Chapitre XX (1/2)

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J’avais bien d’autres choses en tête que les amours supposées de mon voisin de cale. Puisque dès le lendemain, j’avais rendez-vous avec mes petits élèves pour ma première matinée de classe. Et je n’en menais pas large !


J’avais un trac d’enfer, malgré la présence encourageante d’Alexandrius, et mon cœur dansait une valse endiablée dans ma cage thoracique. Je fis tomber ma craie, me cognai à un coin de table en reculant pour la ramasser… Une vraie Demoiselle Catastrophe ! Mais je décidai d’en rire, expliquant à grands renforts de gestes et de mots Lointains plus ou moins bien choisis que j’avais deux mains gauches et que nous allions bien nous amuser pendant les cours.


J’eus alors la surprise de voir leurs frimousses s’éclairer de sourires aussi larges que le détroit de Champarfait. Un petit garçon frêle, auréolé d’une tignasse de cheveux noirs et d’un regard aigue-marine, se leva gentiment pour ramasser la craie et me la tendit avec un air tout timide. Une petite fille malicieuse, qui n’avait pas cessé de bavarder avec sa voisine depuis l’instant où elle était entrée dans la sainte-barbe, se tut et se leva comme un ressort pour venir déplacer la table, poussant de toutes ses forces contre le meuble, joues rouges et tresses folles. Deux minutes plus tard, j’avais tout l’équipement et toute la place dont j’avais besoin. Et huit petites paires d’yeux me fixaient avec bienveillance. Décidément, dès le plus jeune âge, les Lointains apprenaient à faire passer le collectif avant l’individuel, et à aider qui en avait besoin.


Résultat, mes débuts d’enseignante se passèrent mille fois mieux que tout ce que j’avais pu craindre. Mes élèves étaient un peu agités, car il n’était pas dans leur nature de rester assis à l’intérieur alors que l’immensité de l’océan était à portée de main. Mais ils étaient attentifs, pleins d’imagination, curieux des histoires que je leur racontais, du pays d’où je venais et de la nature qui les entourait. Je dus adapter un peu la pédagogie très classique de mon père, faite de leçons et de grammaire, pour miser sur les légendes et récits qui irriguaient leur culture depuis des siècles. Je leur fis jouer quelques scènes littéraires (préalablement adaptées à leur âge), inventer des histoires, imaginer les aventures d’un baleineau qui avait perdu sa mère…


Au fil des jours, je me rendis compte que je m’amusais au moins autant qu’eux. Et que je me sentais de mieux en mieux dans ma nouvelle vie.


D’abord, parce que j’étais cent fois moins nulle avec les enfants qu’avec un couteau de cuisine, ce qui me donnait l’occasion de me sentir vraiment utile et de participer à la vie de la communauté, autant que pendant les manœuvres collectives en mer. Ensuite, parce que je commençais à m’exprimer presque correctement et que mes erreurs, mes mimes et mes périphrases étaient prétextes à des échanges pleins de rires et de complicité avec l’ensemble de la troupe. Je n’avais pas encore vraiment d’amis, mais je m’entendais bien avec tout le monde.


J’arrivais à tenir des conversations simples, même si la musicalité de la langue me donnait encore du fil à retordre ! Mais je saisissais toutes les occasions possibles pour apprendre : les livres de la bibliothèque, les échanges avec mes élèves, les leçons avec Alexandrius, les repas au réfectoire…


Et heureusement que je pouvais communiquer plus largement qu’avant, car mon interprète officiel ne se montrait pas beaucoup. Je passais mes matinées à l’école et mes après-midis sur mes livres de Lointain. Orcinus commençait ses journées quand je finissais les miennes, et restait dans les coulisses du théâtre mobile jusqu’au milieu de la nuit. Nous ne nous croisions presque jamais.


Un soir, je m’étais accoudée au bastingage pour boire une tisane aux algues en regardant les étoiles. La nuit était vibrante, venteuse, vivante, j’entendais au loin les spectateurs qui discutaient sur le quai à l’issue de la représentation, et tout autour de moi, les bateaux-lits endormis qui se balançaient très doucement dans les eaux calmes du port.


Soudain, arrivant des ombres du navire, dans mon dos, deux mains se posèrent fermement sur mes bras et je sursautai comme une folle. Mon cœur se changea en boule de feu, mes nerfs se tendirent comme des écoutes* dans la tempête. Je fis un bond en avant, tentant instinctivement de m’échapper, laissant tomber ma tasse et manquant de chuter moi-même par-dessus bord tant mon sursaut était violent et incontrôlé.





*Les écoutes sont les cordages qui permettent de régler les voiles en fonction du vent et de l'allure du bateau.

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