Le Lord fuyant

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La main de Lord Allister tenait fermement le fragile poignet de sa fille cadette. Lizzy avait mal et se débattait comme un beau diable pour échapper à cette impitoyable étreinte. À bout de nerfs, Archibald posa ses grosses mains sur les épaules de la fillette et s'agenouilla pour la regarder bien en face. Il secoua durement l'enfant et lui cria dessus pour mettre fin à sa crise.

— IL SUFFIT, ELISABETH !

Sa voix était si sèche qu'elle calma d'emblée la fillette. Elle resta tétanisée sur place, les bras le long du corps, l'air bien misérable avec ses cheveux en bataille et ses joues humides de larmes. On aurait pu se noyer dans ses yeux bleus. Le hall parut soudainement bien silencieux. La tempête illumina le corridor d'une lumière blanche et le tonnerre résonna au loin, menaçant. Lord Allister poussa un profond soupir de fatigue.

— Ta mère est... très malade.

Elisabeth ne souffla mot et observa le visage anguleux de son père. Le chagrin avait rendu ses tempes grissonnantes et plusieurs poils de sa moustache étaient devenus blancs. Les rides autour de ses yeux s'étaient creusées et sa bouche n'était plus qu'une fente impassible dans un visage abattu. Sa veste de brocart émeraude était imprégnée d'une émanation de cigare.

Bien cachée sous cette effluve désagréable, elle discernait une autre odeur. Une fragrance aux notes épicées et ambrées. Lizzy fronça les sourcils. Quelque chose clochait. Cherchant désespérement ses mots, Lord Allister ne remarqua pas que sa fille ne l'écoutait pas vraiment.

— Ces derniers mois ont été particulièrement pénibles pour elle. Nous devons lui laisser du temps. Et lui laisser de l'espace.

L'enfant s'essuya la figure de sa manche, les lèvres encore tremblantes.

— Est-ce que tu peux faire ça pour moi, Lizzy ?

Elle hocha lentement la tête, toujours intriguée par cette étrange parfum. Elle savait qu'il y avait un élément louche derrière cette nouvelle senteur. C'était l'odeur du mensonge. Mais quel secret voulait cacher son père ?

Le visage de Lord Allister s'adoucit et il se releva. Avec reconnaissance, il tapota ses boucles brunes.

— Tu es une bonne fille. Maintenant, monte te coucher.

Elle posa un regard suppliant sur lui.

— Père, je ne veux pas retourner dans ma chambre.

— Pourquoi cela ?

Elle va revenir.

À la lumière des chandelles, elle distingua parfaitement un muscle tressaillir sur la mâchoire osseuse du Lord. Ce dernier tenta néanmoins de paraître impassible, tout en s'adressant à elle avec fermeté.

— Elisabeth, nous avons déjà eu cette discussion.

— Mais père...

Lord Allister leva une main autoritaire.

— Le docteur m'a expliqué que chacun réagissait différement face au deuil. Je peux conçevoir que tu restes dans le déni vu ton jeune âge... Mais pour être honnête avec toi, j'ai déjà assez de soucis avec ta mère.

La fillette secoua vigoureusement la tête, butée.

— Je sais ce que j'ai vu.

— Elisabeth, je suis terriblement fatigué. Je n'ai pas le temps pour tes histoires...

— Mais ce ne sont pas des histoires, je vous le jure !

L'ombre d'une veine palpita sur la tempes grisâtre d'Archibald.

— Elle est morte, Lizzy !

— Alors pourquoi est-ce que je la vois ?

— C'est le fruit de ton imagination, rien de plus.

L'enfant se prit la tête dans les mains et se balança d'avant en arrière. Un long sanglot lui échappa. Elle avait envie d'hurler à s'en briser la voix. Peut-être qu'ainsi on prêterait attention à ses paroles ?

— Personne ne me croit... Vous pensez tous que je suis folle !

— Ne sois pas ridicule, le docteur Kirkham dit que...

— JE ME FICHE DU DOCTEUR ! Il NE SAIT PAS DE QUOI IL PARLE !

Archibald s'avança vers elle, les poings fermés et les lèvres pincées.

— Sur un autre ton, jeune fille.

— POURQUOI JE MENTIRAIS ? VOUS DEVEZ ME CROIRE !

Lizzy se griffait le visage dans un nouvel accès de démence. Ses yeux exorbités étaient fou d'angoisse. Elle avait beau vociférer, personne ne l'écoutait vraiment. Dépassée, elle ne savait comment prouver ses dires. Désespérée, elle s'arrachait des touffes de cheveux bruns par poignée, les jetant sur le tapis finement tissé.

— GINNY EST ENCORE LÀ ! ELLE EST TOUJOURS AVEC NOUS !

La gifle vola promptement. Un claquement sec résonna dans le hall, tandis qu'un éclair illuminait la scène. Le petit visage de Lizzy fut projeté en arrière si violemment qu'elle perdit l'équilibre. Elle se cogna la figure contre le grand buffet en bois ramené des Indes et s'effondra au sol, à moitié sonnée. Sa tempe était atrocement douloureuse et la maison semblait tanguer autour d'elle. Dans ce brouillard, elle perçut le visage fermé de Lord Allister.

Les joues rouges, ce dernier l'observait avec condescendance. Ses mains tremblaient encore de rage. Lizzy toucha sa joue brûlante avec effroi et incompréhension. Jamais son père n'avait levé la main sur elle auparavant. Archibald tendit un doigt accusateur vers elle et se pencha en avant, postillonnant de fureur.

— CESSE D'ENCOURAGER TA MÈRE DANS SON DÉLIRE !

D'un mouvement brusque il attrapa son chapeau haut de forme et son manteau gris souris. Tandis qu'il l'enfilait, il grogna dans sa moustache.

— J'ai déjà assez de mal à convaincre les médecins qu'elle n'a pas besoin d'être internée... C'est ça que tu veux, Lizzy ? Finir dans un asile ?

La fillette hocha négativement la tête, le regard baissé. Elle avait déjà perdu la bataille.

— Alors reprends-toi et va te coucher !

Il saisit la poignée de la porte d'entrée et sans se retourner, il s'adressa à sa fille d'une voix aussi dure que l'acier.

— La prochaine fois ce sera une vrai correction que tu reçevras. Je t'aurais prévenue.

Archibald ouvrit la porte, la tempête faisant claquer son manteau derrière lui. Des feuilles mortes s'engouffrèrent à l'intérieur et des gouttes de pluies s'écrasèrent sur le parquet ciré. Durant un instant, un éclair illumina la grande silhouette du Lord, plié en deux sous la puissance des bourrasques. Sans un regard en arrière, Lord Allister s'enfuit dans le cataclysme en refermant la porte derrière lui.

Lizzy se redressa lentement, la tête lourde. Elle passa avec précaution sa main sur son crâne et sentit une vilaine bosse grossir sous ses doigts. Jamais de sa courte existence, elle ne s'était sentie aussi seule. Ni sa mère ni son père ne pouvait l'aider. Un profond sentiment de détresse étreignit son petit cœur dans un étau glacé. Elle était si lasse qu'elle n'avait même plus la force de pleurer. À quoi bon lutter ? Personne ne la croirait jamais.

Stupidement, elle songea à cette étrange odeur que dégageait son père. Durant les jours heureux, Mère portait un parfum léger, aux nuances florales. Bien différent de cette fragrance enivrante. Alors, Lizzy comprit que ce parfum appartenait à celui d'une autre femme. Son esprit d'enfant ne pouvait traiter cette information dans toute sa complexité mais une profonde détresse l'envahit néanmoins.

Avec précaution, la petite fille se remit debout et se dirigea vers l'escalier, tel un condamné à mort, conduit à l'échafaud. À travers l'entrebâillement de la porte, elle put voir sa mère dans la même position que lorsqu'elle l'avait quittée.

Lorsqu'elle passa devant, l'imposante horloge du hall indiquait vingt-trois heures trente.

Elle serait bientôt là.

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