Chapitre 10 — Fut autrefois ma mère
Je gigote nerveusement sur le canapé rose fuchsia dans lequel je suis trop enfoncé, sous le regard bienveillant de celle qui fut autrefois ma mère.
Elle a déposé sur la table basse du salon quelques biscuits et des verres de jus de fruits. Cassiopée se sert, parfaitement à l’aise.
Comment elle fait ça, d’ailleurs ? Je me pose toujours la question. Oui, ça : être toujours comme un poisson dans l’eau, peu importe la situation. Clairement pas mon cas.
Arrêtez de vous foutre de ma gueule, je sais. Bon, je peux reprendre mon récit ?
Donc ma mère… Enfin, la femme… s’assoit en face de nous, les jambes croisées avec une aisance qui m’agace autant qu’elle me déstabilise.
- Je suis heureuse de rencontrer des amis de Bobby, commence-t-elle. Comme nous avons déménagé il y a peu, j’avais un peu peur que ce soit compliqué pour lui de s’intégrer à sa nouvelle école.
Ma respiration s’accélère. Ma mère… est en face de moi… et elle parle de son fils… et ce n’est pas moi.
Cassiopée sirote son jus avec une élégance déconcertante pour une gamine en tenue de combat et avec un élastique rose fluo dans les cheveux.
- Je comprends bien, madame, ce n’est pas facile.
Elle sourit, enjôleuse. Et, à en juger par le sourire attendri de ma mère, sa “magie” doit être à l’œuvre, parce que la voilà qui la trouve adorable.
- Eh bien oui, mais s’il vous a, ce doit être bien plus facile.
- Mais oui.
Tobias intervient. Et, honnêtement, je ne comprends toujours pas comment ma mère n’a pas remarqué les sabots de chèvre et les cornes sur sa tête, ou même le fait qu’il mâchonne le carton des gâteaux au lieu d’un cookie.
- Lucifer souhaitait beaucoup vous rencontrer.
Je bredouille une réponse à moitié éructée et Cassiopée me donne un coup de pied dans le tibia pour me remettre les idées en place. Oui, ça fait mal, même venant de baskets à paillettes.
- Ah oui ? s’étonne-t-elle.
- Oui… euh… vous… vous me faites beaucoup penser à ma… mère.
J’ai la gorge serrée, une boule au ventre. Et une horrible envie de me transformer en hamster, me rouler en boule dans un coin et pleurer sans qu’on m’embête.
Elle sourit très gentiment. C’est tellement son sourire… si doux qu’il vous donne juste envie de vous glisser dans ses bras pour oublier tous vos problèmes.
Cassiopée me saisit le bras et le serre fort.
- Oui. On se demandait d’ailleurs si vous ne le reconnaissiez pas. Il nous a dit qu’il vous avait probablement déjà rencontrée.
Oui je l’ai déjà rencontrée, putain ! Elle m’a élevé, c’est ma mère ! Elle a changé mes couches et essuyé mon nez qui coulait, merde !
Non, je ne l’ai pas dit, évidemment. Je suis idiot, mais pas à ce point. J'ai baissé la tête dans mon t-shirt, façon gamin timide.
- Bon, on ne vous dérange pas plus longtemps, madame. On doit retourner travailler.
- Mais… vous ne voulez pas attendre Bobby ?
- On reviendra demain, ne vous inquiétez pas, madame.
Cassiopée m’entraîne dehors et Tobias nous suit. Je ne sais même pas comment on s’est retrouvés dans la rue, perdu que j’étais dans un brouillard de larmes. J’étais orphelin pour la deuxième fois.
Je m’effondre pathétiquement, le nez rouge et les larmes coulant librement sur mes joues, assis à même le trottoir.
Cassiopée et Tobias me regardent avec inquiétude.
- Tu… tu veux un câlin ?
Sans réfléchir, je me jette dans les bras du satyre. Il sent l’herbe fraîche, les fleurs… et une légère effluve de bouc, mais c’est étrangement réconfortant.
Cassiopée pose une main sur mon épaule au bout de quelques minutes.
- Je ne veux pas vous presser les gars… Désolée que tu n’aies pas le temps de faire ton… deuil, Lucy, mais plus on reste ici, plus on va sembler suspects.
- On voudrait éviter une horde de monstres assoiffée de vengeance divine ou de sang-mêlé. Bref, faut qu’on déguerpisse, gamin, ajouta Tobias.
Je hochais la tête sans chercher à réfléchir plus loin. Ils étaient mes seuls repères désormais, dans un monde définitivement hostile. Je n’avais plus qu’eux pour me servir de famille.
Je les suivis vers le lieu du campement des Chasseresses, me laissant conduire, complètement vidé d’énergie et découragé.
- Euh…
- Elles sont parties.
En effet, le terrain est complètement vide. Pas un seul détail qui laisse deviner que tout un camp se trouvait là quelques heures auparavant. Elles ont disparu sans laisser de trace.
Un vrombissement nous fait nous retourner.
- En route.
Lysandre est au volant d’un pick-up un peu cabossé, ses lunettes grises bien en place sur son nez couvert de taches de rousseur. J’ai presque envie de pleurer rien qu’en le voyant.
Caleb me fusille du regard depuis le siège passager. Quant à Freya, elle marmonne des phrases dans une langue inconnue en jouant avec sa hache, assise à l’arrière.
Cassiopée et Tobias rangent leurs sacs à dos dans le coffre, par-dessus les autres affaires, avant de me pousser à mon tour dans la voiture, qui repart aussi vite qu’elle est arrivée.
Annotations