L'oiseau de nuit

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Elizabeth Allister, dite "Lizzy", se tenait dans l'encadrure de la porte du Salon Pourpre, sa petite silhouette encore dissimulée dans l'obscurité. Ses boucles brunes cascadaient sur ses maigres épaules. Pour vêtement, elle ne portait qu'une ample chemise de nuit et allait pieds nus. L'esprit de l'enfant était en proie au doute, ne sachant si elle devait pénétrer dans la pièce ou retourner dans sa chambre.

Mère était affalée dans le grand fauteuil rouge, des cernes violets s'étirant sous ses yeux sombres. Son regard était aussi éteint qu'une bougie sans cire et aussi terne qu'un tableau sans couleurs. Ses longs cheveux étaient relevés maladroitement sur sa nuque laiteuse et de nombreuses mèches indisciplinées s'échappaient de son chignon. Sa robe était noire comme la nuit et elle ne portait aucun bijou par respect pour son deuil. Car Lady Allister mettait un point d'honneur à observer strictement l'étiquette dans toute sa rigueur, bénéficiant du plus grand respect du voisinage.

Lizzy regarda tristement les nombreuses bouteilles jonchant la table. Qu'en penserait leur entourage ? Il y en avait de toutes dimensions et de toutes couleurs. La petite fille ne comprenait pas l'attrait des adultes pour cet étrange breuvage qu'était l'alcool. Un soir, lorsque le monde était plus gai, elle avait trempé sa langue dans un fond de verre abandonné durant une réception donnée au manoir. L'odeur était aussi épouvantable que le goût et l'avait fait grimaçer. Comment pouvaient-ils boire ce breuvage ? Pourtant, depuis l'enterrement de Ginny, Mère ne pouvait plus s'en passer. Plus d'une fois elle avait surpris les domestiques la soutenant jusqu'à sa chambre au petit matin. La dame, d'ordinaire si bienséante, titubait en les insultant d'une voix sourde. Une fois mise au lit, elle ne tardait pas à sombrer dans un profond sommeil.

Lady Allister était devenue un oiseau nocturne, ne sortant de ses appartements que bien après le crépuscule. Malgré son jeune âge, Elisabeth avait parfaitement compris que la vie de sa mère n'était plus qu'une éternelle fuite en avant. Comme un vampire, elle se cachait de la lumière du jour. Son cercle de relations, dont elle était si fière, ne l'intéressait plus. Lord Allister, son mari, disparaissait de plus en plus longtemps mais cela ne la préoccupait guère. Quant à Lizzy et sa sœur, c'était comme si elles étaient mortes elles aussi.

Du haut de ses onze ans, la petite Lizzy portait également le deuil. Grâce à Dieu, elle ne devait porter cette couleur déprimante que dix mois, contrairement à sa mère qui devait s'acquitter de huit mois de plus. Si on lui avait demandé son avis, elle aurait répliqué qu'elle n'approuvait pas cette coutume. Comment pouvait-elle rester positive si ses robes lui rappelait tous les matins la mort prématurée de Ginny et Victor ? Elle serra ses petits poings sur le tissu de sa robe de chambre, les larmes aux yeux. Que ce monde était cruel.

Elle pénétra timidement dans le Salon Pourpre, uniquement illuminé par quelques chandelles mourantes. Avec une si faible luminosité, tout le faste de la pièce était invisible. La pluie battante tambourinait avec force contre les vitres des grandes fenêtres. À son arrivée, Mère ne bougea pas et ne leva pas les yeux. Comme d'habitude, elle était totalement indifférente à sa présence. Lizzy se racla la gorge et se jeta à l'eau.

— Mère ?

Aucune réaction. L'enfant se vit dans l'obligation d'insister.

— Mère, je dois vous parler.

Les yeux rouges de Katherine fixaient obstinément le grand tapis de laine, perdu dans de mélancoliques songes. Une bouffée de colère submergea Lizzy. Elle en avait assez. Cela faisait des mois qu'on l'ignorait. Était-ce trop demander que d'avoir un peu d'attention de la part de ses géniteurs ? Elle s'avança et agrippa farouchement l'épais jupon de la lady.

— Ils vont encore revenir !

Lizzy secoua le tissu sombre, des larmes de colère et de peur roulant sur ses joues roses.

— Vous m'entendez, Mère ? Ginny et Victor sont encore dans le manoir !

À l'évocation des prénoms des disparus, un éclair de lucidité illumina le regard de Mère et ses épaules furent parcourue d'un long frisson. Elle se pencha en avant et attrapa un verre de crystal dont elle vida le contenu rubis d'une traite. Son silence et cette façon qu'elle avait d'éviter le regard de sa fille donna un effroyable sentiment à cette dernière. Elle était incapable de l'expliquer mais à cet instant, Lizzy sut que sa mère le savait parfaitement. Alors, tout sembla clair dans l'esprit de la fillette.

Aussi loin que remontait sa mémoire, Mère n'avait jamais refusé un verre de vin lors de soirées mondaines. Mais cela n'était rien en comparaison de sa consommation actuelle, qui ne rencontrait plus aucune limite. Se pourrait-il que Katherine Allister soit victime des mêmes visions qu'elle à la nuit tombée ?

Aussi fragile que l'aile d'un papillon englouti par la gueule avide d'une chauve-souris, la lueur s'éteignit et mourut dans l'obscurité des pupilles de Lady Allister. Elle s'en était allée à nouveau. Lizzy craqua et se mit à frapper de ses poings les jambes de sa mère en hurlant des paroles incompréhensibles. Katherine avait trouvé une échappatoire au plus profond de son esprit tourmenté, là où la petite Lizzy ne pouvait la suivre. Aussi immobile qu'une statue de marbre, elle ne réagissait pas au déchaînement de fureur de sa fille. La réalité rimait avec souffrance, il était bien plus doux de s'abîmer dans les méandres de son imagination. Là où ses enfants vivaient encore.

Lizzy ignorait depuis combien de temps elle s'acharnait sur les jupons de sa mère. Le chagrin, la peur et le manque de sommeil mettaient ses nerfs à rude épreuve. Sa gouvernante lui avait maintes fois répété, qu'une jeune fille de son âge devait savoir se tenir en toutes circonstances. Néanmoins, elle refoula ses cours de conduite dans le néant et laissa libre cours à ses angoisses. Si elle ne pleurait pas et n'hurlait pas, son esprit allait se briser comme une statue de verre.

Des mains puissantes arrachèrent la fillette à cette violente altercation, la tirant rudement en arrière et l'obligeant à quitter la pièce. Les joues rouges de colère, Lizzy se débattit pour s'échapper, en vain.

Lady Allister ne sursauta même pas lorsque la porte du Salon Pourpre claqua sèchement.

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