Quelle réalité ?
Au centre de la foule, une fille me ramène donc à la réalité, considérant bien entendu en ce sens que nous sommes dans une réalité à part entière. Sa considération à mon égard m’interpelle et me surprend. Pourquoi cette aimable fille s’intéresse-t-elle à moi ? Pourquoi me remarque-t-elle alors que, aux yeux de tous ceux présents dans cette foule, j’apparais, pour ne pas dire invisible, au moins inexistant. À me demander si je suis actuellement dans leur propre réalité ?
Le temps – déjà bien volage et capricieux – semble cette fois-ci se suspendre pour me permettre d'approfondir la question.
Tout ceci, tout ce qui m’entoure, toutes les situations et tous les évènements, jusqu’alors je considérais en être le héros, donc, par analogie, que le décor tournait autour de moi et que les personnages n’étaient que figurants.
Pour l'ensemble, j’envisageais un On personnifié, pas loin d'être divinisé, en tout cas humanisé, être le créateur, le donneur de vie.
Et mon On, fameux metteur en scène et ô combien prodigieux chef d’orchestre, ne s'est pas embarrassé à me faire lire le script, n’a eu cure de mes appétences musicales et, surtout, a omis de se soucier si de plein grès j’acceptais de paraître dans sa fiction.
Je n’ai pourtant rien signé, alors j'exige un avocat, cette affaire est simple, le commis d'office me comblera. Je n'ai rien approuvé, Monsieur le juge je veux revenir à la réalité, la vraie, la vôtre comme la mienne !
Je râle, manifeste mon mécontentement et, confiant en la justice, m'apprête à me réveiller pour reprendre le paisible cours de ma bienheureuse existence. Je tombe des nues, tournoie à en perdre la tête lorsque le procureur, à court d'arguments, plaide le non lieu. Je souhaite crier, hurler, m'emporter mais le jury, corrompu, aussitôt pointe le doigt désignant ainsi ma peine. Le démiurge, sans appel, me condamne et me précipite en son sein.
Avant même le début, On a tiré les ficelles et a depuis bien longtemps chuchoté l'évidence : le choix n'est pas en option.
Alors en bon spectateur-prisonnier résigné, ne me reste plus qu'à respecter les règles, à m'astreindre au rituel pour assimiler l’évidente finalité et le but incontestable de mon porté de croix.
Je ressasse.
Les autres sont peut-être en effet des figurants, cette hypothèse tient encore la route, et donc peut-être que cette fille est un simple personnage au rôle un peu plus flatteur.
J’extrapole.
Une autre idée me vient. Une idée qui m’avait déjà effleuré l’esprit avec mes feus collègues.
Je rappelle.
"Tous, sans une once d’hésitation, sans même avoir eu à se concerter, se sont intégrés dans la foule. Tous ont communié, à divers degrés et de diverses manières, ils se sont mués, entremêlés, ils ont fondu, se sont dissipés et ont cessé d’exister."
J’élabore.
Peut-être sont-ils entrés dans une réalité exclusive. Peut-être que les gens qui m’entourent sont les héros d’une création qui leur est spécifique, sous-entendant et répétant ainsi que je suis pour eux le figurant. Peut-être étions-nous habillés de façon similaire, tels des novices, et peut-être étions-nous juste collègues le temps d’entreprendre le chemin. Cependant, guidés par notre pieuse individualité ou notre sombre vécu – ou l'ensemble ou le contraire – il se peut que nous ne partagions et ne connaissions jamais les mêmes expériences.
J’échaffaude.
Ce lieu serait-il un point ancestral ? Une sorte d’endroit cosmique ? Un passage astral ? Un espace stellaire universel où tout un chacun se retrouverait un jour dans sa vie ou… dans son après-vie ?
Je relativise.
Suis-je mort ? Cette possibilité me trotte à nouveau en tête. Suis-je alors le héros de ma propre mort ? Suis-je face à mon authentique irréalité ? Est-ce l’ensemble des deux ? Est-ce seulement possible que ce soit l’ensemble des deux ? En ce cas, tout ceci est pour moi, comme tout ceci est pour eux, je leur suis chimérique, illusoire, négligeable, tout comme ils le sont pour moi.
Je tranche.
Ici en ce lieu céleste, chacun ne serait-il pas présent dans son unique réalité pour vivre son intrinsèque initiation personnelle ?
Je l'examine.
Mais alors, pourquoi cette aimable fille, revenons-en à elle, s'est-elle manifestée et se tient-elle là debout face à moi semblant attendre une réaction ? Pourquoi entre-t-elle dans ma réalité comme j'entre dans la sienne ? Qui est-elle, qui suis-je pour elle ? Sommes-nous censés nous connaître ?
Annotations
Versions