchotements, des frôlements, certaines nuits… Comme si quelqu’un s’invitait, parfois, dans la chaleur de ses bras. Mais le matin, quand je me réveillais, il était toujours seul, toujours souriant, toujours exigeant. Et il nous attendait toutes les trois pour nos leçons du jour.

Car il avait insisté pour que Ruti, même mariée, continue à s’instruire. Son époux avait haussé les épaules, convaincu de l’inutilité d’une telle lubie pour une femme, mais il n’avait pas osé refuser une demande du précepteur de la famille royale… Alors la journée, nous étions toujours trois, serrées sur la banquette familiale, à écouter les enseignements paternels.

Un jour, j’osai poser quelques questions sur les Lointains. Mon père sourit, me désigna leur île-capitale sur un atlas, me raconta leur vie tissée de mots et d’embruns. « Ces Hommes sont nés de la mer, ils forment des villages flottants avec leurs bateaux et ils arpentent le monde pour jouer du théâtre ou de la musique. Ils ne quittent jamais l’eau, ne dorment jamais sur la terre. Ils sont fiers, instruits, énigmatiques. Et ils ont toujours fait rêver les autres peuples ; surtout les jeunes filles ! Car ils sont beaux, libres, insaisissables… Ils veillent sur les arts comme les Asclépios veillent sur les sciences. Et comme eux, ils passent entre les guerres comme d’autres entre les gouttes, parce qu’ils ne s’en mêlent jamais. La guerre, mes enfants, est la pire invention de l’humanité… Ici aussi, il n’y a pas si longtemps, il y a eu la guerre. »

Je répondis que cela me rappelait un conte, dans le grand livre que m’avait offert Maman… Mais Ruti, inflexible, me coupa dans mon élan. « Ah non, tu ne vas pas recommencer avec cette vieille histoire ! Il est mort noyé à cinq ans, ton satané prince, si tant est qu’il ait jamais existé ! Arrête de rêver… Ce n’est pas ça qui fait bouillir la marmite. Moi, au moins, j’ai trouvé un mari qui peut nous aider financièrement. Et toi, à quoi tu sers, à part être une charge pour ta famille ? »

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