82 - Le maire

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À la Villa du Parc, dans le salon, François dîne en face de sa promise, sa dulcinée, Noëlle, enceinte jusqu’aux dents du fruit de leurs péchés inavouables. Pour une fois ils sont seuls. Chloé et Noël sont à la ferme avec Aurélie et Marwah, ils vont dormir sur place. François observe Noëlle, elle est si calme, si tempérée, attentive. Ses gestes sont lents et mesurés. Elle le regarde amoureusement. On dirait qu’elle est sous l’emprise d’un psychotrope. Il n’y aura pas de coups de fouets ce soir. C’est le moment idéal pour lui parler :

  • Noëlle, ma chérie. Depuis quelques temps je vois des choses. À travers des objets.
  • Des objets ?
  • Oui, je vois l’histoire de quelqu’un qui les a utilisés. Bizarrement, ils sont tous là autour de nous, les objets. Ils appartenaient à une seule et même personne, je ne sais pas qui, et il me raconte sa vie à travers…

Le piano

Paris,1920.

Me voilà revenu Salle Gaveau. J’ai découvert cette salle pendant la guerre. On y donnait des concerts pour les troupes avant de repartir au front. Avec Vincent, François, Paul et les autres, on avait passé un bon moment. Le dernier bon moment. Avec Paul, on est les seuls à en être revenus. Mais il y a eu la grippe espagnole. Me voilà tout seul.

Je monte tant bien que mal l’escalier, en boitant. Le souffle court, je m’approche d’un piano flambant neuf sur le côté de la scène. J’aurais pu en jouer avant. Mais là, je n’ai qu’un moignon à présenter aux touches. Sous l’émotion, je titube et je m’appuie brusquement sur les touches de gauche. Un bruit de tonnerre, comme les bombardements dans les tranchées. C’est la seule musique que je peux jouer aujourd’hui.

C’est la première chose que je voulais faire en sortant de convalescence, revenir ici Salle Gaveau. Pour bien me rendre compte que c’est fini. Que c’est la fin d’un monde.

Dijon, 2038, le maire commente :

  • Aujourd’hui ce piano trône dans notre salon. Et 118 ans après, en appuyant sur les touches d’ivoire, une sur deux, en partant de la gauche, en y mettant un peu de force, je peux entendre ce tonnerre, je peux ressentir la fin de ce monde, de son monde.

L’horloge

Paris, 1911.

Avec Vincent, François, Paul et les autres, on répète dans la petite salle des fêtes du quartier. Avec Paul, on est les seuls à jouer du piano. On connait bien les partitions à quatre mains.

Rentré à mon immeuble, je monte les marches de l’escalier quatre à quatre. Le souffle court, j’entre dans l’appartement et je me présente devant l’horloge comtoise Matignon et fils de Saint Valérien avant que le marteau ne réveille la cloche. Je n’ai pas le droit de la remonter. Mais elle sonne toujours à l’heure, deux fois, pour rythmer les journées et les nuits des événements de la famille. Mon grand-père est le seul à en avoir la clef. Il la nourrit une fois par semaine dans un bruit de cliquetis qui remonte les poids. Le piano et l’horloge, de la mécanique magique et éternelle tant que nous sommes là pour les faire exister.

Pendant le repas de Noël, en mangeant des huîtres, mon grand-père s’éteint brusquement avant de plonger le visage dans l'assiette de coquilles vides. Et l’horloge finit par s’arrêter. C’est la fin d’un monde.

Dijon, 2038, le maire commente :

  • Aujourd’hui cette horloge trône dans notre salon, à côté du piano. On a retrouvé la clef d’origine. Et 127 ans après, en remontant son mécanisme, d’abord celui de gauche pour le balancier, ensuite celui de droite pour la cloche, je peux comme son grand-père sentir les vibrations et les sons de son cliquetis, et à chaque fois qu’elle s’arrête, je peux aussi comme son petit-fils ressentir la fin de ce monde, de son monde.

La cuisinière

Paris, 1935.

À bientôt 40 ans, seul dans mon appartement vide, infirme par mes blessures et ruiné par la crise économique, j’attends la fin près de la cuisinière qui émet ses derniers rayons de chaleur. Il n’y a plus de bois ou de charbon à brûler. Je vais retrouver le froid des tranchées que je n’ai jamais quittées. Chaque nuit je m’y replonge entre deux cauchemars.

C'est encore pire depuis l'année dernière et les émeutes de février où les anciens combattants, entre autres, se sont faits tirer dessus par les forces de l'ordre, place de la Concorde, des dizaines de morts et des milliers de blessés, tous stigmatisés comme fascistes par une nation en déroute. J’y étais. J’ai vu ces gendarmes déverser leur tonnerre sur la foule.

A nouveau. Comme à Verdun où François a été considéré comme un meneur dans une mutinerie. Fusillé pour l’exemple, par des gendarmes. Sous mes yeux. Une heure plus tard, un nouvel assaut dans l’enfer du chemin des Dames me privait de mes doigts de pianiste. En voyant encore revenir les blessés et les morts, d’autres ont été plus courageux. Comme Vincent que j’ai retrouvé à l’arrière dans un hôpital de campagne : « Les gendarmes ? On les a pendus, à Verdun. »

Et c’est complètement hagard que je me suis retrouvé dans la fumée place de la Concorde à revivre ma guerre dans une autre où il était encore question de me défendre ou d’attaquer, de l’ennemi ou de la France.

La mort va enfin libérer mon esprit pendant que mon corps accompagne le refroidissement de la fonte de cette cuisinière comme celui de l'acier brûlant des boulets qui déchiraient le ciel de ma jeunesse sacrifiée, pour rien.

Dijon, 2038, le maire commente :

  • La cuisinière à bois en fonte émaillée et céramique dans le style Art Nouveau, de la marque Monthermé, est un modèle Diva 509 de couleur aubergine. Elle trône maintenant dans notre salon. Et 103 ans après, on ne l’a toujours pas rallumée. Elle ne sert que de décor à côté du poêle à bois Invicta, modèle Mandor, qui chauffe le salon dès la tombée de la nuit, sous le tempo de l’horloge et quelques mélodies de Noël au piano. Debout près du sapin, Chloé écoutait, hypnotisée, sa mère redonnant vie aux touches d’ébène et d’ivoire, celles de droite, en les accompagnant de sa voie de diva, comme pour célébrer la fin d’un monde qui s'est éteint dans le foyer froid de la cuisinière tout comme dans l'âme de son soldat inconnu.

La médaille

Paris, 1923

C’est la grande distribution. Après la Croix de Guerre et la Médaille Militaire, on nous offre la Médaille Interalliée de la Victoire pour cette Der des Der qui n’est qu’un Armistice. Mais François n’y a pas droit. Quand à Vincent et Paul, ils n’ont pas eu le temps de les porter ni d’avoir de descendance pour s’en souvenir.

Sens, 2032

Dans la maison de famille abandonnée, un cambrioleur casse le verre du cadre pour voler les trois médailles à l’intérieur. La Médaille de la Victoire volée porte enfin bien son nom.

Dijon, 2038, le maire commente :

  • Aujourd’hui elle trône dans notre salon dans un cadre réparé comme à l’époque avec les trois médailles achetées ici ou là dans les brocantes spécialisées. Il reste d’origine le diplôme sur lequel est agrafée la Médaille Interalliée de la Victoire avec le nom écrit à la plume d’encre qui s’efface comme l’Histoire : Matignon.

Noëlle pose sa fourchette, inspire et expire. Elle explique :

  • C’est ta femme qui a récupéré tous ces meubles. Ils appartenaient à la grand-mère de Sophie, la fille du compagnon de maman. Marie Matignon a préféré vendre ses meubles et objets de famille à ta femme plutôt que de les laisser à sa fille, l’ex-compagne du père de Sophie. Tu suis ? Comment se connaissaient-elles ? Ça, je ne vois pas.
  • Peut-être qu’elles ne se connaissaient pas. Ma femme passe son temps à chiner.
  • C’est quand même une drôle de coïncidence. En dehors de ces objets, est-ce que ce soldat t’a dit autre chose ? » Noëlle se lève et vient vers François pour lui tenir la main : «
  • Non… Si. Il aurait préféré y rester au chemin des Dames. Ne pas être sauvé, ne pas être soigné au front. Il doit sa survie à … des anges ?
  • Les anges blancs. C’est comme ça qu’on appelait les infirmières sur le front. Elles avaient un uniforme entièrement blanc, on aurait dit des anges. Mais dans l’Invisible, il s’agit d’autre chose. Tout ceci est un message.

François appelle sa femme. Il demande pour les meubles et la médaille. Elle dit que c’était un lot d’ensemble chez l’antiquaire. Noëlle appelle Sophie et Jean-Paul. Ils ne connaissent pas ces objets de famille. Elle appelle Patrice qui explique :

  • Tout ce qui tourne autour de Marie Matignon est très bizarre, il faut surveiller Sophie. Marie Matignon était un ange blanc, de l’Invisible, pas de la première guerre mondiale. Marie Matignon est morte à l’instant T, l’instant même où Abigaëlle est née, cet instant T où tous les garçons sont morts dans le ventre de leur maman. J’appelle l’équipe, on arrive, on doit intervenir sur ces objets, les neutraliser psychiquement. Comment va François ?
  • Il est contaminé. Il voit des choses de l’Invisible. Pourquoi ?
  • Vous avez trop mélangés vos fluides. A-t-il été exposé à ton sang ?
  • Quoi ? Tu veux dire qu’on est des vampires ?
  • En quelque sorte. Pourquoi crois-tu que tout le monde essaie de téter tout le monde ?
  • En fait, je l’ai souvent mordu, pour le punir, jusqu’au sang parfois.
  • Voilà, tout s’explique. Il faut arrêter et ça va passer. On arrive dans une demi-heure, on en aura pour un quart d’heure et après on vous laisse tranquille.
  • OK, à toute.

Ils traitent d'abord les objets, ensuite le maire et le persuadent qu'il ne s'est rien passé du tout. Mais ça ne fonctionne pas. Il est en surdose de fluide, complètement contaminé.

  • Vous faites ça souvent ?
  • De quoi ? Euh, 3 à 5 fois, ça dépend de son agenda.
  • Par semaine ?
  • Par jour.

Avoue Noëlle, la tête baissée.

  • Et on s'est calmés depuis que je suis enceinte.

Le maire a besoin de repos. Il faut qu'il dorme.

Noëlle décide donc de mettre fin à la mission de Florence Albertini, la secrétaire particulière en charge de décharger le maire de ses besoins naturels. François pourra se reposer au seul rythme que Noëlle lui impose. Cette overdose de fluide signifie que Flo est sans doute aussi productive, le maire c'est pas le seul contaminé par Noëlle. Elle n'a pas le courage d'aller jusqu'à l'appartement de Flo, elle l'invite à venir à la Villa du Parc.

Flo arrive, se change et va rejoindre Noëlle au bord de la piscine. Elles s'embrassent discrètement et Noëlle fait le point :

  • François a besoin de repos. On est allé trop loin. J'ai vu avec lui, il va te proposer un nouveau poste, à la sécurité.
  • OK, mission terminée alors. Je vais pouvoir réfléchir à mon avenir. Sur nos activités parallèles tout ce qu'on a fait a été juste et avec de bonnes conséquences. Sauf sur notre première affaire, je veux faire quelque chose pour les enfants du prof de français, débloquer leur situation. Je pense que c'est ma prochaine mission.
  • Sa femme s'est installée avec son stagiaire dans un petit appartement. Elle refait sa vie. Le fils, l'ASVP, a recueilli sa sœur et s'occupe bien d'elle, elle a eu son diplôme, il lui apprend à conduire, entre autres. Ils sont heureux dans leur petit studio. Ils avancent, ensemble.
  • Je vais voir pour les faire avancer chacun de leur côté. Il faut faire quelque chose. On ne peut pas les laisser comme ça. Je dois débloquer cette situation malsaine pour l'un et pour l'autre.
  • OK, et tu as tout mon soutien, c'est la moindre des choses, c'est mon histoire aussi.
  • C'est notre histoire Noëlle, il faut réparer tout ça.
  • Tu as raison. Pour eux, pour nous.
  • Oui. Merci Noëlle, merci d'avance, je t'aime.

***

Elles s'arrangent pour que Ludovic Pasquier reçoive une promotion et soit affecté à la sécurité de la mairie pour travailler directement avec Florence. Elle va jouer franc jeu avec lui, elle veut être bienveillante et honnête. Il arrive pour se présenter à Flo. Il entre, elle prend la parole en première :

  • Bonjour monsieur Pasquier, je suis Florence Albertini, en charge de la sécurité de la mairie. C'est un nouveau poste pour moi aussi. On s'est déjà vu, lorsque j'étais gendarme je vous ai interrogé suite au suicide de votre père, vous vous souvenez de moi ?
  • Oui, non, vous avez beaucoup changé.
  • Merci, je peux vous appeler Ludovic ? On va travailler avec la police municipale. Le mieux est de quitter votre uniforme d'ASVP. On travaille en civil, OK ? Comment va votre sœur ? J'ai appris qu'elle avait eu son CAP, qu'elle loge chez vous, c'est bien. Heureusement qu'elle vous a. Je vous laisse rentrer chez vous vous changer et on se retrouve vers midi, je vous invite au restaurant, on pourra parler tranquillement et continuer de faire connaissance, d'accord ? A tout à l'heure ici même. On s'échange nos numéros ?

Elle le trouve charmant. Il la trouve charmante. Leur déjeuner à l'Édito place Darcy est plus une "date" qu'un entretien professionnel. Ils sont sous le charme. En fait Flo ne perd pas de temps, elle a mis un peu de philtre dans leurs verres. Au lieu de retourner à la mairie, elle lui propose de prendre le café chez elle dans son nouvel appartement qu'elle veut lui montrer, elle a une terrasse avec une superbe vue. Ils font tout le trajet à rire, à se regarder et à peine la porte d'entrée franchie, elle se jète sur lui et l'embrasse. Il recule. Il a un peu peur. Puis il se rapproche et l'embrasse à son tour, timidement.

Ils n'atteindront jamais la terrasse. Pas le café non plus. Juste de la luxure torride entre midi et deux.

De la fenêtre de son bureau le maire les voit revenir. Il comprend tout de suite qu'elle a un nouveau partenaire de jeu. Un jeune. Ils trouve qu'ils vont bien ensemble. Elle a l'air heureuse.

Le soir même elle prend l'apéritif chez Ludovic pour faire la connaissance de la petite sœur, Clara. L'ambiance est détendue, bienveillante, joyeuse et elles s'entendent bien même si la communication est limitée comme la notion de langue des signes de Florence, mais elles se comprennent bien et rient comme des copines alors qu'elles viennent à peine de se rencontrer, quelques gouttes de philtre ont dû tomber dans son verre. Ludo est encore sous emprise. Ils terminent la soirée et la nuit les trois dans le lit où les orgasmes se multiplient jusqu'au petit matin.

Deux semaines plus tard, Ludovic admire la vue depuis la terrasse. Il s'est installé chez Flo et a laissé son studio à Clara. Il est heureux, elles sont heureuse, Florence est épanouie dans le bonheur d'avoir réussi sa mission. Pour Clara, c'est une révélation, elle commence à faire des rencontres et à ramener de jolies demoiselles chez elle, Noëlle a activé son réseau pour la faire connaitre et il y a beaucoup d'amatrices pour appréhender la langue des signes de la jolie Clara dont les formes plantureuses ne les laisse pas indifférentes.

Un matin, Florence trouve une superbe corbeille de fruits sur son bureau avec un mot du maire : "tous mes vœux de bonheur à mon ex-ange gardienne d'amour". Et c'est sincère. Parce qu'il l'aime. Et ils s'aimeront toujours d'une façon ou d'une autre même si le S est révolu dans leur relation. C'était juste une belle histoire avant que chacun reprenne son chemin intime en pensant sincèrement la même chose : "Merci Noëlle."

***

Jusqu'ici, tout va bien, enfin, ça allait
Confiante et peur de rien avant de tomber
On verra bien demain, mais ça, plus jamais
J'ai pas l'air de m'en faire, mais si vous saviez
Comment c'est dans ma tête, ça me fait vriller
L'angoisse me fait la guerre et part en fumée

Jour après jour, je m'habitue à mes ennemis qui me tuent
Et j'apprendrai toutes les vertus
Oh, jour après jour, je m'habitue, quand j'en attends trop, j'suis déçue
Mais grâce à ça, moi, j'évolue

Comment faire pour tuer mes démons ?
Comme un ange en enfer, j'oublie mon nom,
Si la magie opère, tous ils tomberont,
Comment faire pour tuer mes démons ?

Tuer mes démons ?

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