Permis de tuer

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Du point de vue de la Mort, les deux heures qui venaient de s’écouler valaient bien une bonne part de son éternité. Quelle technologie de l’enfer, quel sortilège interdit offrait donc à cette pièce la particularité de transformer les secondes en interminables années ?

- Vous me rappelez quelqu’un… Nous ne nous serions-pas rencontré auparavant ?

Déjà trois fois la même question.

- Oh vous savez, à mon âge, on confond volontiers les visages. Alors on se contente de sourire, pour éviter de paraitre distrait. Et les jeunes s’y laisse prendre… Ils ne sont vraiment pas finauds, parfois…

Pour toute réponse à ce début de monologue, l’entité se contenta de conserver un silence poli. Inutile de relancer son intarissable interlocutrice.

- Elles travaillent dur ces pauvres dames. Pas autant qu’à mon époque, voyez-vous, mais quand même. Il faut dire que j’ai fait des ménages jusqu’à l’âge de 75 ans pour gagner une petite retraite. Si ce n’est pas malheureux... Plus de dix heures par jour à laver les vitres et les lustres. Vous vous rendez-vous compte ? Comme si la sécurité sociale ne m’avait pas volé assez d’argent… Et tout ça pour nourrir des jeunes qui restent des années au chômage…

Machinalement, la Faucheuse jeta un coup d’œil au ticket qu’elle tenait en main. Et le chiffre 7 sembla lui rire au nez, alors qu’elle relevait le visage vers l’affichage numérique écarlate posé sur le bureau de la chargée d’accueil. Encore quatre places…

Plantée sur une chaise de plastique, au milieu d’un hall à moitié vide, l’éternelle semblait aussi invisible aux visiteurs que le carrelage à damiers d’un autre temps. Pas un usager pour s’étonner de sa faux, de sa houppelande sombre ou de sa face cadavérique. Pour un peu, elle en aurait été vexée. Mais comment blâmer ces forçats du papier, contraints d’affronter l’hydre administrative ?

- Pourquoi sommes-nous là déjà ? Parce que c’est le jour du loto, à l’Ehpad, voyez-vous… L’infirmière qui tire les numéros triche comme un président africain, et je la surveille quand elle intervertit les boules. Imaginez que l’autre jour…

- Vous êtes morte, Marcelle.

Enfin, elle devrait l’être en réalité. Mais sans permis, ni attestation, pas d’arrêt cardiaque, de famille faussement éplorée et de chambre libérée. Aucun héritage, ou litanie d’un prêtre blasé.

Visiblement dure de l’oreille face à certains sujets dérangeants, l’octogénaire poursuivit son récit, comme si de rien n’était. Et après un temps indéfini, une voix nasillarde tira l'ange noir de sa langueur.

- Le numéro 7, s’il vous plait !

- C’est moi ! C’est à nous !

Bondissant de sa chaise comme si une fourche venait de lui piquer son arrière-train squelettique, l’éternelle s’élança vers le comptoir vitré, derrière lequel patientait un cerbère à faciès humain. Un corps en poire, une abondante chevelure aussi sombre que le jet d’encre d'une pieuvre irascible, et les traits crispés par un stress inquiétant, la vénérable fonctionnaire étudia la créature d’un œil peu amène.

- Oui ?

- Bonjour madame… Legoëlan, c’est bien cela ? s’enquit la Faucheuse, en parcourant le nom gravé sur la plaque posée entre elle et la secrétaire. Je souhaiterais obtenir un permis de tuer, je vous prie.

- Attendez un instant.

Opposant une parfaite neutralité à la bonhommie forcée de son inquiétante interlocutrice, la chargée d’accueil quitta son tabouret, afin de gagner une armoire à multiples casiers. Ses doigts tapotant nerveusement le comptoir en contreplaqué, la Mort laissa échapper un soupir discret face à la lenteur de la mortelle. Un dossier… Non. Un second, non plus. Tiens, un classeur pour changer ? Toujours pas… Après d’interminables minutes de recherche, la maitresse des lieux revint à son poste, les bras chargés de trois formulaires imposants.

- Veuillez les remplir, pendant que je cherche votre dossier. Nom, prénom, date et lieu de naissance ?

Décontenancée, la Faucheuse dévisagea longuement la fonctionnaire, afin de s’assurer qu’elle n’allait pas éclater d’un brusque fou-rire de dérision. Était-elle aveugle ?! Stupide, peut-être ? Ou bien maladivement peu physionomiste ?

Hésitant entre ironie et sérieux, l’entité préféra conserver un semblant de calme en misant sur la seconde approche.

- Pardon mais… Je suis la Mort.

- C’est votre nom d’usage ?

- Pas vraiment… Mon titre plutôt. Enfin, mon identité… Celle que tout le monde connait depuis les débuts de la civilisation…

- Hum… Je vois. Cela ne va pas être simple, s’agaça madame Legoelan, en tapotant frénétiquement sur son clavier numérique.

Oh bon sang. Un tel aveu ne pouvait signifier que complications à rallonge et perte de temps substantielle. Une sentence dont l’immortelle mesura l’ampleur lorsque la voix nasillarde l’interpella à nouveau.

- Quel est votre matricule de sécurité sociale ?

- Mais, je… Croyez-vous vraiment que la Mort soit répertoriée dans vos registres ?! explosa l’intéressée, en serrant le manche de sa faux jusqu’à s’en faire craquer les os.

- Comment voulez-vous un permis sans que vous soyez identifiée ? rétorqua la secrétaire, le plus placidement du monde. Vous disposez bien d’un numéro fiscal ?

- Mais je ne paye pas d’impôt ! Je suis la Mort ! La Mort !!!

- Hum, je vois… Je vais devoir vous dénoncer auprès des services compétents.

- Alors toi, ma vieille… Le jour où tu passes l’arme à gauche, je fais bouillir ta langue dans ta propre salive, se jura l’éternelle en gravant le visage de l’impudente dans son infaillible mémoire.

Le pas claudiquant de Marcelle coupa l’usagère dépitée dans son fantasme morbide. Et tel un rayon de soleil chassant la brume matinale, le faciès austère de la fonctionnaire obtus s’étira d’un sourire à la vue de cette touchante grand-mère, tout juste vêtue d’un pyjama à motif floral.

- Pardon mon petit, mais nous avons un rendez-vous urgent à l’Ehpad.

- Je comprends madame. Vous êtes avec cette personne ?

- Oui… Enfin il me semble.

- Nous sommes ensemble ! intervint la Mort, en profitant de la fenêtre de tir inespérée. J’aurais d’ailleurs besoin d’un formulaire à son nom l’autorisant à décéder.

- Je vais voir ce que je peux faire… Mais nous parlons plutôt de consentement à rendre l’âme. Merci de ménager un peu cette pauvre dame, répliqua vertement la secrétaire, en fronçant les sourcils d’un air infiniment désapprobateur.

- Comment ça de consentement ?!

- Le ministère de mieux-être a fait des discriminations face à la mort sa grande cause nationale.

- Mais… Tout le monde est égal face à moi ! s’insurgea la Faucheuse, outrée d’une telle aberration administrative.

- Pardon, mais il est notoirement admis que les pauvres décèdent plus bien tôt que les citoyens aisés, rappela la fonctionnaire, piquée au vif. Vingt ans d’écart d’espérance de vie, en moyenne.

- Je n’y suis pour rien si certains mortels se crèvent au travail pendant que d’autres profitent paisiblement de la vie ! Votre système économique repose là-dessus depuis des siècles !

- Et c’est une raison pour ne pas le dénoncer ?

- Bien sûr que non ! Explosa l’ange noir, au bord de la crise de nerfs. Mais je me contente d’exécuter ceux dont l’heure est venue ! Je ne suis pour rien dans les causes de leur trépas ! Ce sont vos politiques qui décident que…

- Responsable, mais pas coupable. Comme c’est facile.

Agacée par l’aveuglement de son interlocutrice de bien mauvaise foi, la scribouillarde désigna une affiche accrochée sur un encart dédié, à l’entrée du hall. Les orbites écarquillées de surprise, la Faucheuse put observer un homme blanc en costard-cravate pleurer sur une tombe grise, flanqué d’une bulle indiquant sobrement « Pour qu’un jour, chacun puisse décéder quand il le souhaite. Tous ensemble, mettons fin à la mort non consentie. ». Un numéro vert d’écoute venait ponctuer le message aberrant de cette publicité sur papier glacé.

- Pour le passage de votre permis, je vais devoir contacter le service compétent, reprit la fonctionnaire, indifférente à la consternation de son interlocutrice. Mais je préfère vous prévenir… La dérogation peut prendre plusieurs mois avant d’être validée par le comité d’équité inter-régional. En sachant que nous avons un délai d’un an minimum pour vous réserver un créneau.

- Un… Quoi ?!

Intérieurement peu élogieuse sur les capacités cognitives de l’usagère qui commençait à lui taper sur les nerfs, madame Legoelan laissa flotter un silence de bien mauvais augure, l’espace de quelques instants.

- Vous pensiez peut-être qu’il s’agissait d’un simple formulaire à compléter ? reprit-elle, avec froideur. Il est nécessaire que vous démontriez votre capacité à proposer la mort de manière étique et respectueuse des sensibilités multi-cultuelles, auprès d’un examinateur assermenté.

- Mais bordel, JE SUIS…

- Numéro 8, je vous prie ! Usager suivant !

Stupéfaite de se faire ainsi congédiée, la Faucheuse leva lentement son arme avant qu’une légère pression sur sa manche sombre détourne son attention de cette victime potentielle.

- Pardon, mais… le loto va bientôt commencer, s’émut la pauvre Marcelle, d’un ton de reproche.

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