Chapitre 4 — La fléchette et la rouquine
Salut les jeunes ! On s’était quittés sur une note un peu triste, non ? Rassurez-vous, je suis toujours là pour raconter. Ça signifie que l’histoire finit bien, non ? Ou du moins, pas trop mal.
Oui, petite damoiselle ? Encore une question ? Tu veux savoir si Cynthia et moi, on est ensemble ? Petite curieuse… Je t’ai déjà dit que tu le sauras à la fin. Mais je peux te promettre une chose : quelle que soit l’issue, tu ne seras pas déçue.
Puis-je reprendre ? Très bien. J’en étais à ma découverte de la vérité. Ou plutôt, au moment où cette dernière m’a été assénée comme un bon coup de poing américain en pleine face.
Je mentirais si je disais que je ne m’en doutais pas déjà.
Pourquoi ? Sérieusement, vous me demandez pourquoi ? Vous croyez qu’on grandit en tant que sang-mêlé dans une ambiance parfaitement banale ?
Spoiler : non.
Il m’est arrivé quelques petites anecdotes… originales.
Hein ? Tu veux des exemples ? T’as dit quoi, tête d’œuf ? “Accouche” ? Tsss. Ne dis pas ça au fils du dieu de la médecine, il pourrait t’arriver des bricoles…
Et tu rigoles en plus. Je n’ai vraiment aucune autorité.
Bon. Soyons sérieux deux secondes. Je dois bien en avoir une, d’histoire.
J’avais huit ans.
Ma mère, pleine de bonnes intentions, avait pensé qu’un jeu de fléchettes ferait un excellent cadeau d’anniversaire. Elle a vite changé d’avis.
J’étais ravi, bien sûr. J’ai installé la cible dans le jardin, fixée tant bien que mal sur un pieu enfoncé dans la terre. Et à ma grande joie… j’ai fait mouche. À tous les coups. Sans exception.
Évidemment, mon ego s’est gonflé comme une baudruche. J’ai commencé à viser tout ce que je voyais : troncs d’arbre, buissons, fleurs. Une vraie démonstration de précision mortelle.
Et c’est là que tout a dérapé.
Une feuille. Petite. Brillante. D’un vert éclatant. Je l’ai vue frémir dans un buisson. Elle m’a semblé faible. Parfaite pour un tir.
J’ai lancé. Presque aussitôt, un cri perçant a déchiré l’air. J’ai sursauté, lâchant mes fléchettes, qui se sont éparpillées dans l’herbe.
Ma mère a accouru, affolée.
- Tu es blessé ? Tout va bien ?
Rouge, tremblant, définitivement coupable, j’ai senti les larmes monter.
- Maman… j’ai tué quelqu’un.
Elle s’est figée. M’a saisi par les épaules.
- Pardon ?!
Convaincu d’avoir commis un meurtre, je lui ai tout raconté. J’étais sûr que la police allait venir m’arrêter. Que je passerais le reste de mes jours en prison, à pleurer sur mon sort.
Ça vous fait rire ? Je vous jure que j’étais vert de trouille.
Ma mère, elle, est restée calme. Elle m’a pris par la main et m’a emmené chez les voisins.
Madame Clark, une femme à la cinquantaine stricte, cheveux gris tirés en chignon, nous a ouvert.
- C’est à quel sujet ? a-t-elle lancé d’un ton sec, en me fusillant du regard.
Je me suis aussitôt recroquevillé derrière ma mère.
- Je suis désolée de vous déranger, madame, mais mon fils a reçu un jeu de fléchettes pour son anniversaire et il semble que—
- C’est donc ce garnement qui a blessé ma petite Lily ? l’a interrompue la voisine.
J’ai blêmi.
Qu’avais-je fait ?
- Lily ! a-t-elle crié, d’une voix rêche.
Une fillette est arrivée en trottinant. Cheveux roux en bataille, doigts dans la bouche, nez qui coule, yeux bouffis… Elle me fixait avec l’indifférence d’un enfant qui oublie aussi vite qu’il pleure.
- Demande-lui pardon, a exigé la mère.
- Désolé… ai-je murmuré.
Mme Clark m’a fusillé une dernière fois du regard. Puis elle nous a claqué la porte au nez. Sur le chemin du retour, ma mère m’a longuement parlé de prudence.
Je n’ai plus jamais revu mes fléchettes. Elles ont été remplacées par un skateboard. Résultat : deux entorses, trois bleus et un menton ouvert.
Mais au moins, je ne risquais plus de transpercer de petites rousses dans les buissons.
Tu veux la suite, hein ? Accroche-toi, parce que la prochaine fois, on entre dans le vif du sujet. Mon arrivée officielle dans ce que vous appelleriez… une colonie pas très touristique.
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