Chapitre 22 - Suhua

6 minutes de lecture

1er avril – 12 heures 16

Oshino Hakkai

J’ai lu sur Google que ce village était célèbre pour ses huit étangs d’eau pur alimentés par la fonte des neiges du mont Fuji. Le village est petit mais beau : il y a une vingtaine de maisons traditionnelles, un petit moulin, des ponts en bois et évidemment, le mont Fuji à seulement quelques kilomètres. Il y a des cerisiers qui ont déjà commencé à fleurir, et des pétales roses et blancs volent autour de nous.

Felix ouvre une maison à l’écart, avec un énorme jardin et un cerisier en plein milieu. Je pénètre à l’intérieur. Ça sent bon le parquet ciré et le bois de cèdre et le côté traditionnel de la maison est magnifique.

- Cette maison nous appartient, m’explique-t-il. Il n’y a pas beaucoup de réseau à Oshino Hakkai, mais c’est pas grave. Le village fait style « passé », tu vois. Il y a juste une petite épicerie.

La maison n’a pas d’étage, et il n’y a que deux chambres, en plus d’une petite cuisine-salle à manger, d’une salle de bain et d’un petit salon.

- C’est trop bien, dis-je.

Felix sourit et me montre ma chambre, une petite pièce avec un futon au sol et une étagère en bois, décorée de cadres représentant la nature.

- C’est la chambre de Karina, d’habitude. Les draps ont été lavés, ne t’en fais pas.

- Oh, ok.

Il me laisse déposer mes affaires et me changer si besoin. Je lui réponds que ce n’est pas nécessaire de se changer toutes les cinq heures. Il me dit que si. Je ris.

Felix fait coulisser la porte pour la fermer. J’ai l’impression d’être de retour dans sa villa de Kyoto, mais en beaucoup plus petit. Je pose ma valise à côté du futon et ouvre la fenêtre pour aérer un peu la pièce. Je m’approche des cadres pour les observer, puis je fouille dans les tiroirs de l’étagère. C’est impoli, intrusif, mais je ne peux pas me retenir.

Je tombe sur des photos du village mais à des saisons différentes, des carnets de voyages, des notes écrites en japonais… Il y a même un collier Cartier dont la chaîne est cassée. J’ouvre le deuxième tiroir et tombe sur un cadre avec une femme et deux enfants.

La photo est prise sur le mont Fuji, le soleil est haut dans le ciel dénué de nuages et brille très fort. La femme est debout, vêtue d’un short de randonnée et d’un t-shirt gris. Une casquette est vissée sur sa tête, et ses longs cheveux noir de jais lui arrivent sous la poitrine. Elle a les bras passés autour des épaules de deux enfants, une fille et un garçon.

La fille est le portrait craché de la femme, mais en plus jeune. Elle a l’air d’avoir environ douze ans. Ses jambes sont fines comme des aiguilles, ses cheveux noirs attachés en une queue de cheval. Elle sourit et fait un « V » avec l’index et le majeur de sa main droite.

Le garçon fait plus jeune. Il a des cheveux noirs qui lui arrivent au menton et s’accroche à la jambe de la femme comme si sa vie en dépendait. Il doit avoir moins de dix ans.

J’observe la photo et cherche s’il n’y a pas des indications. Derrière, il est inscrit la date du vingt-deux juillet.

La porte coulisse et je n’ai pas le temps de cacher la photo. Felix baisse les yeux vers elle et vient s’asseoir à côté de moi, sans un mot. Il tend la main et je pose le cadre dessus.

- C’est Karina, dit-il en désignant l’adolescente. Elle avait douze ans. Ça, c’est moi. J’en avais sept, je n’avais pas encore demandé à décolorer mes cheveux pour faire plaisir à ma mère, donc ils sont encore noirs.

Il montre ensuite la femme.

- Et ça, c’est ma mère. Elle est morte trois ans plus tard, à l’âge de trente-sept ans.

- C’est ton père qui a pris la photo ?

Felix fixe le cliché avant de hocher la tête.

- Oui. Je me rappelle de cette journée. J’avais faim, chaud, je ne voulais pas aller sur le mont Fuji. Ma mère m’avait forcé à venir pour se créer des souvenirs. Au final, c’était sympa. Karina m’avait même dit qu’elle m’achèterait une glace en redescendant.

- Au citron, je suppose.

Felix sourit tristement, ses yeux ne quittant pas la photo.

- Oui.

Je ne sais pas quoi lui répondre. J’ai peur de dire une bêtise et de le blesser ou de lui rappeler des mauvais souvenirs.

Felix semble percevoir mon doute. Il me lance un regard qui se veut rassurant.

- Tu sais, je vais bien. Ça fait quinze ans qu’elle est morte, alors… J’ai fait mon deuil depuis longtemps. Y repenser me rend heureux. Évidemment, je ne vais pas sauter de joie, ma mère est quand même morte. Mais quand je me remémore nos souvenirs… je suis content.

- Felix…

Il me tend la photo pour que je la repose.

- Je te dis que ça va, répond-il en ébouriffant mes cheveux.

Mon ami se met debout, les mains dans les poches.

- On ne peut pas visiter le mont Fuji en avril, mais je tenais à venir à Oshino Hakkai pour la floraison des cerisiers. Tu ne m’en veux pas ?

- Non, t’inquiète. C’est cool, d’être ici. J’aime bien me perdre dans la nature.

- Tant mieux, alors. Demain, on ira voir les lacs.

Felix m’indique que nous allons faire les courses à l’épicerie. Je le rejoins et nous traversons quelques rues du village pour nous y rendre. Il y a plein de fleurs sauvages autour de nous, les chemins sont abîmés, j’ai vraiment l’impression d’être de retour dans le passé. Et puis, la vue sur le mont Fuji est incroyable.

Nous entrons dans la petite épicerie et commençons nos achats. Felix fait le plein de nouilles tandis que je regarde les assaisonnements.

- Eh, regarde.

Je tourne la tête vers mon ami. Il me désigne un coin de la pièce. Une petite araignée tisse sa toile.

- Une cousine de Gipsy. Elle nous a retrouvé et va venir venger son amie.

Je souris et lève les yeux au ciel tout en attrapant une bouteille de sauce teriyaki.

- Tu aimes le saumon ? demande Felix.

- Ben, évidemment.

- Tu le préfères cru ou cuit ?

- Cru.

- C’est bien. Tu as de bons goûts.

Il prend des paquets du poisson en question et les empile sur son bras.

Nous rentrons ensuite à la maison pour préparer à manger. Je lave et découpe des poivrons pendant que Felix coupe des petits cubes de saumon cru.

- Je les fais à la sauce soja ou avec du citron et du persil ?

- Sauce soja. Contrairement à toi, je n’aime pas le citron.

Il hausse les épaules mais attrape la sauce soja sucrée pour assaisonner le poisson. Je lave ensuite du riz à sushi et le fais cuire. Je prépare du vinaigre de riz mélangé à du sucre pour aller sur le riz.

- Tu cuisines souvent ? demandé-je en égouttant le riz.

- Oui. C’est important de savoir cuisiner et d’avoir une bonne alimentation. Et toi ?

- Je sais faire des pâtes, du riz et des crêpes. Et couper des légumes. Mes compétences s’arrêtent là.

- Mais ta mère gère un resto. Elle t’a jamais appris ?

Je secoue la tête tout en mélangeant le vinaigre au riz.

- Non. Je faisais des gâteaux avec elle quand j’étais petite, à la limite. J’ai déjà fait des crêpes de sarrasin, après tout, je suis née en Bretagne.

- Et des plats taïwanais ?

- Non. Je n’y arrive pas. Je fais pleins de trucs en même temps, c’est toujours le bordel dans la cuisine, une fois sur deux j’oublie de faire cuire un truc donc je prends du retard et le plat est froid… Bref.

Felix sourit.

- Tu vois que toi aussi, t’es bordélique.

- Moins que toi, quand même.

Nous nous attablons sur la petite table basse. Felix plante ses baguettes dans le riz pour en saisir et son expression se décompose quand il le met en bouche. Si je n’étais pas responsable de ce riz, je me serais déjà mise à rire.

- Suhua, t’as un peu abusé sur le vinaigre.

Je goûte. En effet. Ça pique à la fois la gorge et la langue, c’est tellement désagréable que je bois un verre d’eau entier après.

- Je rate toujours ce que je cuisine.

- Comment ça ?

- Laisse-moi te raconter une petite anecdote. Parce que ça m’arrive à chaque fois que je cuisine. J’ai fait un gâteau sans farine, j’ai confondu le sel et le sucre, les épices à couscous et la cannelle… Bref, n’importe quoi. Mais là, c’est du haut niveau de n’importe quoi.

Felix repose ses baguettes et me fixe dans les yeux.

- Je t’écoute.

- Oh, wow, t’es très sérieux.

- Je ne sais quasiment rien de toi. Enfin, par rapport à ton enfance. Donc je suis attentif à chaque chose que tu me dis.

- Ok, ok…

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