Chapitre 23 - Suhua

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Avant

Rochefort-en-Terre

Aujourd’hui, nous sommes le vingt-trois mai. Il y a une grève et je ne vais pas au collège, ce qui va me permettre d’organiser l’anniversaire de ma mère. J’ai prévu des décorations, des cadeaux, et un gâteau. J’ai fait un schéma du gâteau que j’imagine. Un gâteau trois étages, style mariage. La base aux pépites de chocolat, le milieu à la vanille avec du Nutella et le troisième à l’amande. J’ai acheté des meringues pour décorer, et je ferai un glaçage rose. Et pour lier les parties entre elles, je compte mettre du caramel.

Je fais un gâteau au yaourt en doublant les quantités, et je sépare dans trois saladiers. Je fais cuire ma base aux pépites de chocolat. Après vingt-cinq minutes de cuisson, le gâteau est beau, doré, gonflé.

Je mets au four ma deuxième pâte, celle que je dois ouvrir en deux pour mettre du chocolat. Lorsque je la sors, elle est plate. Je souffle. Je ne vais pas pouvoir l’ouvrir comme je le voulais.

Le pire, je crois que c’est la pâte à l’amande. Elle est bonne, mais elle est minuscule et très haute. J’empile les différentes parties histoire de voir le rendu. Résultat ? C’est dégueulasse, on dirait que c’est fait par une enfant de trois ans.

J’ouvre le frigo et cherche le caramel. Je pousse les Tupperware de restes, les fromages, le lait, le beurre, la viande… Rien à faire, le caramel est introuvable. J’observe la porte du frigo et repère du sirop d’érable.

Bon, ça le fera, non ? C’est pareil : c’est bon, sucré, et ça colle.

Je monte le gâteau et le cache dans le four. J’attrape un bol pour préparer le glaçage. Sauf que je ne sais plus du tout comment on fait.

Du sucre et du lait, je crois.

Je mélange donc trente grammes de sucre blanc avec une quantité de lait versée au hasard. C’est beaucoup trop liquide. J’essaye de l’appliquer sur le dessus du gâteau et je réalise trop tard que j’ai oublié de le colorer en rose. Tant pis.

Le glaçage glisse et coule sur le gâteau, et il est tellement liquide et peu épais qu’on voit à travers. J’attrape mon portable et cherche sur Internet comment faire un glaçage, persuadée que j’ai utilisé les bons ingrédients.

Cinq sites de cuisines me disent qu’il fallait du sucre glace, et pas du sucre en poudre. J’ai envie de pleurer, mais je ne me décourage pas. Mon gâteau est moche, le glaçage est raté, mais peut-être que ça sera bon.

Je m’attaque à la décoration de la maison, qui est une réussite. J’ai accroché une banderole avec écrit « BON ANNIVERSAIRE MAMAN » en mandarin. J’ai passé l’après-midi à faire le ménage et j’ai diffusé des huiles essentielles, alors la maison sent un mélange du nettoyant pour le sol au citron et de l’huile essentiel de patchouli. J’ai fait l’effort de vider le lave-vaisselle et de faire la vaisselle de ce qui n’a pas été lavé, même si j’avais la flemme. J’ai gonflé des ballons et je suis montée sur un escabeau pour les attacher au plafond.

Quant aux cadeaux, je suis allée dans une petite boutique artisanale du village pour acheter un carnet de dessin de poche avec sur la couverture la grande vague de Kanagawa par Hokusaï. J’ai fait un emballage avec du papier et j’ai mis dans une vieille boîte à chaussures avec un sachet de ses bonbons préférés, une tasse et un livre de recettes asiatiques.

J’ai un appel de Suhui. Il m’indique qu’il n’avait que deux profs présents aujourd’hui et qu’il quitte le lycée. Il a seize ans, j’en ai treize. Je lui explique tout ce que j’ai préparé, je mentionne mon gâteau raté.

- On va pouvoir le rattraper, non ?

- Je sais pas.

- Déprime pas, Suhua. On va le rattraper.

Je suis contente que mon grand frère accepte de prendre les choses en main et de rattraper mes conneries. Son lycée est à trente minutes d’ici, alors en attendant je regarde un épisode de Love 020, un drama chinois qu’il y a sur Netflix. Bon, il me restera quinze minutes à regarder plus tard, mais ce n’est pas grave.

Quand mon frère ouvre la porte, j’éteins la télé et avance vers lui. Il ébouriffe mes cheveux.

- Coucou, p’tite sœur. Alors, il est où ce gâteau ?

Suhui retire ses chaussures et pose son sac par terre. Il entre dans la cuisine et éclate de rire. Je le frappe à l’épaule.

- Te moque pas. J’ai eu envie de pleurer.

- T’aurais dû appeler Lia. Elle est forte en pâtisserie.

- Non, j’allais pas appeler ta copine pour faire le gâteau de notre mère. Je voulais me débrouiller.

Suhui rit et observe la gâteau.

- Bon, on va sauver ce truc. Et ta réputation, au passage.

- Oh, tout le monde sait que je suis nulle en cuisine.

Je tire une des chaises qui se trouvent sous le comptoir de la cuisine et m’assois, les jambes croisées.

- J’aurais dû en acheter un tout fait à la pâtisserie.

J’imaginais une belle pièce montée comme dans les films, et on se retrouve avec une base énorme, un milieu tout plat et le haut minuscule mais hyper gonflé.

- On dirait une pyramide construite par un enfant sous acide.

Je croise les bras.

- Merci pour le soutien.

Suhui prend mon gâteau en photo et l’envoie à sa copine.

- Ah, génial, tu envoies des photos à ta petite amie comme ça elle pourra bien se moquer de moi.

- Eh. J’ai demandé à Lia comment le rattraper, alors arrête de te plaindre.

- Maman va rentrer du travail d’une minute à l’autre. Il est trop tard.

Honnêtement, j’aurais aimé que mon père soit là pour nous aider à rattraper. Sauf qu’il est à Taïwan depuis cinq ans et qu’il n’est jamais revenu.

Notre mère est cuisinière dans un restaurant d’une ville d’à côté et elle aimerait en ouvrir un. Notre père a dit qu’il viendrait peut-être à l’ouverture, mais que rien n’était sûr.

Comme pour appuyer mes dires, j’entends la porte de la voiture claquer. Je croise le regard de Suhui, grave. Il me dit de cacher le gâteau dans le micro-ondes et court ranger son sac à l’étage, dans sa chambre.

La porte s’ouvre sur ma mère. Je frotte ma jupe noire qui est pleine de farine et me mets devant le micro-onde. Maman a l’air fatiguée. Elle pose son sac et attache ses cheveux avant de se laisser tomber dans le canapé.

- Bon anniversaire, Maman.

Elle se tourne vers moi et hoche la tête, puis attrape son portable.

- Suhua, j’ai oublié d’aller acheter un gâteau, tu peux y aller ?

- Pas besoin, grimacé-je. J’en ai fait un.

Je vois l’hésitation passer rapidement sur son visage.

- Ah… Ok.

Suhui réapparaît, dévalant l’escalier. Il tend à notre mère un papier cadeau.

- Je t’ai acheté un livre. J’espère qu’il te plaira.

- Merci, Suhui.

Maman lui sourit et déballe le cadeau.

J’ai toujours su qu’il était son préférée. C’est l’aîné, il a de bonnes notes à l’école, et lui ne veut pas devenir acteur. Il aimerait aller à Central Supélec, l’école d’ingénieur.

Je m’assois dans le canapé et attrape mon portable. J’envoie des messages à Jade, ma meilleure amie. Elle me rassure en me disant que c’est parce que ma mère est fatiguée qu’elle n’a pas remarqué la propreté et la décoration de la maison.

Le soir, nous mangeons des nouilles chinoises que Suhui est allé chercher. J’offre mes cadeaux à ma mère et elle les accepte gentiment, les yeux vides.

Je sors le gâteau raté du micro-ondes et le pose sur la table. Lorsque je le coupe, il s’effondre.

Comme ta vie, s’amuse à dire la voix de ma conscience avec un ton mesquin.

Ma mère soupire face au carnage et nettoie les miettes. Cette fois, je ne retiens pas mes larmes. J’éclate en sanglots et je pars dans m’enfermer dans ma chambre, à côté de celle de Suhui.

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