Chapitre 6 - Felix

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Avoir parlé de ma famille ne m’a pas mis à l’aise. Je ne sais même pas pourquoi j’ai balancé tout ça à Suhua. Peut-être parce qu’elle l’a fait aussi.

- On s’en va ? propose-t-elle soudainement.

- Ok.

Intérieurement, je la remercie. Peut-être que sortir de la boulangerie va éloigner les mauvaises ondes qui émanent de nous.

Suhua observe la bambouseraie avec admiration, et je lui propose d’aller faire un tour. Elle accepte en secouant la tête avec engouement, ce qui me fait sourire.

- J’y pense, t’as un copain ?

- Si j’en avais un, je ne serais pas ici, décidée à passer une année avec un autre mec.

- Ok. Pareil. J’ai toujours été célibataire, en fait. Tu sais, comme mon père est assez influent, je dois faire attention pour ne pas entacher sa réputation. C’est pas que je n’ai pas le droit d’être en couple, mais c’est que c’est mieux pour notre image.

- Ah, d’accord.

Je glisse mes mains dans les poches de mon pantalon blanc et penche la tête en arrière, respirant l’air glacé de l’hiver à Kyoto.

- Excuse-me…

Je sens une main se poser sur mon épaule, et je me retourne en même temps que Suhua. Une jeune femme se tient face à nous. Elle n’est pas asiatique : elle a des cheveux roux qui lui arrivent aux épaules, de grands yeux verts et un visage rond. Elle a un accent écossais, je suppose qu’elle en vient.

- I saw you earlier, in the bakery. You looked so beautiful. Can I have your phone number ?

Je jette un regard à Suhua. Elle a l’air perdue. Visiblement, elle a de grosses difficultés en anglais, aussi.

- Sorry, réponds-je. It’s my girlfriend.*

Je désigne Suhua. J’aurais aussi pu dire « non », tout simplement, mais j’ai le sentiment que la rousse aurait insisté.

La jeune femme hoche la tête et repart, rougissante. Suhua me regarde.

- Elle voulait ton numéro ?

Je soupire.

- Oui.

- Ça t’arrive souvent ?

- En vrai, pas tant que ça. Une fois de temps en temps.

- Quand les gens m’arrêtent dans la rue, en France… Primo, ce n’est jamais pour mon numéro. Ils me demandent le chemin, un resto pas loin, ce genre de choses. Deuzio, ils me parlent soit en japonais, soit en chinois, parfois en coréen. Mais à chaque fois, c’est bancal. J’ai envie de leur foutre des claques. Je parle français, merde.

Son énervement me fait sourire, même si je comprends que ça puisse être énervant. C’est une forme de racisme, après tout, n’est-ce pas ? Peut-être que les gens ne pensent pas mal, mais visiblement, ils ne pensent pas non plus qu’une personne asiatique soit capable de comprendre le français.

Nous évoluons dans la forêt de bambous, sur les sentiers caillouteux recouverts de neige. Suhua prend pleins de photos. Elle se poste même devant un petit ponton japonais rouge en plein milieu des bambous et me demande de la photographier.

- C’est pour Insta ?

- Ouais, répond-elle en récupérant son portable.

Je replace mes mains dans mes poches tout en la fixant avancer devant moi. Je suis encore étonné qu’elle ait accepté de me suivre dans ma folie de faire le tour du Japon en un an, mais cette fille m’a l’air d’avoir du caractère et d’être pleine de surprises.

- Tu as du succès ?

- Nan, pas trop, répond-elle en donnant un coup de pied dans un cailloux pour le sortir de sous la neige. Les mecs au collège ne me parlaient pas, j’avais des amis, bien sûr, mais je ne suis jamais sortie avec quelqu’un. Enfin, j’ai eu plusieurs déclarations quand même.

Je souris et mords mes joues pour ne pas rire. Elle n’a pas compris ma question.

- C’est ridicule, de ne jamais avoir eu de relation amoureuse à vingt-deux ans ?

- Premièrement, non. Je te rappelle que je suis dans ton cas, sauf que j’ai vingt-cinq ans. Secondement, je te demandais si tu avais du succès sur Instagram.

Suhua rougit et sourit nerveusement.

- Je m’en fous, du succès. Ça me fait juste rire de publier sur les réseaux comme si j’étais une influenceuse, et non pas une fille pauvre au chômage.

J’ai failli lui demander pourquoi elle n’était pas allée travailler dans le resto de sa mère suite à avoir été virée du sien, mais une petite voix en moi me dit de ne pas le faire.

- Alors amuse-toi, réponds-je.

Je la regarde partir presque en courant pour photographier une fleur hivernale, puis le ciel, ainsi que quelques statuettes en pierre représentant d’anciennes divinités. Je sens que cette année va être amusante.

Mon téléphone vibre dans ma poche et je le sors. C’est un message de Karina.

Papa demande à te voir.

Je hausse un sourcil. Honnêtement, je n’en ai pas envie. D’ailleurs, je suis sûr que Karina le sait. Et de toute façon, je ne peux pas aller à Paris maintenant. Je dois rester avec Suhua.

Moi : 1 – je suis occupé. 2 – je n’en ai rien à faire.

Karina : Occupé à quoi ? Tu passes tes journées à rien foutre à Kyoto.

Moi : Occupé.

Certes, je suis proche de Karina, mais je sais qu’elle désapprouverait mon idée de road-trip avec une inconnue, même si je ne considère plus Suhua comme une inconnue. Que se passerait-il si une photo de Suhua et moi était amenée à apparaître dans un magazine à scandale ?

Je lève les yeux et cherche du regard la jeune femme, mais je ne la vois pas.

Mince.

Où est-ce qu’elle est ? Je presse le pas, observant chaque chose qui pourrait servir d’endroit à photographier. J’aurais dû lui demander son numéro, au cas où on se perdrait.

La panique monte rapidement en moi. Cette femme est adulte, elle n’est pas sous ma responsabilité, mais je me suis promis intérieurement de prendre soin d’elle.

Ça fait déjà deux conneries, Felix.

J’accélère encore, à deux doigts de demander à des passants s’ils l’ont vue.

Je la trouve accroupie, face à un petit garçon qui pleure. Je pousse un soupir de soulagement. Elle parle en mandarin à l’enfant, qui ne comprend pas un mot étant donné qu’il braille en japonais.

Suhua lui chante une comptine taïwanaise et le garçon s’apaise. Je m’accroupis à côté de la jeune femme.

- Tu peux éviter de disparaître comme ça ? demandé-je, le cœur battant encore un peu vite à cause de l’angoisse.

- Désolée. Mais j’ai entendu pleurer.

Un homme arrive en courant et se poste devant le petit enfant. Il nous explique en japonais qu’il l’a perdu de vue seulement quelques secondes, et que son fils est parti. Puis, le père nous remercie et s’en va en serrant son enfant dans ses bras.

Suhua et moi nous relevons et je frotte la neige qui s’est collée sur le bas de mon pantalon.

- C’est toi qui est resté en arrière, finit par dire la jeune femme.

- Je parlais à ma sœur.

- Tu ne sais pas écrire des textos en marchant ?

Elle hausse un peu le ton.

- Eh, on va quand même pas se disputer pour ça. Si dès le deuxième jour, on s’hurle dessus, on va pas tenir un an, réponds-je doucement.

Suhua croise les bras.

- Je n’aime pas être accusée.

- Tu…

Je soupire.

- D’accord, désolé.

Elle me sourit, moqueuse, et je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au ciel, exaspéré.

- Je pensais que tu étais vraiment vexée.

- Je suis juste une bonne actrice.

- Tu as fait du théâtre ?

Suhua hoche la tête.

- Je voulais devenir actrice, mais ma mère n’était pas d’accord, alors elle m’a engagée comme serveuse dans son resto.

Je me fige. Elle s’est faite virée par sa propre mère ? Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Je ne pose pas la question. Chacun a le droit à ses secrets, après tout.

* - Je vous ai vu tout à l’heure, dans la boulangerie. Vous aviez l’air très beau. Est-ce que je peux avoir votre numéro ?

- Désolé. C’est ma petite amie.

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