Chapitre 3 - Suhua
Je suis complètement folle. Je suis un inconnu riche jusqu’à sa maison, dans un pays inconnu.
J’attrape mon portable et télécharge l’application Instagram. Durant le trajet, je me crée un compte. Je prendrai une photo plus tard pour mon profil. Je me tourne vers Felix.
- Tu as quel âge ?
- Vingt-cinq ans. Et toi ?
- Vingt-deux.
La voiture s’arrête devant un portail en bois sombre, sculpté de motifs floraux presque effacés par le temps. Derrière, un chemin de pierres plates serpente entre des érables japonais et des lanternes de pierres moussues.
Je n’ose pas parler. Je suis Felix, qui marche avec une aisance tranquille, comme s’il appartenait à ce lieu depuis toujours.
La villa se dévoile peu à peu, nichée dans les hauteurs d’Arashiyama, à l’orée de la forêt de bambous. Le toit en tuiles vernissées brillent sous le soleil d’hiver, et les murs en bois de cèdre semblent fragiles. Des portes coulissantes en papier de riz s’ouvrent sur un intérieur baigné de lumière.
- C’est chez toi ? murmuré-je, impressionnée.
Felix hausse les épaules avec désinvolture.
- C’est la maison de mon père. Mais j’y vis seul, quand je suis à Kyoto.
Nous entrons et retirons nos chaussures. Le sol de tatamis craque légèrement sous nos pas. Une odeur de bois chaud et de thé vert flotte dans l’air. Le salon principal s’ouvre sur un jardin intérieur, où un bassin de carpes koi reflète le soleil. Un érable rougeoie au centre.
- C’est très traditionnel, dis-je.
- Oui, mais ne t’en fais pas. J’ai quand même du wifi et une douche.
Je souris et Felix me conduit à travers les différents pavillons de la maison. Il fait coulisser une porte qui donne sur une pièce spacieuse avec un futon posé au sol. La chambre est vide, si on ne compte pas les deux étagères en bois et la coiffeuse, et il y a une grande baie vitrée qui donne une vue magnifique sur le mont Arashi et la bambouseraie de Sagano que la villa surplombe.
- Ta chambre. Tu peux poser tes sacs de vêtements, et après je te montre la salle de bain.
J’obéis et suis ensuite Felix à travers un dédale de couloirs jusqu’à arriver à une porte coulissante en papier de riz, comme toutes les autres. Derrière se trouve une vraie salle de bain moderne, ce qui contraste pas mal avec le reste de la maison.
- Il y a du savon et du shampooing ici… Si tu as besoin de quoique ce soit, demande-moi.
Il s’apprête à faire demi-tour.
- Felix ?
- Oui ?
- Pourquoi tu as accepté de faire le tour du Japon avec moi ?
Le jeune homme soupire, et, glissant ses mains dans ses poches, s’appuie sur la chambranle de la porte.
- Parce que… J’avais… Besoin de me libérer de…
Il grimace.
- C’est privé, finit-il par dire. Peut-être qu’à force de se côtoyer, je te connaîtrais assez pour te le dire. En attendant, Suhua Liu, je garde le secret.
Je lève les yeux au ciel en souriant, puis le pousse.
- Laisse-moi prendre une douche.
- Ok, ok.
- 你最好别想在我洗澡的时候偷看*.
Felix hausse un sourcil.
- Je n’ai rien compris.
- C’est du mandarin. Je croyais que tu parlais beaucoup de langues ?
- Je n’ai pas dit « beaucoup », déjà. Je parle juste japonais, français, anglais et un peu coréen.
- Juste n’est pas le terme approprié, Monsieur Felix Nagashi.
Il sourit.
- Moi aussi je peux te parler dans une langue que tu ne comprends pas. Ça ne sert à rien de frimer.
- Allez, laisse-moi.
- Tu me vires de ma salle de bain ? plaisante-t-il.
Je souris.
- Tu as tout compris.
Felix fait mine d’être indigné et finit par s’en aller. Je repars rapidement à la chambre pour chercher des sous-vêtements que j’avais glissé dans le tas en espérant que Felix ne les verrait pas.
Puis, je vais sous la douche. Je lave mes cheveux et prends mon temps pour me détendre sous l’eau chaude. Le liquide brûlant roule sur ma peau et rougit mon corps nu. Je tourne la tête et sursaute. Il y a un miroir juste en face de la douche, ce qui est assez perturbant. Je détourne le regard de mon propre corps et éteins l’eau. Des gouttes perlent à la pointe de mes cheveux que je sèche avec une serviette, puis j’essuie mon corps. J’enfile les sous-vêtements, puis la première tenue que Felix a achetée : une robe chemise à carreaux marrons et noirs, avec des fines lignes blanches, moulante au niveau du buste puis évasée à partir de la taille, qui est d’ailleurs enserrée par un ruban accordé à la robe. Le vêtement n’a pas de manches et se porte avec, en-dessous, un pull blanc en laine fin mais chaud. J’enfile des collants noirs et un petit short cycliste noir en-dessous de la robe, comme elle s’arrête mi-cuisse. Je coiffe mes cheveux qui bouclent dans mon dos et pose de travers un béret accordé à la robe.
Je sors de la chambre et enfile des bottines noires en cuir, puis je me poste devant un miroir et prends une photo.
C’est un style que j’adore. Un mélange de différents looks : le look chic, parisien, et le look casual coréen.
Je publie le cliché sur Instagram.
Ma toute première publication.
Pour la photo de profil, je rejoins ma chambre et ouvre la baie vitrée pour prendre en photo la vue.
Une fois que je suis prête, je rejoins Felix dans le salon. Le jeune homme dispose sur la table basse en bois des mochis. Je penche la tête sur le côté.
- Tu fais quoi ?
Felix sursaute et lève ses yeux vers moi. Une lueur passe dans son regard et il me dévisage de la tête aux pieds, avant de revenir à mon visage. Il me sourit très légèrement.
- Je suis allé les chercher hier à Hakushindō, un magasin de produits alimentaires traditionnels. Karina en raffole, mais j’ai oublié de lui apporter ce matin. Je me suis dit que pour le début de ton road-trip, ça serait pas mal.
Je m’avance vers la table et m’assois. Rien ne me prouve que Felix ne m’empoisonne pas, pourtant je me saisis de baguettes et attrape un mochi vert kaki et le porte à ma bouche.
- C’est à quoi ? demandé-je.
Il lit l’inscription en japonais.
- Thé vert. C’est spécial. Personnellement, je trouve que ça a un goût de réglisse, mais ce sont les préférés de Karina.
Je souris et en goûte un autre aux graines de sésame.
- Tu es proche de ta sœur ? demandé-je.
Felix s’assoit face à moi et attrape un mochi à la cacahuète.
- Oui.
- Elle partait où, ce matin ?
Ma phrase me fait penser à consulter l’heure. J’ai rencontré Felix à presque huit heures du matin, et il est déjà onze heures.
- Voir notre père.
- Il est en déplacement ? Ou il ne loge plus du tout à Kyoto ?
Felix fronce légèrement les sourcils.
- Il est en déplacement à Paris. Et sinon, quand il est au Japon, il vit à Tokyo.
- Oh.
- Et toi ? Tu es fille unique ?
Je secoue négativement la tête.
- J’ai un grand frère, Suhui. Il habite à Lyon avec sa copine, Lia.
- Laisse-moi deviner. Itzy ?
Je ne peux pas retenir mon petit rire et Felix sourit aussi.
- Non, je ne pense pas.
- Suhua et Suhui Liu. La ressemblance est voulue ?
- Je n’en sais rien.
Felix opine du chef et me désigne un mochi rose que je dois absolument goûter, mais il refuse de me dire à quoi c’est.
- Je te dirai après.
- D’accord, grogné-je.
Je l’attrape et croque dedans. Une saveur sucrée se répand sur ma langue et je pousse un petit soupir.
- C’est à quoi ? C’est très bon.
Felix sourit, moqueur.
- Ah oui ? C’est à la betterave crue.
J’écarquille les yeux.
- Felix, je suis allergique à la betterave. Et mon médecin m’a dit que c’était encore plus grave de la manger crue.
Il ouvre de grands yeux.
- Je ne savais pas, je suis désolé, dit-il avec empressement. Tu… ça te fait quoi ? Tu as besoin de médicaments ? Il y a une pharmacie pas loin, je peux aller t’en acheter.
- Ça me provoque de l’eczéma. Il me faut des corticoïdes en crème ou en pommade.
Felix se lève.
- Je cours chercher ça. En attendant, euh… Je suis vraiment désolé, je…
Il ne finit pas sa phrase. Je n’ai même pas le temps de lui dire que c’est sur prescription médicale, il se précipite dehors.
*Nǐ zuì hǎo bié xiǎng zài wǒ xǐzǎo de shíhòu tōukàn . En mandarin : “et ne t’avise pas de m’espionner sous la douche”

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