Chapitre 11 - Suhua

6 minutes de lecture

9 février – 17 heures 58

Tokyo

Nous arrivons au niveau de l’observatoire principal et je lâche le bras de Felix. Il ne m’a rien dit de plus sur la soirée VIP, et je n’ai pas insisté. Il s’est passé quelque chose ce soir-là, qui l’a blessé.

Je m’avance et me colle à la vitre en verre pour observer Tokyo qui s’étend sous mes yeux. Je peux apercevoir le quartier Shinjuku et le mont Fuji se dessine derrière les nuages. Je baisse les yeux et suis prise d’une sensation de vertige quand je réalise que le sol est un parquet en verre et que je vois le sol très, très loin de mes pieds. Ma tête tourne légèrement, et je finis par me raccrocher à Felix.

- Désolée.

- Ne t’en fais pas. On appelle ce sol Lookdown Window.

Agrippée à son bras gauche, je me promène tout le tour de l’observatoire. Il y a un petit sanctuaire shinto intégré, c’est magnifique.

- Tu veux qu’on redescende ou on va au deuxième étage ?

- Le sol est aussi en verre ?

Felix désigne le sol ici.

- Tout n’est pas en verre, déjà, ici. Et ensuite, à l’étage, le sol n’est pas vraiment transparent.

- On va y aller, tu as payé plus cher juste pour ça. Tant que l’ascension se fait en ascenseur…

Le jeune homme sourit et nous faisons la queue pour monter dans l’ascenseur. Quand vient notre tour, j’entre dedans en me répétant que tout va bien se passer, que c’est sécurisé, que des milliards de gens l’ont fait avant moi, que c’est testé…

Au dernier étage qui se trouve à deux-cents cinquante mètres de haut, l’ambiance est futuriste. Il y a des éclairages LED. Le sol est parfois translucide ou vitré, mais ce ne sont pas des plaques transparentes comme en-dessous.

Je prends une photo de la vue et la poste sur Instagram, sauf que je n’ai quasiment pas de réseau ici. En tout cas, c’est magnifique. Il est déjà dix-huit heures passées, alors le soleil se couche à l’horizon.

Même si j’ai peur, je ressens une certaine sensation de liberté. Je ne pense plus au message de ma mère, qui est sûrement très en colère contre moi.

Je me sens… libre. Vraiment. Je suis avec un homme que je ne connais que depuis un mois, prête à faire un road-trip dans un pays que je n’ai jamais visité et qui parle une langue que je ne comprends pas. Je fais ce que je veux parce qu’il peut tout me payer.

Je n’ai aucune attache. Je peux juste être moi-même pendant un an. Un an de répit avant de devoir reprendre ma vie, à Rochefort-en-Terre. Je ne sais pas ce que je cherche, mais je sais ce que je fuis. Un an. C’est peu. C’est beaucoup. C’est tout ce que j’ai pour décider quoi faire de ma vie.

Felix me sourit.

- Tu vas bien ?

- Oui. Mieux que tout à l’heure.

- Tant mieux. On va devoir tout refaire dans le sens inverse, après.

J’opine du chef. Descendre me fait moins peur que monter. Je me rapproche du bas, et je me dis que si je tombe, ce sera toujours moins grave que si je tombe de là où j’étais avant. C’est stupide, mais c’est une manière comme une autre de me rassurer.

- Felix ?

Je sursaute en même temps que le jeune homme. Nous nous retournons de concert. Une femme se tient face à nous. Elle a de courts cheveux noirs qui lui arrivent au milieu de la nuque, et des lunettes sont posées sur son nez. Elle est vêtue d’une robe Chanel moulante noire et elle a un sac Hermès en main. Je remarque son collier Dior.

S’ensuit une conversation en japonais entre Felix et la jeune femme. Il semble essayer de la calmer, tandis qu’elle hurle, parle rapidement et fait de grands gestes.

La femme me fixe avec haine et je me demande rapidement si ce n’est pas une ex-petite amie de Felix, puis je me souviens qu’il m’a dit avoir toujours été célibataire.

- Je te présente Suhua Liu, dit-il en français. Et Suhua, je te présente Karina Nagashi, ma grande sœur.

J’ouvre la bouche puis m’incline plusieurs fois face à la femme.

- Ah, c’est donc avec toi qu’il est occupé, crache-t-elle. Felix, tu es vraiment le mec le plus con que je connaisse.

Je ne suis pas étonnée que la femme parle français.

- Notre père veut te voir, et toi tu dis non parce que tu es à Tokyo avec une fille. J’y crois pas.

- Karina, ne t’énerve pas, tempère son frère. Suhua et moi faisons un road-trip du Japon.

- Tu n’as vraiment que ça à faire ? Alors que ton père, celui grâce à qui tu es aussi riche, a besoin de toi ?

Ça me blesse d’entendre la dispute, parce que je me souviens que Felix m’avait dit qu’il était proche de sa grande sœur et qu’il tenait beaucoup à elle.

- Et tu la connais d’où, la Suhua Liu ? Je n’ai jamais entendu parler d’elle.

Karina me dévisage de la tête aux pieds, et j’ai envie de disparaître dans un trou.

Felix tente de raisonner sa sœur sur le fait que ce n’est pas grave s’il ne traînait pas qu’avec des gens du même statut que lui, que j’étais dans le besoin. La jeune femme est hors d’elle.

- Je comprends que tu sois en colère contre notre père, Felix. Mais tu exagères.

- On devrait aller discuter posément dans un café, suggère-t-il. De toute façon, je commence à avoir faim.

Karina croise les bras puis obtempère. Je ne sais même pas si je suis censée les suivre, mais Felix me fait un signe.

* * *

Karina choisit un restaurant gastronomique au lieu d’un simple café. Je suis assise à côté de Felix, et sa sœur est en face de nous. Il lui raconte comment on s’est rencontrés, ce qu’il m’a proposé, et Karina finit par se détendre.

- Je suis toujours en colère contre toi, Felix. Seulement…

La jeune femme soupire.

- Je sais très bien que je ne te ferai pas changer d’avis. Et puis… Si c’est juste un an… Bon, ok, c’est énorme, mais c’est comme si c’était toi et moi qui faisions notre tour du Japon habituel, sauf que tu le fais avec elle.

Je suis assez soulagée que sa sœur accepte. J’avais trop peur de me retrouver à la rue, à Tokyo. Karina croise les bras sous sa poitrine.

- Je ne savais pas que tu étais prêt à accueillir une femme dans ta vie, Felix. Tu es encore si jeune pour moi.

- C’est pour un an, répond simplement le jeune homme.

- Veille à ce qu’il n’y ait pas de scandale. C’est juste ça.

Karina me sourit et je lui rends, timide.

- Le Japon te plait, Suhua Liu ?

- Oui, c’est très beau… Felix m’a fait visiter Kyoto et on est arrivés à Tokyo hier. Mais j’aime beaucoup.

- Prends soin d’elle, ajoute Karina à son frère.

En plein milieu du repas, Felix quitte la table pour aller aux toilettes et Karina se penche vers moi. Je sens d’ici son parfum aux jasmins, mélangé à l’odeur de champagne qu’elle boit depuis tout à l’heure.

- Tu arrives vraiment à le supporter ?

Je hausse les sourcils.

- Pardon ?

- Felix. Tu arrives à le supporter ? La plupart des femmes qu’ils rencontrent dans des soirées VIP ou des galas l’approchent parce qu’il est charismatique, mais repartent dès qu’elles ont à faire à son caractère de lion. Il dit que le signe astro ne joue pas, mais moi je suis sûre que si.

Je ne peux retenir mon sourire. Puis je repense aux femmes qui l’approchent.

- Felix couche avec des femmes après les soirées VIP ?

Je croyais qu’il devait faire attention à son image. Il ne peut pas être un play-boy.

Karina éclate de rire, renversant sa tête en arrière. Elle m’a l’air un peu ivre.

- Non, non. Mais des femmes tentent de le séduire. Je crois qu’il n’a jamais… Enfin, ça ne me regarde pas.

La discussion avec la sœur de Felix est lunaire.

- Mais sinon… Oui, je le supporte. Il est gentil. Je l’apprécie.

- D’accord. C’est cool pour lui de faire des rencontres. Il fait tellement attention à son image qu’il n’a pas d’amis. C’est pour ça que j’étais étonnée qu’il accepte de passer un an avec toi.

Felix revient à ce moment-là et regarde l’heure sur sa montre.

- Suhua, on va y aller. Demain, je dois te faire visiter le Rikugien Garden.

Je m’incline face à Karina, qui remplit sa flûte de champagne.

- Oneechan*, on te laisse. Ne bois pas trop.

Karina répond par un « ok » et Felix et moi quittons le restaurant.

*Une façon de dire “grande sœur” affectueusement en japonais.

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