II. Le visage fou

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« Le roi de l'hémisphère Nord, mon frère aîné et ennemi, Idâr Monetep, fils d'Izula la Vengeresse, a prit le pouvoir sur les terres de Glace quelques jours après l'assassinat de feu notre mère, duquel nous soupçonnons être l'auteur. Et pourtant, nous nous sommes aperçus avec étonnement que plus de neuf légions de nos soldats lui étaient fidèles, et se sont enfuis vers la cité de Lajara, situé au coeur de la toundra de l'hémisphère Nord. J'ai beaucoup de mal à me rappeler quelle affection nous avons éprouvé, mon frère et moi, l'un pour l'autre durant notre jeunesse. Depuis la scission de notre famille, je n'espère qu'enfin le revoir et faire tomber sa tête dans le sable d'un coup de sabre. Cette guerre, et la mort de Sa Défunte Majesté Izula Monetep, a précipité nos relations dans un abîme noir comme le vide étoilé qui entoure le Dernier Monde. »

Extrait de Mon frère et moi-même, par Sa Majesté Tisgarî Monetep.

 Une odeur de soufre et de moisissure parvint aux narines d'Ontis lorsqu'il reprit conscience. Sa gorge était sèche et sa langue rapeuse, ses yeux étaient rendus aveugles par un épais bandeau de tissu solidement noué autour de sa tête. Ses mains étaient entravées par des cordes solides, ramenées dans son dos. Il était assis sur un sol poussiéreux et froid, et se rendit compte que sa tunique avait été déchirée par endroit, car il sentait l'air se faufiler dans le vêtement. Il tenta de se remémorer les évènements qui avaient précédé sa chute dans les ténèbres, mais une barrière floue s'était formée entre le présent et le passé. Sa tête, à l'endroit où l'objet métallique l'avait frappé, le faisait terriblement souffrir, et une migraine semblait ronger son esprit. Où suis-je ? se demanda-t-il, effrayé. Qui l'avait donc assomé, alors qu'il retournait chez lui ? Le souvenir revint peu à peu, et il se rapella le messager royal, l'arrivée du Prophète Talhasu, les cris des habitants d'Akerid. Puis sa conscience fut noire, et apparurent les deux yeux vert perçant, sous les bandeaux de toile et de tissu. Ces prunelles qui brillaient, comme un avertissement. Un avertissement, mais contre quelle menace ?

 Des bruits de pas face à lui coupèrent net ses interrogations. Il entendit le cliquetis d'un trousseau de clef, le bruit d'un mécanisme, et le léger grincement d'une lourde porte aux gonds bien huilés. Et les pas s'avancèrent, feutrés, la démarche de l'inconnu était souple et avait quelque chose de félin. Le bandeau l'empêchant de voir, Ontis sentit son coeur palpiter et un frisson remonter sa colonne vertébrale. L'homme invisible parut s'en rendre compte car il laissa échapper un petit couinement qui ressemblait à un rire. Il attrapa violemment le jeune homme par la nuque, qui émit un glapissement surpris, et le souleva du sol. Ontis faillit retomber, ses jambes faibles et ankylosées, mais l'autre le rattrapa, le saisit par l'épaule et le força à avancer. Le jeune homme fit quelques pas, ses pieds désormais nus rencontrant la surface lisse et glacée d'un sol de pierre. Poussé par son ennemi invisible, il marcha quelques minutes dans ce qu'il pensait être un couloir, compte tenu de la résonnance des murs. Puis l'homme ouvrit une nouvelle porte, le bouscula à l'intérieur, et referma.

 Ontis s'écrasa au sol, déstabilisé, et sa tête percuta la pierre. Il sentit du sang jaillir de sa lèvre inférieure, qu'il s'était sans doute ouverte d'un coup de dents. Il se sentit pathétique, mais avant tout perdu et faible. Oui, d'une faiblesse sans égal qui lui donnait mal au crâne. Un soupir amusé le fit sursauter, et il se rendit compte qu'il n'était pas seul dans cette nouvelle salle.

 Quelques pas vers lui retentirent, et une main saisit son menton ensanglanté, le relevant vers un visage qu'il ne voyait pas. Ontis serra les dents, frissonnant de peur.

 « Oh, mais tu ne devrais pas craindre autant ce que tu ne peux voir, siffla une voix mélodieuse et juvénile, qui interloqua le jeune homme. À ton avis, qui t'a blessé ? Qui t'a fait du mal, qui a répandu couler ton sang ? C'est toi mon garçon, nous ne t'avons rien fait. »

 Ontis voulut répondre, mais un filet de sang s'écoula de la commissure de ses lèvres, et il ne put que cracher le liquide écarlate. L'homme devant lui pesta, et relâcha son menton, qui retomba sur la pierre. Les mains liées, le détenu ne pouvait pas se redresser, et sa position était fort humiliante.

 « Regarde ce que tu as fait, Ontis, tu as taché mon écharpe ! s'exclama l'autre d'une voix consternée. Tu sais pourquoi tu es ici, mon garçon ? Tu sais pourquoi tu as été jeté dans comme un chien à mes pieds, pourquoi tes mains impures ont été attachées ? Traître ! Traître ! Tu as trahi ta nation, fils de bâtard ! Regarde tes beaux yeux dans le miroir ! Ne sont-ils pas magnifiques ? Un bleu si pur, pur comme l'eau des sources, dans les montagnes ! Ahiii, l'eau qui ne coulera jamais dans le Désert Infini ! »

 L'homme à la voix enfantine avait poussé un cri terrible, chargé de tristesse, comme s'il sanglotait. Mais sa voix, qui par moments déraillait, ne parvenait à dissimuler la folie qui l'habitait. Toujours est-il que je suis à sa merci, songea Ontis, apeuré, se tortillant au sol pour s'éloigner de son ennemi.

 « Qui es-tu, Ontis ? demanda le fou. Tu n'es rien, un traître, un lâche. Tu as tué la Souveraine, tu l'as tué ! Tu as voulu tuer ton frère ! Tu es le responsable de cette tuerie, celle qui brûle les forêts centrales, qui abat des centaines de nos hommes chaque jour ! Qui es-tu pour causer autant de dégâts, Ontis ? Tant de chagrin...

 — C'est faux, je n'y suis pour rien ! hurla Ontis, tout en recrachant un peu de sang. Moi aussi je veux la fin de cette guerre ! Mon père est mort pour l'hémisphère Sud, et je n'ai pas de frère !

 — Non, Ontis, non, tu n'as pas de frère, geignit l'inconnu. Mais quand j'ai vu tes yeux... On m'avait dit que tu avais ces yeux... Bleus comme la glace, j'ai cru... J'ai cru que tu étais le traître, l'infâme, celui qui sert le roi du Nord... Mais tu empestes la vérité. Rien n'est plus vrai que ce que tu viens de dire, Ontis. Un méhdou comme toi... Il aura le coeur plus pur que l'eau des sources, les yeux plus bleus que la glace primaire... »

 Ontis voulut demander de quoi il parlait, mais la main de son interlocuteur se plaqua sur sa bouche, et il tenta de mordre, mais au simple contact des doigts de l'homme invisible, ses mâchoires semblaient avoir été paralisées.

 « Si tu es Lui, Ontis, oh comme nous aurons fait une grande erreur. Ontis, tu serais cette homme, non, cet élu, le demi-dieu de Mohoraq... J'étais plus aveugle les paupières ouvertes que toi les yeux bandés, Ontis ! On m'avait parlé de tes yeux, je les ai vus, et pourtant... J'ai cru, Ontis. Que mes Dieux me pardonnent ! »

 Cette fois-ci, il sanglotait réellement, perdu dans les méandres de sa folie, et Ontis en profita pour rouler sur lui-même, se mettre à genoux et se redresser d'un élan de hanches. Il sentit le souffle saccadé de l'homme face à lui, qui s'arrêta de pleurer. Le prisonnier sentit son regard se poser sur lui. Lentement, le fou dénoua le bandeau et le fit tomber par terre. Ontis cligna des yeux à plusieurs reprises, avant de s'habituer à l'étrange pénombre de la pièce. Le visage face à lui était noir, et de gros yeux brun et blanc roulaient dans leurs orbites. La barbe mal taillée qui couvrait le menton de l'homme était tachée de poils blancs, signifiant un âge au-dessus de la quarantaine. Mais sa voix, si aigüe, comme celle d'un adolescent, c'était sa voix qui avait le plus perturbé Ontis. La voix d'un fou. Un tatouage ocre en forme de deux croissants de lune l'un face à l'autre avait été réalisé au centre du front ridé du fou. Celui-ci arborait désormais un sourire étrange, dévoilant quelques dents pourries, et d'autres faites d'or.

 « Je ne peux que croire, Ontis, déclara-t-il en haletant presque. Mais je ne me trompes pas, cette fois. Tu l'es, du moins pour moi. Je suis Feshedia, je suis le Parleur déchu. Personne ne souhaite plus la mort du roi du Nord que moi. Après tout le mal qu'il a fait...

 — Feshedia, il me faut partir d'ici, souffla le jeune homme, plus confiant à présent. Ma capture a été inutile, je veux rentrer chez moi. »

 Le visage fou du Parleur déchu se releva, ses yeux exorbités tournés vers le plafond obscur de la pièce. Puis, il se posèrent à nouveau sur Ontis, et le sourire réapparut.

 « Non, Ontis. Tu as entendu le messager, comme moi, comme les miens... Il doit arrêter la guerre, il doit faire gagner le roi Tisgarî ! Je suis persuadé que tu es Lui. »

 Le détenu se tut, comprenant alors à quoi le fou faisait allusion depuis le début de leur discussion. Il pense que je suis le Prophète Talhasu, songea-t-il, surpris. Mais il est fou ! Un fou ne peut exprimer des choses aussi vraies. C'est impossible.

 « Je ne suis pas cette personne, vous vous trompez ! s'exclama Ontis. Vous l'avez vous même dit ! Comment un méhdou pourrait être le sauveur de Mohoraq !

 — Mais les yeux... La légende, Ontis, elle annonce ta venue. »

 Feshedia se tut, se redressa, et marcha jusqu'au fauteil poussiéreux qui trônait au fond de la pièce. Il s'assit en croisant une jambe au-dessus de l'autre, et releva le menton d'un air de défi. Lorsqu'il s'exprima, sa voix avait changé, prenant un accent plus noble.

 « Meliet, emmenez-le dans la bibliothèque ! héla-t-il, alors que deux hommes tout en muscles, sans doute postés derrière la porte depuis le début, pénétraient dans la salle et s'emparaient brutalement d'Ontis. La lecture lui fera du bien. »

 Le jeune homme se laissa faire, et ses yeux bleus de glace rencontrèrent ceux du visage fou. Avant que la porte ne se referme, il lui sembla voir Feshedia tressaillir, et retomber mollement sur le côté.

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