Chapitre XVII (1/2)

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Le lendemain matin, je n’en menais pas large. J’avais passé une nuit épouvantable, allongée sur le pont entre deux gigantesques bouts* aux allures de serpents, tétanisée par le froid autant que par l’angoisse au fur et à mesure que nous quittions la quiétude désertique des côtes d’Héliopolis. Le vent était chargé d’humidité et de torsades et j’étais transie de froid dans ma tunique. Jadis blanche, la transparence de celle-ci se teintait désormais de goudron noir et de terre rouge… J’étais pitoyable et épuisée. Et quand je fis mon entrée dans le réfectoire, vidé de sa vaisselle et de ses habituels ripailleurs au profit des figures solennelles et silencieuses du Conseil des Cinq, je n’avais qu’une envie : m’enfuir à toutes jambes.


Muraena trônait au centre de la pièce avec des allures de reine exotique. A sa droite se tenaient Rutila et Alexandrius, le conteur. A sa gauche, je vis le sourire bienveillant de Salmus et le regard fané, clairvoyant, d’une dame âgée que je ne connaissais pas. Je restai debout, raide comme au tribunal. Et après quelques secondes, Muraena prit la parole.


« - Bonjour, Lumi. Bienvenue au Conseil des Cinq. Avant de commencer, sais-tu ce qu’est cette instance ?

- Euh… Non.

- Bien. Le Conseil des Cinq prend toutes les décisions importantes, celles qui engagent l’ensemble de la tribu. En mer, c’est Rutila qui dirige. A terre, c’est Salmus. Mais certaines décisions sont trop importantes pour reposer sur les épaules d’une seule personne. Dans ces cas-là, elles sont prises par le Conseil des Cinq. Il en existe un sur tous les bateaux des Lointains. Il y a toujours quatre membres élus, deux hommes et deux femmes, et un membre de droit, qui est la personne la plus âgée du bord, homme ou femme. Tu connais déjà Rutila, Salmus, Alexandrius et moi. Et voici Aurata, notre doyenne. As-tu compris ?

- Oui, Muraena.

- Bien. Nous parlons tous le champarfaitois, nous allons donc pouvoir échanger dans ta langue. Si certains propos ne sont pas suffisamment clairs pour nous tous, Alexandrius traduira. Notre décision sera celle de l’ensemble de la tribu. Soit tout le monde accepte de te donner l’asile, et tu vivras avec nous, parmi nous, comme nous, définitivement. Soit le Conseil refuse, et il te faudra partir. Tu as le droit d’être écoutée sans être interrompue, de poser autant de questions que tu veux sur le Conseil, et de solliciter le scribe.

- Le scribe ?

- Squalus. Il tient notre journal de bord, consigne les naissances et les décès… Tout ce que tu vas nous dire restera confidentiel, à moins que tu ne souhaites le contraire. Dans ce cas, nous ferons venir le scribe. Comprends-tu ?

- Oui… Merci. Mais ce n’est pas la peine.

- Bien. Alors, nous t’écoutons. »


J’avais le cœur comme une symphonie dissonante et la poitrine au bord de l’insuffisance respiratoire. Mais j’entrepris de tout leur raconter. Champarfait. Ma mère qui s’était consumée à force de se plier à des coutumes qui n’étaient pas les siennes. Mon père qui m’avait enseigné tout ce qu’il avait pu, y compris en cachette. Leur serment solennel de ne jamais rien révéler. Mon adolescence sans histoires ni intérêt, à l’ombre de ma sœur cadette fiancée avant moi. Mes livres bien-aimés dévorés dans l’embrasure de la fenêtre de nos appartements. Le palais royal tissé d’ombres et de faux-semblants. L’héritage qui avait changé ma destinée sans crier gare. Les craintes murmurées de mon père qui avait tout compris avant moi. Le sourire froid et protocolaire de la reine régente le jour de mes noces. Le bel uniforme de Rotu qui prenait la lumière pour mieux cacher ses ombres. Mes rêves ridicules teintés de robes de bal et d’entente conjugale. La première nuit. Les autres nuits. Le masque qui cachait avec tant de naturel la brutalité des ses instincts dès que nous étions en public. Ma fuite hasardeuse dans l’inconnu de la nuit. Et puis les pas de la patrouille, la sécurité de cette caisse, et mon réveil le lendemain, quand il était déjà trop tard pour faire demi-tour.


Puis je me tus.





* Un bout (qui se prononce "boute") est un cordage, quel que soit son usage. Ce terme est utilisé sur les bateaux, car le mot "corde" est tabou dans la marine... Les bouts désignent donc les drisses, les écoutes, les aussières, les amarres...

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