Chapitre 30 - Suhua
Avant
Rochefort-en-Terre
Je rentre de l’école primaire, mon cartable plein de mes cahiers de CE2. Aujourd’hui était le dernier jour, il faisait super chaud. Je sors de la poche de mon short rose fluo les clés de la maison, ornée d’un porte-clé licorne. La maison est déjà ouverte, alors j’entre. Je retire mes sandales et pose mon sac princesse sur le sol. Papa est dans le salon, en train de fourrer ses vêtements dans une énorme valise verte foncée.
- Papa !
Je me rue dans ses bras. Il se tourne vers moi et ébouriffe mes cheveux.
- Coucou, Suhua.
- On part en vacances ? Pourquoi tu fais la valise ? On va où, dis, dis ? Il fait trooooooop chaud dehors, alors dis-moi qu’on va à la mer. Ma maîtresse, elle est y allée.
- Elle y est allée, corrige-t-il en se levant. Et non, on ne part pas en vacances.
- Tu fais une surprise en vacances ? Tu me laisses toute seule avec Suhui ? Tu vas oùùùùùùùùù, Papa ?
Je m’accroche à sa jambe en riant.
- Je pars, Suhua. Là d’où je viens.
- Tu retournes dans le ventre de Mamie ? gloussé-je.
Papa sourit tristement.
- Non, je pars à Taipei.
Je ne comprends pas. Je sais qu’on n’est pas censés avoir de parents préférés, mais pourtant je préfère mon père. C’est mon Papa. C’est le plus fort, le plus beau, le plus gentil, le plus rigolo, le plus intelligent.
Et puis, Maman préfère Suhui, alors moi je préfère Papa.
- Pourquoi ? Pendant combien de temps ?
Papa soupire et passe une main dans ses cheveux noirs.
- Il fait trop gris en Bretagne. Et… Je ne m’épanouis plus.
- Comme une plante. Les plantes aussi, elles aiment le soleil.
Étonné, il hausse un sourcil. Je pose mes mains sur mes hanches.
- Tu ne me crois pas ? C’est la maîtresse qui l’a dit.
- Si, si. Je te crois… Oui… Un peu comme une plante. Je suis un arbre qui a besoin de soleil, tu vois.
- J’ai une idée.
Je cours dans ma chambre et découpe rapidement un rond dans du papier jaune. Je dessine un grand sourire et je le tends à mon Papa.
- Pour pas que tu partes, je t’amène le soleil ici.
- Désolée, ma Suhua.
Il repousse le papier et attrape sa valise.
- Tu diras à ta maman que je l’ai aimé.
- Et Suhui ?
- Tu lui diras que c’était mon petit préféré.
Quoi ?
La porte claque derrière mon père. Je m’effondre au sol. Mes parents préfèrent tous les deux Suhui. Pourquoi ? Même mon Papa d’amour, il préfère mon frère. Je déteste Suhui.
Quand Maman rentre, elle me demande où est Papa.
- Euh, à Taipei. Je crois.
- Quoi ?
- Il m’a dit qu’il retournait de là où il venait, et qu’il t’avait aimé.
Je ne dis pas ce qu’il a dit de Suhui. Je vais le garder rien que pour moi pour toujours.
La mine de ma mère s’assombrit.
- Tu sais, Suhua… Plus tard, il faudra que tu fasses attention. Quand tu tomberas amoureuse d’un garçon, même s’il est gentil au début… Ils finissent tous par partir.
Je me mets à pleurer. Moi, je ne veux pas que mon amoureux parte plus tard. Je veux rencontrer un garçon, et tomber amoureuse de lui et ne plus jamais partir.
Je veux ma fin heureuse. Je veux « et ils vécurent heureux », comme les princesses des contes de fées.
Je le dis à Maman, et elle claque la langue.
- Suhua, réveille-toi. C’est la vraie vie, ici.
Mais pourquoi ? Pourquoi ce n’est possible que dans les livres ? Pourquoi il n’y a que les princesses qui ont le droit d’être aimées ?
Je pars dans ma chambre, tirant mon cartable derrière moi.
Ce n’est pas juste. Ce n’est pas possible.
Pourtant c’est la réalité : je viens de le voir.
Si c’est vraiment ça, l’amour, je ne veux avoir affaire à lui.

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