Examen fatal

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Une minuscule pièce chichement éclairée des rayons naissants d’un soleil hivernal. Telle apparaissait l’antichambre des enfers administratifs, aux yeux d’une Mort mentalement bien lasse.

Voilà plus d’une heure qu’inconfortablement installée sur une chaise de bois, l’entité attendait son bourreau du jour. Oh, il s’agissait seulement du cinquième report, mais cette fois, c’était la bonne ! Plus de grève, d’arrêt maladie ou de problèmes d’emploi du temps causé par un gestionnaire contractuel embauché la veille !

Non, non et non ! Aujourd’hui, l’épreuve ridicule destinée à lui offrir ce maudit permis de tuer aura bel et bien lieu ! A chaque cliquetis de l’horloge posée au-dessus de l’unique porte beige, la Faucheuse trouvait mille raisons pour alimenter le feu de son déni.

Aux oubliettes la colère du premier report ! Aux gémonies l’outrage du second ! Adieu fureur, injures, protestations et même les larmes des suivants ! Aujourd’hui serait le bon jour !

Et justement, un bruit de pas lourd fit presque bondir l’infortunée usagère de son assise.

Les doigts crispés, la mâchoire serrée à s’en faire péter une de ses rares dents, la Mort manqua lâcher une exclamation émue en voyant un étrange bonhomme pénétrer dans l’espace réduit, un attaché-case en main. Une cravate triste comme la pluie, le crane légèrement dégarni et le faciès austère. Typique du cliché.

Un simple « bonjour » tout protocolaire, et le nouvel arrivant prit place face à sa victime du jour. Après avoir saisit un formulaire aussi épais qu’un bottin téléphonique, le fonctionnaire le parcourut de son œil professionnel, et daigna enfin s’intéresser à son interlocutrice, de plus en plus nerveuse.

- Carte d’identité, je vous prie.

- Je suis la Mort…

- Et ?

- Je ne possède pas de papiers ! s’agaça l’éternelle, les orbites saillantes. Vos services sont au courant, le député Duchemin aussi, toute l’humanité doit également le savoir !

- C’est embêtant, riposta l’examinateur en se grattant le sommet du crâne. Le protocole est formel. Pas de documents d’identité, pas d’examen.

- Appelez donc un de vos supérieurs… Il vous confirmera la situation…

Le premier réflexe de l’homme fut de parcourir les innombrables pages A4 posées sous ses yeux. Et rapidement, une grimace de dépit apparut sur ses traits ronds.

- Mince… Le process est très clair. Ni vous, ni moi ne devons quitter cette pièce avant la fin du temps imparti, sous peine d’invalider les épreuves. Et aucun téléphone portable n’est autorisé.

- Bon écoutez…, soupira la Mort, au comble de l’épuisement mental. Faites-moi passer votre examen, et clarifiez la situation en sortant…

Face à cette perspective, le zélé fonctionnaire commença à suer à grosses gouttes. Etais-ce une entorse au sacro-saint protocole ? Une simple adaptation ? Peut-être une prise d’initiative tolérable par sa hiérarchie ?

- Bon… Faisons ainsi. Mais en cas de litige, vous devrez recommencer l’ensemble de vos modules.

- Si vous voulez…

Visiblement peu à l’aise avec ce compromis, l’homme à la cravate s’autorisa une expiration bruyante, avant de déclarer le début des hostilités. Le front plissé par la concentration, il leva le poignet à hauteur d’yeux et appuya sur l’un des boutons poussoirs de sa montre à plusieurs reprises.

Et à la grande stupeur de l'ange noir, le triste quadragénaire laissa place à une jeune femme à la peau ébène, et à la mise ajustée. Un tailleur gris, des lunettes posées en équilibre sur son nez fin, l’apparition tourna un regard ambré sur sa victime du jour.

- Je vois que vous faites l’objet d’un contrôle fiscal, depuis plusieurs mois. Cela jouera en votre défaveur.

- Mais qui êtes-vous ?! s’étrangla la Faucheuse.

- Secrétaire administratif de classe supérieure, Personne Colin Duteil. Matricule 10254BF, de la sous-direction par suppléance du service national protocolaire de surveillance du territoire métropolitain, sous la tutelle du ministère de l’intérieur.

- Colin ? Vous êtes en train de me dire que la femme que j’ai devant moi est en réalité l’homme qui est rentré à l’origine dans cette pièce ?

- Dans le cadre formel de cette procédure, je suis une personne. Je suis non-genré, pour éviter toute atteinte à votre sensibilité. L'application insérée dans ma montre me fera régulièrement changer d’apparence, d’âge et de sexe afin de représenter un panel exhaustif de la population française.

- Mais… Définir une personne comme « personne », n’est-ce pas simplement vouloir travestir le néant en le peinturlurant d’un vernis de bonne conscience ? Ne put s’empêcher de s’interroger l’entité, les orbites à moitié clos.

- Vous prenez bien à la légère les règles élémentaires d’attention portée à la sensibilité des citoyens, répliqua vertement le représentant de l’ordre. Je vous encourage vivement à suivre les modules de formation proposés par le ministère du mieux-être, afin de vous sensibiliser au vivre-ensemble. Ceci étant clarifié, pouvons-nous commencer ?

Complétement désabusée par ce principe de précaution farfelu, la Mort se prit le crâne entre ses doigts décharnés et poussa un long soupir, avant d’acquiescer.

- L’obtention de votre permis va dépendre de trois examens, notés sur vingt. Un bilan de personnalité, des questions théoriques et un cas pratique, poursuivit le fonctionnaire à visage féminin.

- Je vous écoute…

- Bien, alors entamons l’analyse de votre cursus. Dans votre dossier, je note d’emblée une préjudiciable répulsion envers le cadre administratif. Pas de lieu ou date de naissance, aucun domicile connu, ou papiers d’identité. Sans parler de la procédure de redressement fiscal en cours. Je m’étonne également qu’au vu de votre parcours, aucun tribunal n’est jamais statué sur votre situation atypique.

- Mais, je…

- Pas même un expert psychiatrique pour évaluer votre dangerosité éventuelle, non plus. Cela fait beaucoup.

Sans se soucier des éventuelles tentatives de justification de son interlocutrice, le secrétaire commença à remplir un formulaire avec application.

- Bon… Passons aux questions théoriques, enchaina-t-il, une fois sa besogne achevée. Admettons que vous cherchiez à éliminer un individu lambda, pour une raison validée au préalable par le contrôleur en charge de votre supervision. Comment vous y prendriez-vous ?

La question redonna un peu d’espoir à la Faucheuse, de plus en plus éprouvée. On touchait enfin à son cœur de métier, sa raison d’exister depuis la nuit des temps. Sur ce point, aucun mortel ne saurait mieux faire qu’elle. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour répondre, son bourreau changea de nouveau d’apparence, pour adopter le physique d’une femme âgée, tirée à quatre épingles. La surprise passée, l’entité se lança.

- En réalité, je ne fais que valider ou non la cause de la mort de ma victime. Si son heure est venue, son nom apparait dans mon grimoire, et je suis attirée sur place. Et là, tout va dépendre de son vécu. Pour un cœur noble, un simple baiser l’accompagnera vers l’au-delà, tout en douceur. S’il s’agit d’une âme tourmentée ou vile, je me ferais un plaisir de la terroriser en tranchant le fil de sa vie d’un coup vif de ma faux.

- Je vois…

- Cela ne vous convient pas ? hasarda l’éternelle, en haussant un sourcil sceptique.

- Vous avez complètement oublié de mentionner le formulaire d’autorisation à rendre l’âme. Ne savez-vous pas qu’avant tout meurtre, vous êtes dans l’obligation légale de préremplir ce document, avant de le faire parapher et signer par votre victime, afin d’obtenir son consentement ? Il est également nécessaire de demander un laisser-passer auprès des services compétents, attestant de la disponibilité d’une tombe normée, et vérifier le nombre de places disponibles pour participer aux formations de préparation à l’au-delà. Cela fait beaucoup de manquements à la procédure…

- C’est ridicule !

- Selon vos propres standards archaïques, peut-être. Mais dans notre société civilisée, s’assurer que la communauté pourra prendre financièrement et logistiquement en charge un défunt, me semble la règle la plus élémentaire.

Outrageusement désapprobateur envers la créature à l’esprit visiblement étriqué, le zélé fonctionnaire au faciès changeant la pourfendit d’un regard azur perçant. Quelques grattements de stylo sur le papier firent office de point final à son ire.

- Seconde question théorique. Quel taux de TVA s’applique sur une mort par arme blanche ?

- Comment voulez-vous que je le sache ?! fulmina la Faucheuse, aux bords de la crise de nerfs.

- Il s’agit pourtant d’une information contenue dans le livret conçu par la mission d’information sur les violences consenties dans le cadre de la fin de vie choisie.

- Je remplis ma tâche depuis l’avènement de l’humanité, et vous pensiez que j’allais réviser un document épais comme la bible, pondu par des technocrates ?! Mais qui a conçu cet examen ?!

- Vous ne rendez pas les choses faciles, décidément. Voulez-vous passer à la partie pratique, ou poursuivre sur les prochaines cent dix-huit questions théoriques ?

- Oh bon sang… Donnez-moi un cas concret, et je vous montrerais que personne au monde ne m’arrive à la cheville quant il s’agit de donner la mort !

La mine austère et l’air dubitatif de son interlocuteur aux mille visages doucha instantanément la frêle confiance de l’entité. Même dans ses fantasmes les plus fous, elle n’aurait pu imaginer pire punition pour les criminels les plus méprisables de l’Histoire.

Impossible de s’en sortir face à cette hydre administrative ! A moins de penser comme eux, de raisonner comme eux, de se placer dans leurs bottes et d’oublier toute notion de simplicité ou de logique élémentaire, les dés semblaient pipés d’emblée ! Et plus la Mort se débattait, plus elle se sentait prise au piège entre les griffes d’une organisation perdue dans une réalité altérée.

Après avoir achevé de rédiger son compte-rendu sur la catastrophe théorique à laquelle il venait d’assister, Colin Duteil sortit une étrange télécommande de son attaché-case. D’une pression de son pouce racorni de sexagénaire à chignon, il activa un rayon gris qui donna aussitôt naissance à un clone de sa personne.

- Considérez le cas suivant : cette usagère est atteinte d’un cancer en phase terminale. Mère de trois enfants, elle souhaite mourir au plus tôt, afin de s’épargner une lente, couteuse et douloureuse agonie. Comment vous y prendriez-vous pour donner satisfaction à votre commanditaire ? Faites-moi une démonstration, je vous prie.

La mâchoire béante, la Mort retint de justesse une réplique acerbe. Depuis quand les mortels s’imposaient-ils aux forces naturelles ? Le temps, l’espace, le trépas, le destin, autant d’éléments totalement indépendants de leur pathétique libre arbitre ! Cette situation ubuesque commençait sérieusement à peser sur les épaules de l’entité. Mais à quoi bon rappeler l’évidence à cet émissaire d’une structure folle à la morgue saisissante ? Son pouvoir vain s’appuyait uniquement sur une civilisation ridicule empêtrée dans un carcan administratif étouffant. Une façon comme une autre de nourrir l’illusion de tenir à distance l’oubli qui menaçait inéluctablement tout héritage mortel. Même les plus grands empires ne pouvaient freiner leur chute.

Pour l’heure, la Faucheuse devait encore se prêter à cette mascarade, en attendant de trouver une solution aux menaces du député qui l’avait jeté en pâture à ses sbires.

Après avoir étudié la question quelques instants, en quête d’un piège quelconque, l’éternelle se leva, s’approcha du pantin et se tourna brièvement vers le fonctionnaire en chair et en os.

- Je lui fais signer du mieux possible le formulaire de droit à mourir…

- Bien ! Continuez.

- Je vérifie la gravité de sa maladie, et lui demande son consentement…

- Tout à fait.

- Et si elle accepte, je l’emporte vers un monde meilleur de la façon suivante.

Joignant le geste à la parole, la Mort laissa se déployer une paire de magnifiques ailes d’un noir de jais, dans son dos squelettique. Non sans une infinie douceur et bienveillance, elle déposa alors un chaste baiser sur la joue de sa victime. Et satisfaite de cette scène tant de fois jouée, l’entité reprit son apparence classique, avant de retourner s’assoir face à l’examinateur, attentif.

- Un baiser… Malheureusement, ce moyen de tuer n’est pas répertorié dans la liste des procédures autorisées par le comité central d’éthique du ministère du mieux-être. En outre, vous avez oublié de prévenir ses proches, de son décès imminent.

- Prévenir ses proches ?!

- Et une fois la personne décédée, que faites-vous ? questionna le fonctionnaire, dont le corps venait de prendre l’apparence d’un trentenaire asiatique.

- Ben…. Je… D’habitude, je quitte les lieux pour rejoindre le suivant sur la liste…

- Pourtant, il est de la responsabilité pénale de l’assassin de s’assurer de la prise en charge de sa victime par les services compétents. Pensez-vous que les agents de l’état n’ont que ça à faire ?

Sonnée par cette nouvelle stupidité, la Mort sentit que ses limites venaient d’être allégrement franchies. Jetant aux orties raison, logique ou résidus de patience, l’éternelle poussa un cri de rage guttural, avant de lever sa faux. Une seconde plus tard, la tête de son odieux tortionnaire roula sur le carrelage.

Haletante, enragée, l’immortelle créature laissa échapper un cri de surprise en entendant la voix du zélé Colin Duteil, tout droit sortie de l’attaché-case.

- Vous recevrez le résultat de votre examen, par lettre recommandée, sous deux semaines.

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