Chapitre 21 - Felix

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31 mars – 19 heures 33

Osaka

Suhua et moi rangeons un peu la tente avant notre départ demain matin pour Oshino Hakkai, un petit village traditionnel perdu en pleine campagne, à environ sept kilomètres du mont Fuji.

- Felix, t’es vraiment, mais alors, vraiment… Chiant, claque Suhua sur un ton mi-amusé mi-exaspéré.

- Qu’est-ce que j’ai encore fait ?

Elle brandit un sac que j’ai acheté dans une boutique d’Osaka pour entasser des vêtements.

- C’est essentiel.

- Clairement pas.

- Mais si !!!

- Oui, sauf que nos quatre valises prennent déjà énooooormément de place, et que maintenant nos futons sont collés.

Je soupire.

- Bah ça va, c’est pour une nuit, on va pas en mourir.

Suhua râle et se met debout, les mains sur la taille. Elle observe la tente, un sourire fier aux lèvres.

- Elle n’a jamais été aussi bien rangée.

- On aurait dû la ranger demain, je vais foutre le bordel ce soir en me changeant.

Mon amie me donne une tape derrière la tête.

- Eh bah tu feras attention.

Je ris doucement et sors de la tente. J’ai acheté des ramens tout faits dans des petits bols en aluminium, qu’il faut juste faire réchauffer. J’allume un feu pour m’en occuper, et Suhua me rejoint. Il fait quinze degrés dehors, elle a laissé tomber les sweats et porte un t-shirt large et un legging noir.

Elle se pose près du feu et s’allonge dans l’herbe.

- C’était sympa, le camping, dit-elle en essayant d’attraper des fleurs sauvages entre ses orteils nus. On va où, là ?

- Oshino Hakkai. Il faut remonter un peu plus dans le nord, c’est à cinq heures d’ici. Le train en partant de la gare d’Osaka est à sept heures dix-huit, donc réveil à cinq heures trente.

- Oh, je vais être crevée.

- Tu dormiras dans le train.

Suhua souffle et se relève sur ses coudes pour me regarder.

- Ou on se couche tôt.

- Non. Le ciel sera dégagé cette nuit, on pourra regarder les étoiles.

- En discutant de notre vie privée sur un air de guitare ? demande-t-elle.

Je retire les bols en aluminium du feu et souris.

- Exactement.

Suhua rit et s’assoit pour manger. Je lui tends des baguettes et elle entame son ramen. Nous passons le repas à rire et à nous embêter, puis nous passons au dessert : une orgie de bonbons. Nous avons fait le plein de nos sucreries préférées tout à l’heure et devant nous s’étalent des paquets Haribo, mais aussi des bonbons japonais que j’adore, comme des konpeitō*.

Le soleil ne se couche qu’à vingt-et-une heures, étant donné que nous sommes au printemps et que les journées s’allongent. J’estime que le ciel sera suffisamment sombre pour observer les étoiles dans une heure, alors j’installe une couverture par terre et des bonbons partout autour, ce qui me vaut un regard exaspéré de Suhua.

Elle me regarde comme ça, mais je sais très bien qu’elle va manger le paquet de pêches Haribo à elle toute seule. Pour rire, je dispose des konpeitō de façon à reproduire la Grande Ourse.

- Voilà ! Des petites étoiles pour faire une petite constellation.

- En fait, t’as cinq ans.

Je lui souris.

- Je vais bientôt avoir six ans.

- Il va falloir attendre le sept août, c’est pas bientôt.

- Tout est relatif.

Suhua s’installe sur la couverture et s’allonge en piochant dans les bonbons. Ses cheveux s’étalent autour d’elle, elle est magnifique. Je m’en veux de penser ça, mais… Je n’arrive pas à refouler mes sentiments pour elle.

Je ne sais même pas si elle s’en doute. Elle n’en a jamais parlé, mais en même temps, ce n’est pas le genre de sujet que tu peux aborder de but en blanc. Peut-être que comme elle me voit comme un ami, elle ne fait pas attention à ce que je ressens pour elle. Je lui dirai, un jour. Peut-être quand on se quittera, à la fin du mois de décembre. Peut-être plus tôt si je n’arrive pas à me retenir.

Le ciel est noir, les étoiles brillent, et je viens m’allonger à côté de Suhua. Elle vient de commencer son deuxième paquet de bonbons, ce qui me fait sourire.

- Tu penses qu’on verra des étoiles filantes ? demande-t-elle.

- Peut-être. Ça m’étonnerait, mais qui sait.

- Si on en voit, il faut faire un vœu. Tu sais déjà ce que tu souhaiteras ?

Je n’ai même pas besoin de réfléchir. Je tourne la tête vers elle.

- Oui.

- Tu me le dis ?

- Non. Pas encore.

Suhua hoche la tête. Ça me frustre qu’elle ne comprenne pas que c’est elle que je veux, mais en même temps, il faut dire que je ne le montre pas tant que ça.

- Tu sais que… Au début, quand t’es venu me parler à la gare de Kyoto. Je ne pensais pas que tu étais comme ça. Enfin, tu avais l’air gentil… Mais un peu banal, superficiel. Je t’avoue que je te voyais un peu comme… bah, comme l’image qu’on se fait des gens riches… Je ne pensais pas que tu aimais jouer aux jeux vidéos, manger des bonbons, aller dans des aquariums et m’emmerder à longueur de journée.

Je souris dans la pénombre.

- En fait, c’est stupide, mais on a tendance à voir les gens riches comme des personnes différentes. Du style à passer leur journée sur un canapé hors de prix à boire du vin en écoutant de la musique classique tout en discutant d’une soirée VIP avec leurs potes riches. Alors qu’en fait… Tu es… normal. Tu es un homme de vingt-cinq ans. Tu ris, tu manges, tu joues aux jeux vidéos… Et je t’aime bien comme ça. Ça me rassure que les gens riches soient des personnes comme moi.

Mon rythme cardiaque s’accélère légèrement. Elle m’aime bien. Ok, elle n’est peut-être pas amoureuse de moi, mais l’entendre affirmer qu’elle m’apprécie… C’est agréable.

- Certaines personnes sont vraiment comme tu le décris, soufflé-je.

- Mais pas toi. Et c’est avec toi que je suis.

Si elle pouvait arrêter de me sortir des phrases comme ça, ce serait sympa. Je dois utiliser toute la volonté du monde pour ne pas lui balancer que je l’aime, là, maintenant, tout de suite.

Je me concentre sur les constellations et les bruits de la forêt. Suhua baille et je lui propose qu’on aille dormir. Elle accepte et nous rangeons nos affaires avant de rejoindre la tente pour notre dernière nuit sur le mont Iwawaki.

Sans prendre la peine de mettre nos pyjamas, nous nous allongeons dans nos futons collés, si bien que nous nous retrouvons aussi proches que sur la couverture, dehors. Je ne sais pas si je dois détester ou remercier mes valises de prendre autant de place.

Suhua s’endort rapidement et sa tête tombe sur mon épaule, elle pivote et son corps se presse contre le mien. Je ressens un petit coup de chaud, mais je ne bouge pas.

- Bonne nuit… soufflé-je, même si elle ne m’entend pas.

J’hésite un moment, le cœur battant. J’écoute la respiration calme de Suhua. Je mords mes lèvres. Puis je termine ma phrase :

- Je t’aime.

*Petits cristaux de sucre en forme d’étoiles

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