Premiers Jours

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——

Tempo mezzo

Il y a, entre Nous et Vous, tout un paradis d’attentes.

Lorsque le soleil cogne trop obliquement contre la peau, il n’est pas toujours aisé de lui offrir le profil qui lui siérait le mieux. On hésite. On s’essaye à lui présenter sa face la plus joviale et bien souvent l’on trébuche…

Mais nous, nous n’essayons plus. Nous avons choisi il y a bien longtemps de lui rendre au centuple ce qu’il nous prenait de toute façon !

De chairs, de poils et de plumes… Vêtus de mille couleurs, des rubans les plus doux et des étoffes les plus rugueuses… Nous te donnons nos corps et nos âmes, méchant astre fumant !

Mais laisse-nous de la joie…

Et va au loin répandre la puanteur de tes flammes…

I.


Nous cheminions — depuis combien de temps déjà ? — nous cheminions avec fougue vers les territoires perdus de la Fugue ! Progressant comme sur un fil tendu entre deux abysses, nous avancions crânement. À notre gauche, la mer sombre et froide ; à notre droite, la forêt chaude et nimbée de lumière. Au milieu une langue infinie de sable fin. C’était comme longer deux océans qui ne s’épousent jamais.

Nos pieds reposaient nus contre le sable. Et il chantait à mesure que nous vivions contre lui !

Aux premiers jours, il était léger et souple. Il épousait nos pieds et les embrassait à chacun de nos pas !

Il était si pur… sa peau était d’un blanc immaculé. C’était comme marcher sur une terre de nacre.

Et le soleil lui-même lui jalousait sa Lumière…

II.


Aux premiers jours, Mer et Forêt nous offraient sans compter de quoi plaire à nos songes !

Aux premiers jours, Mousse et Nuages se tordaient en tous sens pour combler nos moindres désirs !

Nos cheveux hirsutes dansaient au-dessus de nos crânes échauffés.

Les cornes grattaient les cieux…

Nos jambes et nos sexes poilus frottaient le sable qui à son tour s’émoustillait de nous voir.

Les sabots claquaient le sol…

Aux premiers jours, Mer et Forêt jouaient de la lyre et soufflaient dans des flûtes pour applaudir nos ébats !

Aux premiers jours, Mousse et Nuages se donnaient comme des nymphes pour nous les offrir !

À mesure que nous marchions, le monde se modelait selon notre Désir !

À toute heure et en tout lieu, c’était notre Joie qui donnait le la !

La poussière tout le temps nous obéissait et donnait vie à nos fantasmes… Et pour cela elle nous aimait !

Lorsque, tôt le matin, l’envie nous prenait d’accompagner le ciel dans son éveil par un large festin, le sable se pliait à nos caprices…

La tablée était garnie alors !

Et ce qui coulait entre nos doigts n’était plus ni sable ni poussière…

Mais du vin, de la viande, du beurre et du miel !

Et celui qui s’enivrait le plus était encore le Ciel !

En ces temps-là, nos fourrures nous servaient de nappes et nos sabots de cymbales !

Et nos gorges, comme des cavernes profondes, faisaient vibrer nos rires jusqu’au fond des cieux infinis !

Et notre peau n’était vêtue que de la peau de l’autre…

Et nos yeux n’étaient chez eux que dans ceux de l’autre…

Et nos cœurs très bas !

Au creux des cavernes.

Et nos verges très haut !

À la cime des cieux.

III.


Entre deux festins. Entre deux banquets. Dans ce temps infini qui sépare une béatitude d’une autre, nous cheminions, marchant avec allégresse contre le sable qui imitait notre tempo. Nous nous sustentions des fruits mûrs qu’il nous donnait sans compter.

Et le jus que nous laissions couler de nos bouches trop gourmandes faisait germer des mondes…

Dans ces moments qui étaient comme des torpeurs de sorties d’extase, nos yeux vagabondaient entre Mer et Forêt, comme des enfants dont l’attention ténue oscille entre père et mère.

Et en ces moments-là, nous ne pensions rien.

À dire vrai, nous pensions si peu… C’était toute la beauté de notre vie ! Ne pas penser. Ne plus penser ! Jamais.

Car penser c’était encore se rapprocher…

Et en ces moments-là, nous ne pensions rien.

Moins encore que d’habitude.

Car d’habitude, pendant les festins, nous pensions encore à l’autre… nous pensions encore à nous repaître de nous-mêmes.

Nous pensions au moins à la faim qui nous tenaillait.

Mais une fois repus, il ne nous restait plus rien à penser.

Et peut-être était-ce cela la véritable extase…

Car penser c’était encore se RAPPROCHER !

IV.


À l’orée de la Forêt, sur le bord de la Mer…

À la chaleur de la Mousse, à la douceur des Nuages…

Il n’y avait plus d’ennemi.

L’Ennui lui-même s’en était allé. Car il n’y avait plus rien à faire.

Il n’y avait plus d’ennemi, car il n’y avait plus rien à faire valoir.

Lorsque, par un après-midi lourd, nous nous décidions à quitter l’ombre des bois ou bien la fraicheur de l’eau pour affronter les rires assourdissants du sable, nos âmes se cabraient toujours davantage.

Nous reprenions la route. Malgré le soleil qui cognait le chemin…

Et les plumes contre nos jambes et sur nos bras épousaient le vent qui nous poussait !

Mille couleurs habillaient nos corps qui se jouaient même des saisons !

Et nos pieds étaient des serres prêtes à agripper Dieu à la gorge…

S’Il daignait sortir du sable !

V.


Le long de nos jambes, une chaleur infinie montait jusqu’au nid duveteux de nos âmes.

Et dans la caverne insondable de notre espérance…

Nous guettions Son arrivée.

Combien de temps avions-nous cheminé ? Trop longtemps déjà ? Pas assez surtout !

Loin ! Loin l’astre funèbre et fumant ! Loin l’astre funèbre et fumeux !

Pour nous la Fuite ! Pour lui la Poursuite !

Et jamais il ne nous aura.

Jamais il n’aura nos plumes, nos poils et le goût de nos chairs !

Toujours en mouvement. Nos banquets étaient ambulants, et nos ébats nomades.

Et les belles nymphes que le sable nous offrait s’épuisaient si vite qu’il nous fallait toujours lui en demander davantage !

« Demander »… Exiger !

Nous prenions du Sable comme nous prenions les nymphes.

Sans consentement.

Le monde était là.

Dans notre esprit.

Et tout était à prendre.

Tout était à…

Lumière ocre — « CESSEZ ! Démons de pacotilles ! Tourmenteurs de poussières et racleurs d’égouts ! Cessez ces jérémiades qui n’honorent pas même la fange sur laquelle vous festoyez ! »

Une voix. Venue du fond des cieux sombres.

Une voix sans fond ni sans fin.

Une voix sombre tirant les cieux par le fond.

La rupture. Comme un tonnerre venu rompre le ciel.

Un choc. Comme un éclair venu étouffer notre fiel !

Les Va-nu-pieds — « Hors d’ici, gouffre fumant ! Tu n’as pas ton pouvoir près de cette eau si douce… Lâche-nous ! Personne ne veut de toi ici.

Lumière ocre — Vous êtes si bêtes que vous n’avez pas même l’entendement de qui vous poursuit… »

Et comme cela, d’un geste, notre sérénité fut rompue.

Partant du fond du Bois qui était notre ami, des mains vaporeuses s’emparaient de nos joies simples et les serraient à la gorge.

Les nymphes s’étiolèrent. Elles disparurent. Balayées par une volonté fourbe ! Écrasées par le Soleil ocre qui frappait de toute ses forces contre nous !

Et pourtant il se dissimulait…

Lumière ocre — « Le temps manque pour vos enfantillages ! Il nous faut avancer ! Or, on ne progresse jamais qu’à la vitesse du plus lent d’entre nous…

Il VOUS faut AVANCER !

Les Va-nu-pieds — Nous avancions très bien avant que vous n’arriviez, astre de malheurs !

Lumière ocre — Vous n’avancez pas. Vous tournez en rond. Vous ne voyez pas que vous faites du sur-place ?

Allez ! Mettez-vous en marche pour de bon… Avant que je ne m’énerve !

Les Va-nu-pieds— De tous tes enfants, pourquoi faut-il que tu t’acharnes contre nous ? À croire que quand nous ne sommes pas là, il n’y a plus rien qui tourne par chez toi…

Lumière ocre — CESSEZ ! »

Le Sable, ô notre ami de jadis ! Ce Sable qui avait comblé jusqu’alors nos moindres désirs, se tordait en tout sens désormais.

Sa blancheur était un souvenir… Il prenait maintenant une teinte aussi brune que les flammes de l’autre…

Une poudre de nacre jadis… une farine de safran désormais.

Il n’y avait plus ni nymphe ni miel. Tout cela était perdu.

Il ne restait plus qu’une large tour de sable qui nous surplombait.

Nos Plaisirs évaporés… Notre Devoir plus turgescent que jamais.

Lumière ocre — « Vous êtes aveugles. Vous ne voyez que la chair et les os. Vous ne voyez pas plus loin que le bout de vos verges ! Vos yeux sont à ce point dans les ténèbres que vous ne parvenez pas à comprendre que je suis venu armé seulement d’un miroir…

Il n’y a pas de Lumière ici…

Seulement la phosphorescence trouble de vos âmes en perdition.

Et croyez-moi bien.

S’Il était là… Il n’y aurait pas d’aube pour vous.

Seulement les Ténèbres faites corps.

Réjouissez-vous. La fin n’a pas encore sonné pour vous.

Les Va-nu-pieds — Mais si vous dites vrai, et que vous n’êtes pas Lui… Qui êtes-vous ?

Et que faites-vous là ? »

La tour s’ébranlait petit à petit.

Et le pic immense se fondait peu à peu en un pauvre tas misérable.

L’ocre aveuglant s’effaçait progressivement.

Et le monde prit une teinte bleu pâle…

Comme celle d’un crâne éclairé par la lune.

Lumière ocre — « Sachez que la Lumière n’est pas ici. Il vous faudra la chercher pour la trouver.

Je vous laisse là… je vous offre le monde tel qu’il est.

Avancez, désormais. »

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