Chapitre 5 - Suhua
Lorsque je me réveille, je quitte ma chambre et rejoins directement la cuisine. Felix n’y est pas, et je ne le vois nulle part ailleurs. Je vais m’asseoir sur les coussins dans le salon pour l’attendre et allume sa télé. Il m’a dit de faire comme chez moi, il me semble, alors ça ne risque pas de le déranger.
Je passe les chaînes au hasard jusqu’à tomber sur une qui diffuse Le Château dans le ciel. C’est mon Ghibli préféré. L’histoire est tellement émouvante, et la relation entre Sheeta et Pazu est sincère, adorable.
J’entends du bruit et je me retourne. Felix fait son apparition, ses cheveux décolorés en bataille. Il porte un jogging et un sweat, contrastant avec son élégance d’hier.
- Tu es réveillée, lance-t-il.
- Oui.
- T’as mangé ?
Je secoue négativement la tête. Je n’ai pas osé toucher à sa nourriture, et de toute façon, je ne sais même pas ce qu’il mange au petit-déjeuner.
- Ok. Habille-toi, alors. Je vais t’emmener prendre le petit-déjeuner quelque part.
- Ok.
Je file dans ma chambre pour enfiler un jean bleu clair taille haute avec un pull large blanc que je rentre dans mon pantalon et qui retombe légèrement sur le devant.
Felix m’attend dans l’entrée, habillé comme s’il allait au Met Gala. Il porte un ensemble blanc et il a coiffé ses cheveux qui retombent sur ses épaules. Il a quelques bagues en or aux doigts, et sa montre est toujours à son poignet.
Quand j’étais petite, je détestais les garçons aux cheveux longs. Je ne trouvais pas ça beau. Mais sur Felix, ça fait élégant.
- Prête ?
- Tu comptes t’habiller normalement un jour ?
Il fait mine d’être offensé.
- Je suis habillé normalement. Excuse-moi d’aimer le style chic.
Je fais semblant d’être exaspérée tout en mettant mes chaussures.
Nous sortons de la villa de Felix. L’air est frais et le soleil vient seulement de se lever. La neige n’a pas fondu mais il n’en tombe plus, et je ne regrette pas mon pull épais. Nous descendons quelques allées jusqu’à arriver en face de la forêt de bambous, surplombée par le mont Arashi.
Nous arrivons devant une petite boulangerie qui fait face à la bambouseraie.
- Une boulangerie, sérieux ? Je pensais que tu allais me faire découvrir des trucs japonais. Je suis française, je te rappelle.
- C’est pour que tu sois pas trop dépaysée. Et, en plus, ce sont des viennoiseries françaises revisitées à la japonaise.
Je ne réponds pas et entre dans la boutique. Felix me suit et on s’avance vers le comptoir. Il y a des croissants au matcha, des éclairs au sésame noir, des financiers au thé vert et j’en passe. Tandis que Felix commande – je lui ai dit que je lui faisais confiance – j’observe un peu le décor. La boulangerie fait style parisien, avec un charme raffiné. Dehors, on est accueillis par une façade élégante, aux grandes vitrines encadrées de bois sombre, laissant entrevoir les pâtisseries et baguettes. Le logo me fait penser aux boulangeries de quartier du Marais ou de Saint-Germain-Des-Prés.
À l’intérieur, le sol en carreaux de ciment noir et blanc contraste avec les murs crèmes, ponctués d’étagères en bois clair où reposent des pains de campagne, des baguettes dorées et des petites brioches aux pépites de chocolat. Le comptoir est en marbre blanc, surmonté de suspensions en laitons.
L’odeur du beurre chaud et du café fraîchement moulu flotte dans l’air. Quelques tables en bois brut sont disposées près des fenêtres, avec des chaises bistrot en rotin, avec vue sur la bambouseraie et le mont Arashi.
Felix m’indique l’une d’elles et nous nous y asseyons, avec deux gobelets fumants et le sachet en papier kraft. Il n’y a personne dans la boulangerie, juste lui et moi.
Le jeune homme dépose devant moi le gobelet et il m’indique que c’est un café latte.
- Comment tu sais que je n’aime que le café latte ?
Il hausse les épaules.
- Je ne le sais pas, en réalité. J’ai pris au hasard.
Il ouvre le sachet et pose devant moi un croissant au matcha et un éclair au sésame noir. Il les coupe en deux.
- Une moitié chacun, ça te va ?
- Oui, merci.
Felix me sourit et attrape son bout de croissant. Je le goûte aussi. Je dois faire une tête bizarre, car je vois Felix se retenir de rire.
- Tu aimes bien ? demande-t-il.
- C’est… trop bizarre. J’ai l’impression de manger un croissant à l’herbe.
- Mais ?
- Mais ça va, c’est bon.
- Tu vois, je te l’avais dit.
- Tu me l’as dit ?
- Je suis un riche japonais raffiné et passionné par la culture française. Donc en te l’achetant, je te l’ai dit implicitement.
Je fronce les sourcils.
- Wow, il n’y a vraiment aucun rapport.
- Si.
Je lève les yeux au ciel avec un léger sourire en coin. Felix boit une gorgée de son café noir et croque ensuite dans son éclair au sésame.
- Tu es déjà allée à Paris ? me demande-t-il.
- Euh, ouais, une fois. Ma mère cherchait un local pour ouvrir son resto asiatique, et elle s’était dit que ça marcherait à Paris. Mais les locaux étaient trop chers, alors on est retournées en Bretagne et elle a ouvert son resto à Rochefort-en-Terre, au rez-de-chaussé de notre maison.
Felix hoche la tête.
- Et ton père ? questionne-t-il en trempant son éclair dans son café, sous mon œil interloqué.
- Tu viens vraiment de tremper ton éclair dans ton café ?
- C’est un crime gastronomique, en France ?
- C’est… étrange.
Felix hausse les épaules. Je souris malgré moi et baisse les yeux sur mon café qui a refroidi. Je tente de répondre à la question de Felix sans donner trop de détails sur ma vie privée et la raison de mon arrivée au Japon.
- Mon père est parti quand j’avais huit ans. Il est retourné à Taïwan. Il disait que la Bretagne était trop grise. Trop lente.
- Tu l’as revu ?
Je soupire.
- Une fois. Il est venu pour l’ouverture du resto de ma mère. Il est resté deux jours, puis il est reparti. Depuis, silence radio.
Felix hoche à nouveau la tête, sans commentaire. Un couple âgé entre et commande, puis repart.
- Et ton frère est avec sa copine à Lyon, finit le jeune homme en appuyant son menton sur son poing.
- C’est ça.
- Et toi ? demandé-je, curieuse.
Felix entrouvre les lèvres, hésitant. Il pousse un petit soupir.
- Mon père vit à Tokyo mais est souvent en déplacement. Je ne lui parle plus. Ma mère est… morte d’anaphylaxie quand j’avais dix ans.
Ce qui explique son inquiétude quand j’ai mangé de la betterave. Il a vu une personne proche mourir à cause d’une allergie. Je m’en veux immédiatement de lui avoir dit « Je n’allais pas mourir ».
- Et Karina… J’ai toujours été proche de ma sœur, mais ça s’est accentué quand ma mère est morte.
Je sens que lui non plus ne me dit pas tout. Il ne m’explique pas pourquoi il ne parle plus à son père, il ne m’explique pas pourquoi il s’est rapproché de sa sœur.
Honnêtement, je le comprends. Je ne lui ai quasiment rien dit, moi non plus. Peut-être que pendant l’année que l’on va passer ensemble, on finira par être assez proches pour se le dire. Mais pour le moment, il reste un inconnu et inversement.

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